« Est-ce que ceci est une plainte ? Point. Et de quel droit la plainte ? » (Victor Hugo). Un texte de Soumya Ammar Khodja.
Alger menaçante, Alger dangereuse. Des hommes et des femmes tombent. L’histoire bascule. Des Français sont assassinés dans l’exercice de leur fonction et les portes des ambassades se referment.
Elle n’aime pas se souvenir de cette impression qu’elle avait eue de manquer d’air, elle asthmatique, de se retrouver piégée, toutes issues bouclées, abandonnée du monde entier
Enfin, elle obtient son visa. Une association de femmes de Marseille lui fait parvenir une invitation, soutenue par le maire de l’époque. Première a obtenir le visa, elle part seule. Sans Lui. Sans Les enfants. Procéder étape par étape. Pas le choix.
Elle part et Hosni, un chanteur raï, tombe sous les balles des terroristes. Jamais, elle n’oubliera. Les oreilles pleines du chant : Ils ont dit que Hosni est mort.
Elle se retrouve d’abord à Marseille. Intérieurement hagarde car il faut faire bonne figure. Plus de pays, plus de travail. Le plus étrange, le plus insupportable : se retrouver dans la dépendance des autres. Ils l’invitent chez eux. Elle crève d’inquiétude pour lui, les enfants restés là-bas. Auront-ils leurs visas ? Mais les gens ne savent pas. Ils sont de l’autre côté de la barrière, du côté de la quiétude et de l’insouciance. Comment leur en vouloir ? Ils parlent de vacances, des travaux de la piscine, du poisson rouge mort d’indigestion, des tics du chat et elle fait semblant de s’intéresser à leur conversation. L’angoisse, qui occupe tous les recoins de son corps, se love dans son estomac, la fait transpirer. Elle demande à sortir. Elle sort, vomit contre un arbre.
Ensuite à Besançon. Ils se rejoignent. Il a pu enfin venir et travailler à l’Université grâce à l’attention solidaire exprimée aux intellectuels et démocrates algériens, cible de choix des terroristes islamistes. Ensemble, ils attendent les enfants qui n’ont pas eu de visas avec leur père. Elle frappe à toutes les portes. On lui aurait dit : « Mange du verre pilé et tes enfants viendront », elle l’aurait fait. Parfois, le désespoir la submerge, la rend injuste avec lui, le père de ses enfants, comme si lui-même ne souffrait pas : « Je veux mes enfants ! », lui crie-t-elle… et elle cogne de ses poings le mur.
Maillon après maillon, la chaine de la solidarité se tisse et les portes s’ouvrent. Les enfants sont arrivés le mois d’avril, cadeau de Pâques ! Les cloches carillonnent ! Merci, merci merci !
Elle a eu quarante ans la première année de son démantèlement. Quarante ans avec des troubles dits de ménopause : palpitations, angoisse, transpiration, survenant inopinément, en pleine rue.
Un jour, elle se retrouve seule dans l’appartement. Elle reste couchée toute la journée et pleure de façon quasi continue. Elle ne pleure pas sur elle-même mais sur l’Algérie et tous ceux qui sont morts : Tahar, Yasmine, Katia, Kader, Raymond… Écrivains. Poètes. Journalistes. Enseignants. Médecins… Liste infinie. Vide jamais comblé.
Elle a horreur du mot réfugié. Comment expliquer ? Comment se défendre, se protéger de la curiosité débridée pour le désastre ? Des personnes qui l’invitent à déjeuner, à dîner et la martèlent de questions, au risque de la faire avaler de travers ? : « Pourquoi tant de sang en Algérie ? Pourquoi l’égorgement ? Pourquoi les femmes se voilent ? N’est-ce pas le Pouvoir qui est derrière tous ces assassinats ? Quel est l’avenir de l’Algérie ? Et que va devenir ce pays si tout le monde s’en va ? Et vous combien de temps allez-vous rester ? » Elle se souvient encore, avec reconnaissance, de la réaction d’un homme qui s’était emporté contre sa propre femme, lors d’une soirée. Celle-ci l’avait harcelée pendant l’apéro et avait continué à table : « Mais laisse-la tranquille ! Tu ne crois pas que, de temps à autre, elle ait envie qu’on lui parle d’autre chose ! »
Sollicitée par des associations et des partis politiques, elle va dans plusieurs villes de France. Informe, discute, répond comme elle peut à un public attentif pour lequel « l’Algérie parle ». Les nouvelles des assassinats ne s’arrêtent pas, l’atteignent. L’inquiétude pour les siens est constante. Une seconde nature.
Alors de grâce, parlez-lui d’autre chose… Permettez-lui d’oublier un peu. Et si vraiment vous vouliez savoir, si vous vouliez l’aider, approchez-la dans la douceur et la distance et ne vous croyez pas tout permis avec vos questions qui la fouillent tel un bec d’oiseau de proie. Toutes les questions n’ont pas de réponse. Comprenez. Le pays blessé, les amis assassinés, le travail perdu, la mère quittée… Ce sont des souffrances qui ont déboulé sur elle. Les mots lui manquent pour en parler.
Les années passent. Quelque chose en elle se calme sans être consolé. C’est ainsi. Des regards l’accueillent, des visages lui deviennent chers. Elle apprivoise la ville. D’abord, elle n’oublie pas qu’elle est le lieu de naissance de Victor Hugo. Tenant Les Misérables pour la quintessence de toute production romanesque, son père le lui avait offert à sa treizième année. Elle l’a encore, en deux tomes, éditions Garnier Frères, 1963, illustré, couverture en tissu bleu. Intact. Seul le titre a perdu quelques lettres. Par ce biais-là, elle se plaît à penser que l’esprit de son père est quelque part à Besançon, ville sise à l’est de la France ; lui, né là-bas, à Constantine, ville sise à l’est de l’Algérie.
(Victor Hugo qui avait écrit que l’exil est « le pays sévère » où « tout est renversé, inhabitable, démoli et gisant »).
Le territoire de la langue française est sien. Elle y circule librement. Pas de frontières ni de papiers à exhiber. Elle ne comprend pas qu’on puisse dire « notre langue ». Ce sentiment de possession et la fierté qui l’accompagne, la fierté des origines, de l’identité lui sont inconnus. On lui a dit que c’est le propre des déracinés. Ah bon ? Grand bien fasse aux enracinés ! Poussière est le final commun.
Au bout de quelques années, elle et lui décident d’adopter la nationalité française. Certains de leurs amis français s’en étonnent. Quand on vient d’un pays qui a été colonisé par la France pendant cent trente deux ans, quand on lui a fait la guerre pour cause d’indépendance, presque huit années de suite, on reste algérien, on ne devient pas français ! Ils ne le disent pas aussi brutalement, ils sont polis. Elle et lui expliquent qu’ils n’ont aucun problème à être aussi français. « Leur » France, c’est la France des Lumières, de la Commune…
Ils sont convoqués par la Préfecture, service des naturalisations. Elle téléphone pour savoir si des amis peuvent, en ce jour solennel, les accompagner. Mais la voix qui réagit à l’autre bout du fil ne l’y encourage pas. Elle aurait voulu au moins que la doyenne en âge de ses amis bisontins fût présente à leurs côtés. Mais l’heure n’est pas à celle des symboles. La préfecture est en travaux.
Elle s’est vêtue d’une jolie robe, a mis des escarpins qui lui tordent les chevilles. Une bouteille de champagne les attend au frais. À leur retour, elle et lui fêteront, en tête à tête l’événement.
Ils arrivent. Ils ne sont pas les seuls. Une douzaine, peut-être. Une préposée à l’accueil les dirige vers une salle. Après quelques minutes, un jeune fonctionnaire ouvre la porte, se place en face d’eux, sourit, et commence son allocution par ces mots : « Bienvenue en France, votre pays. »
Soumya Ammar Khodja, Besançon, septembre-octobre 2008.
Constantine, Algérie
Besançon, France