M. Kimlay est arrivé à Besançon en provenance du Cambodge en 1981. Médecin dans son pays d’origine, il se retrouve infirmier en France.
Depuis quand êtes vous arrivé en France ?Je suis arrivé en France comme réfugié politique avec mon épouse et mes filles le 3 mars 1981.
Pourquoi ?
Ceci est une longue histoire. En résumé, si vous le permettez j’y reviendrai en détail. Donc voici les raisons.
J’ai vécu sous les régimes Khmer rouge qui a fait entre 1 million 800 000 et 2 millions de morts. Régime communiste.
Nous avons fui devant l’invasion de l’armée vietnamienne
Dans le camp de réfugiés de Khao I Dang, nous avons opté pour la France car nous y avions de la famille et c’était l’occasion d’accomplir le rêve de tout Cambodgien : aller en Europe occidentale à cause de la liberté, la justice, et le régime social.
À Besançon j’ai logé provisoirement dans le mini foyer de l’AFCAR dirigé par le père Gilles, celui-ci étant absent dans les camps de Thaïlande.
Pourriez-vous me donner votre biographie afin de mieux vous situer ?
Je suis originaire d’une petit village du Cambodge, de parents paysans qui vivent de la culture du riz. Autrefois, il n’y avait pas d’école et mon père m’a envoyé apprendre dans une pagode à 15–20 kilomètres de mon village à l’âge de cinq ans, avec les bonzes qui avaient le savoir. En apprenant à lire et à écrire, j’appris la vertu bouddhiste.
Comme il fallait augmenter le niveau du savoir et des études au bout de deux ou trois ans les bonzes construisirent une école laïque c’est-à-dire indépendante de la religion.
Je suis entré en classe enfantine, l’équivalent de l’école primaire, et c’est à cette date qu’on m’a fait un acte de naissance. C’est mon maître qui a fixé la date le 1er janvier 1943 d’une manière artificielle, date facile à retenir. En réalité, il a dû me rajeunir de deux ou trois ans.
Puis je suis allé à l’école moyenne et supérieure dans la ville voisine à Kompong Speu.
Cette école était une école construite par les Français dans une caserne. Elle était belle. Je me souviens des défilés du 14-Juillet avec les soldats français et cambodgiens.
J’ai terminé mes classes dans cette école en recevant le prix d’excellence décerné par la reine.
Au collège construit à Kompong Speu, j’étais parmi les meilleurs, et c’est ainsi que j’ai été choisi pour aller visiter Angkor une année et au bord de la mer une autre fois. En classe de quatrième, j’ai eu une correspondante résidant à Maubeuge suite à un jumelage fait par notre professeur français
Pour terminer mes études j’ai été envoyé à Phnom Penh mais n’ayant pas de parents j’ai logé dans une pagode avec les bonzes puis j’ai été interne au lycée par la suite.
J’ai passé un concours pour aller à la faculté de médecine où je suis resté cinq ans.. J’en suis sorti comme médecin en 1968 et envoyé dans la province de Kho Khong.
En 1970, avec la création de la république, nous sommes entrés dans le cycle infernal de la guerre. J’ai été convoqué pour être médecin militaire pendant une année, et après je suis redevenu médecin civil de 1972 à 1975 ; j’ai exercé à Kompong Speu comme responsable médical de la Province.
Le 17 avril 1975, jour fatidique, nous sommes entrés dans le régime de terreur des Khmers rouges.
Je sais que c’est douloureux de raviver des souvenirs pour vous, mais pourriez-vous parler de cette période ?
Le 17 avril 1975, lors de l’entrée des Khmers rouges à Phnom Penh, je travaillais à l’hôpital de Phnom Penh et mon épouse venait d’être opérée. Les soldats nous ont ordonné de rester à l’hôpital. Toutes les rues étaient noires de monde, c’était le début de la déportation. Peu de temps après, les malades ont été évacués par camion, sauf ma femme car j’étais médecin. Pendant cette semaine, j’ai remarqué que les camions qui étaient chargés d’évacuer les malades partaient et revenaient à vide au bout de cinq minutes. Je me posais des questions sur la rapidité de cette rotation. Où les mettaient-ils ?
Au bout d’une semaine vint notre tour d’être évacués. Entre-temps nous avons essayé de retourner à la maison pour savoir ce que devenaient nos filles, mais ce fut impossible. Mon père, qui était venu à l’hôpital pour visiter mon épouse, ne put repartir. Il est resté avec nous.
À vingt kilomètres de la capitale, on nous a débarqués sur la route en nous disant de nous débrouiller chacun pour soi. Nous nous sommes mis à l’abri dans une tranchée le long de la route. J’ai cherché des branchages pour faire une espèce de cabane pour être à l’abri du soleil. J’ai rencontré des malades qui avaient pu sortir de la fosse commune où ils avaient été jetés plusieurs jours avant. Ils avaient le ventre ouvert. Les jours suivants l' »Angkar » c’est à dire l’organisation suprême anonyme, nous a obligés à travailler
Au début, j’ai été gardien d’un champ de légumes, puis j’ai travaillé dur à la rizière, et peu à peu je n’ai plus parlé de mon ancienne profession, c’était trop dangereux car ils éliminaient tous les intellectuels. Le travail variait tous les trois mois en changeant de régime de travail. Au bout d’une année, j’ai commencé à dépérir. je n’avançais plus que sur les genoux. On m’a mis dans un hôpital qui en fait était un mouroir : ceux qui y entraient ne ressortaient que morts. Je ne sais pas comment j’ai pu tenir.
Par la suite, des rumeurs nous sont parvenues selon lesquelles les Vietnamiens attaquaient le Cambodge, puis nous avons entendu le bruit du canon. Les Khmers rouges nous ont poussés vers la frontière de Thaïlande. Je me suis arrêté à Battambang. Mon neveu ayant su par les camionneurs que j’étais à Battambang, je lui ai demandé d’aller chez nous et d’écrire sur le mur que nous étions à Battambang au cas où mes filles et ma belle-mère reviendraient – si elles étaient vivantes ? Ce qu’il fit et quelques semaines plus tard nous nous sommes tous retrouvés. Sauf la dernière qui était morte fautes de soin.
Nous avons décidé de partir pour la frontière de Thaïlande, et après être restés au camp de résistants 007 sous la direction de Son San, nous sommes enfin arrivés à Khao I Dang en payant des passeurs. Là, c’était un camp officiel dirigé par le UNHCR et nous étions considérés comme réfugiés avec une immatriculation KD. Après, dans un premier temps, nous avons été sélectionnés par les États-Unis et six mois après, parce que nous avions un beau-frère à Besançon, nous avons été sélectionnés par la France et dirigés vers les camps de transit de Chonburi et la prison de Suam Phlu à Bangkok avant de prendre l’avion pour Roissy.
Mon Dieu quelle aventure, vous deveniez enfin libre. Pourriez vous me donner quelques détails sur votre première installation en France ?C’est à Herblay que la Croix Rouge nous a dirigés en premier lieu pour des examens médicaux et les premiers documents administratifs, puis au bout d’une semaine nous avons été dirigés en car, avec un crochet par Strasbourg, sur Besançon où mon beau-frère nous attendait, et nous avons été hébergés dans le mini-foyer 18 rue des Flandres, tenu par le père Gilles avec son association l’AFCAR. Le père Gilles était absent, en mission en Thaïlande à cette époque. Nous y sommes restés deux semaines avec une autre famille.
Quelle impression vous a fait la France à cette époque ?Tout était triste, on était au mois de mars, pas de feuilles aux arbres, nous qui débarquions d’un pays verdoyant toute l’année. Les rues étaient vides, des autos, oui, mais pas de personnes à pied.
Oui, je comprends votre impression c’est celle que j’ai lorsque je reviens d’Asie, des camps ou du Cambodge. Et après parlez-moi de votre insertion, pour vous qui étiez francophone, cela a dû être relativement facile car il n’y avait pas la barrière de la langue pour vous ?À son retour des camps de Thaïlande, le père Gilles nous a emmenés à Paris au ministère de la Santé pour faire régulariser nos diplômes, pour moi de médecin et pour mon épouse celui de sage-femme. Étant trop âgé pour refaire ne serait-ce qu’une année d’étude de médecine, j’ai obtenu le diplôme IDE comme infirmier, et c’est le père Gilles qui m’a fait connaître mademoiselle Devaux et entrer à l’hôpital comme infirmier et mon épouse comme aide-soignante à la maternité.
Votre intégration?
Elle a été dure. Premièrement, j’ai été déclassé professionnellement, même si j’étais francophone. Certains jours, j’étais découragé et je voulais repartir. J’avais de la difficulté à subir la pression des supérieurs au travail. Naturellement pour travailler à l’hôpital, j’ai dû demander la nationalité française très rapidement. Après avoir construit une maison à Miserey, je l’ai vendue au cours d’une période de dépression et j’ai acheté un appartement en ville à Besançon.
Êtes vous retourné dans votre pays ?
Oui, par trois fois, pour retrouver les membres de ma famille encore vivants.
Ici, vous occupez-vous de la communauté cambodgienne ?
Oui, au sein de l’association des Cambodgiens pour préparer les fêtes du Nouvel An, la fête des morts, sur le plan culturel mes filles sont devenues danseuses cambodgiennes pour animer les fêtes et ce groupe était très apprécié même en dehors de la ville et de la région. J’ai participé aussi à la mise en place d’une radio cambodgienne très écoutée dans la communauté et même par des Français (radio bilingue)
Et vos enfants ?
Elles sont complétement intégrées et deviennent comme les Français. Elles ont deux cultures, l’une cambodgienne (par la famille) et l’autre française (par l’école). Nous restons toujours bouddhistes et réagissons souvent en Cambodgiens, et maintenant nous entrons dans le troisième âge, avec de nouvelles responsabilités. Mais je m’intéresse de très près à la politique du Cambodge.
Les propos de M. Kimlay ont été recueillis par le père Gilles, de l’AFCAR.
Kampong Speu Province, Cambodge
Besançon, France