De Pologne, d’Italie, d’Espagne : Moncley terre accueillante

A son échelle, Moncley participa au grand mouvement national qui vit la France accueillir entre 1921 et 1931 au moins 1,2 million d’étrangers.


En 1931, les étrangers les plus nombreux en France étaient les Italiens (808 000), les Polonais (507 000), les Espagnols (351 900), les Belges (253 000), les Suisses (98 500). En Franche-Comté, pendant la décennie 1921-31, le nombre des étrangers passait de 25 910 à 50 636. (33).

Le hasard a fait d’un village de 200 habitants, Moncley, dans le domaine de l’immigration de ces années-là, un reflet étonnamment fidèle de ce qui se passait dans l’ensemble du pays. Et l’observateur, même s’il se méfie des tableaux poussés au rose, doit constater avec plaisir que les choses se passèrent bien.

a. Josef Leszczynski naquit le 13 février 1907 à Huta Lubycka, petit village de Galicie orientale. Cette province, très pauvre, faisait partie de l’empire austro-hongrois (34), et les autorités encourageaient dès avant 1914 l’émigration (35).

A Moncley, Gustave Poète, l’un des deux fermiers du château, cultive une trentaine d’hectares. Il a deux filles. Il a besoin d’un commis. Il a su qu’on pouvait facilement faire venir des hommes de Pologne, un pays allié de la France et catholique avec lequel un accord organisant l’immigration a été signé. Il a adressé à la SGI une demande pour obtenir un salarié agricole polonais. (36)

Août 1926 : Josef a gagné Myslowice en Silésie polonaise, où on l’a fait choisir entre l’industrie (en fait les mines) et l’agriculture. De là partent les trains vers l’Ouest, qui traversent l’Allemagne et gagnent Toul, centre de tri pour les centaines de milliers d’immigrés d’Europe de l’Est, essentiellement polonais. C’est là qu’on l’affecte à Moncley, chez Poète.

7 août, gare Viotte de Besançon : Gustave Poète attend son homme. Le voilà : « Il est tout maigre, qu’est-ce que je vais en faire? ». En plus, l’homme ne parle pas un mot de français. Gustave se dit : « Ah ben non, je ne parlerai pas polonais. Tu viens en France, c’est à toi de parler le français! ».(37)

Joseph, très sérieux, très travailleur, s’adapta vite, gagna l’estime de son patron, qui était d’ailleurs un homme bon. Les jeunes Cordier, de la ferme voisine au bas du village, l’accueillirent, l’intégrèrent à leur groupe, l’aidèrent à apprendre le français. « Mon père, très bon joueur de quilles, gagnait son argent de poche pour acheter son vélo, sa montre, son costume du dimanche chez Hudry à Dole, ses habits de travail. Il a appris le français, il le lisait et savait un peu l’écrire » (Duda Leszczynski-Amiot) (38). Sa foi catholique contribua aussi à l’intégrer au village : « Mon papa nous a toujours dit : « c’est à l’église que je n’étais pas un étranger ». Il est arrivé à la messe à Moncley et c’était en latin. C’était un moyen de communiquer, comme dans sa famille, comme dans son pays » (Christiane Lesczynski-Vichot) (39).

Le 12 mai 1937, la vie de Joseph prit un tournant : il épousait, devant l’abbé Ludwig nouvellement nommé au village, Denise Simon. La jolie jeune fille, âgée de 23 ans, était issue d’une vieille famille de paysans de Moncley. Elle était orpheline de son père depuis 1922. Très liée à Denise Platey la fille du maire, elle avait reçu de fait, dans la maison Platey voisine de la sienne, une éducation bourgeoise.

Mariage de Joseph Leszczynski et Denise Simon, le 12 mai 1937. Au premier rang, de gauche à droite, Paul, le frère de la mariée; Denise Platey, fille du docteur; les mariés; Albert Paillard; Julia, soeur de la mariée, qui deviendra clarisse peu après. Joseph était arrivé 11 ans plus tôt de Galicie polonaise.

La distance sociale était forte entre le prolétaire polonais et la paysanne un peu bourgeoise. Mais le sérieux de Joseph, sa foi catholique (la famille Simon était très croyante) avaient gagné la confiance de la mère et des tantes de Denise. Ce mariage, qui lui faisait quitter le salariat pour la direction d’une ferme, même modeste, et la naissance de Duda en 1938 signifiaient clairement que Joseph ne repartirait pas en Pologne. Sa mère écrivit de là-bas pour le lui reprocher ; en vain. Le jeune couple se mit au travail dans la ferme Simon, devenue pour 60 ans la ferme Leszczynski, ou plutôt, car les Monclésiens avaient simplifié ce nom compliqué, Leczinski. (40)

Les mineurs polonais, du Nord, de la Loire et de Saône-et-Loire, sont bien connus. On connaît moins les journaliers et journalières polonais, dispersés dans toutes les campagnes françaises. A Moncley même, Joseph n’était pas seul : les Malcuit avaient fait venir un certain Simon (nom de famille), puis Jan Popyk. (41). Et à la laiterie travailla un autre Polonais, Joseph Ribka.

Il y eut aussi des Polonais à Emagny , un certain Jules, dans la ferme Martin, un nommé Strogala qui travailla à la scierie Migeon (42). Un Michel (prénom) fut journalier chez les Barthélémy à Vregille. Tous ces Polonais avaient l’habitude de se retrouver le dimanche, mais Joseph Leczinski ne se mêlait pas à eux. Ils l’appelaient « le Français », et le considéraient comme fier. Sur la photo de mariage de Joseph et Denise, il n’y a aucun Polonais.


Notes :

33. Janine Ponty, « La Franche-Comté terre d’immigrations au XXème siècle », Mémoires de la Société d’émulation du Doubs, 1996, pp.83-94. Le site Besançon-Migrations abrite un riche ensemble d’études et de témoignages.
Pour une vue nationale : Marie-Claude Blanc-Chaléard, Histoire de l’Immigration, La Découverte, collection Repères, 2001, 121 pages.

34. Joseph se souvenait d’avoir vu, enfant, passer le vieil empereur François-Joseph près de son village. Huta Lubycka est à 20 km au NW de Rawa-Ruska, 60 au NW de Lwow, 200 à l’Est de Cracovie, 10 au Sud d’un lieu tristement célèbre : Belzec. Quand Staline a annexé la Galicie orientale en 1945, il prit Lwow et Rawa-Ruska ; Huta Lubycka resta de justesse en Pologne : le village est à 10 km de la frontière avec ce qui est aujourd’hui l’Ukraine.

35. Le père de Joseph, Blaise, avait émigré en Argentine, et en était revenu. Sur la Galicie terre d’émigration, lire Janine Ponty, Les Polonais en France de Louis XV à nos jours, éditions du Rocher, 2008, p.96 : « C’est en Galicie que sévit la plus grande misère villageoise et que l’habitude d’émigrer est la plus répandue ».

36. Sur la SGI (Société générale d’immigration), organisme privé créé en 1924 par les syndicats patronaux, consulter Janine Ponty, L’immigration dans les textes. France 1789-2002, Belin-Sup, 2004, p.129. Un formulaire de demande d’ouvrier agricole étranger est reproduit pp.131-132. Voir aussi Ronald Hubscher, L’immigration dans les campagnes françaises, XIXème-XXème siècles, Odile Jacob, 2005, pp.102-106.

37. Récit de Gustave Poète à sa petite-fille Anne-Marie (entretien avec Anne-Marie Bouchaton-Euvrard, 9 janvier 2006). Le jour de l’arrivée de Josef, la femme de Gustave Poète accouchait de leur troisième fille.

38. Entretien du 16 juin 2006.

39. Entretien du 24 mai 2007.

40. Phonétiquement, au lieu de « Lèchekshinnski », on prononçait « Lèguezunski ».

41. « Mon père, le premier qu’il a eu, c’était un nommé Simon, son nom de famille. Un gars comme ça ! Il est resté je ne sais plus combien d’années. Il est tombé d’une déchargeuse, il s’est retrouvé à l’hôpital. Et pis mon père en a redemandé un. Et on est tombé sur un, Popyk. Alors celui-là, c’était une charogne. Il bossait, c’était un bosseur, Jan Popyk. Mais alors, il se saoulait la gueule !» (entretien avec Jules Malcuit, 20 mars 2006).

42. Entretien avec Bernard Euvrard, 11 janvier 2010.


b.Les Barassi

Marius Barassi et sa femme Ada vinrent s’installer à Moncley vers 1930.

Ils n’étaient pas les premiers Italiens du village : dans les années 20 étaient venus Pierre et Marie Corvi (43. Pierre, originaire de Domodossola, était journalier, maçon. Ils vécurent et moururent à Moncley mais n’eurent pas d’enfant, et sont aujourd’hui oubliés. Deux familles d’employés du PLM, les Enrietto vers 1920 et les Ligliozzolo vers 1930 (lui, Roland, sur les voies, elle garde-barrière à la maisonnette de Moncley) ont, elles, quitté assez vite le village.

Mauro, fils de Marius, raconte : « Mon père était de San Pietro et ma mère de Calde, dans la commune de Castelveccana.(44) Le père de mon père travaillait dans des fours à chaux. Autrement, les frères de mon père étaient presque tous maçons, Denis (Dionigi), Théodore, Céleste. Mon père a dû venir en France pour la première fois vers 1925. Quelqu’un de son village, Gianoli, était déjà entrepreneur à Besançon et faisait venir les gens (45). Il n’était pas marié, il s’est marié en 1929. Il a amené sa femme en France, mais elle repartait accoucher en Italie, parce qu’il y avait la prime de naissance. Ils ont d’abord habité Besançon. Ma mère repassait chez elle pour le compte de l’armée. Ma mère a voulu venir à la campagne ». Ce fut Moncley, où l’homme qui lui donnait les habits à repasser possédait une maison, qu’ils habitèrent.

Ils eurent deux enfants, Mauro et Carla en 1930 et 1931. Ils vécurent après 1951 dans une maison louée aux Kerleroux-Sellier, dont ils entretenaient la propriété. Marius et elle accueillaient frères, neveux, petits-neveux de passage. Marius fut maçon jusqu’à sa retraite, et mourut en 1962. Ada resta dans la maison,     jardinière, cuisinière, cousant, fauchant, élevant lapins et poules, toujours active et avisée, entourée de l’affection des siens, et de ses propriétaires. Ada revit le pays natal, devenu plus proche grâce à l’automobile. Elle mourut en 1981. Marius et elle reposent à Moncley. Ils étaient restés citoyens italiens.

Quatre employés de la fromagerie Grosjean de Moncley, vers 1945: debout, Marc Petitperrin, x, et le Polonais Joseph Ribka; accroupi, Mauro Barassi

Mauro et Carla (46) fréquentèrent l’école primaire du village, firent leur première communion. Ils étaient des gosses de Moncley comme les autres. Mauro ne se rappelle aucune manifestation d’hostilité anti-italienne. Parmi les frères de Marius, l’un, Théodore, vécut dans la région parisienne, où son fils Pierre est resté. Un autre, Céleste, émigra en Allemagne. Un troisième, Dionigi (Denis), émigra à La Chaux de Fonds en Suisse, qu’il quitta pour Besançon, où il devint dans l’entreprise Gianoli l’un des hommes de confiance du patron. Il partit ensuite dans la région parisienne.

Un petit-fils de Dionigi, Alberto de Angeli, qui venait en vacances à Moncley chez Marius et Ada dans les années 50-60, y fit la connaissance de Françoise Paillard, fille d’Albert l’un des six paysans du village, qu’il épousa. Ils partirent vivre en Italie, mais restèrent et restent italo-monclésiens, bilingues, biculturels, comme leurs trois enfants. Ils ont une maison à Moncley et une autre en Italie.

A Emagny, dans les années 20, sont venus plusieurs Cerutti, originaires de Leggiuno (47), et, après la guerre, les Pedrocca, de Castelveccana et Luino, plus au Nord. Il y avait dans les années 30 cinq Cerutti dans ce village : deux frères (Tomaso et Giuseppe), un cousin, Emile, un autre, Carlo, et un dernier sans lien familial, Joseph, surnommé « le londis ». Il est très probable que chaque village franc-comtois a eu ainsi son ou ses Italiens. Sur le plateau, c’était des Bergamasques, et ils étaient forestiers. Autour de Besançon, c’était souvent, nous venons de le voir, des Lombards du Lac Majeur, et ils étaient maçons. Ils se sont fondus sans grands heurts dans la population, leurs enfants sont devenus français, tout en pratiquant sereinement la « francitalité » telle que l’analyse avec finesse Pierre Milza. (48). C’est évident pour les Barassi de Moncley/Emagny et pour les Cerutti et Pedrocca d’Emagny.


Notes :

43. « Monsieur Corvi était bûcheron. Dans ces temps-là, les gens étaient polyvalents. Au début, il a travaillé chez Cottin, à la ferme de l’Abbaye, comme ouvrier agricole » (Entretien avec Mauro Barassi, 29 juillet 2005).

44. Castelveccana est une commune de la côte orientale (lombarde) du Lac Majeur. Elle est constituée de 12 « frazioni » (villages), dont Ronchiano, Bissaga, Caldè, San Pietro.

45. Joseph Gianoli (1887-1970), entrepreneur du bâtiment à Besançon, a construit dès 1923-24 l’usine des Compteurs, aujourd’hui disparue, puis en 1938-39 le stade de la Gibelotte. Il fut le président du RCFC, le club de football bisontin, de l’avant-guerre aux années 55. Il était originaire de Porto Valtravaglia, commune voisine de Castelveccana. Il fit venir à Besançon et dans la région des dizaines de compatriotes de sa région, qu’il embauchait. A son apogée, l’entreprise Gianoli employait 100 à 200  personnes.

46. Mauro fut ouvrier agricole, puis ouvrier chez Grosjean. Citoyen français, il fit son service militaire à Coblence. Il fut ensuite chauffeur de camion/ livreur, chez Mulin le sablier, puis aux moulins Lossmann d’Emagny, puis chez Bailly de Marnay, enfin chez Jacquot de Corre. Il a épousé Yvette, d’Etuz, fille d’un immigré italien originaire de Castelveccana et d’une Française. Ils vivent à Emagny. Ils vont souvent à Castelveccana.
Carla sa soeur, longtemps ouvrière à l’usine des Compteurs de Besançon, épousa René Mourcely, commerçant en électro-ménager à Besançon, qu’elle épaula en tenant le magasin. Elle mourut prématurément du diabète. René, qui s’était retiré dans leur maison construite à Moncley, y fut un actif adjoint au maire, et président de la société de chasse, avant qu’un cancer le fauche en 2004.

47. Commune située au bord du Lac Majeur, à 10 km environ au sud de Castelveccana. Les Cerutti venaient des « frazioni » de Sangiano et Cellina. Delphin Cerutti, riche entrepreneur bisontin de l’après-guerre (surnommé « le Pacha ») était lui aussi de Leggiuno.

48. Pierre Milza, Voyage en Ritalie, 1993, Plon ; nouvelle édition : Petite Bibliothèque Payot, 2004, 639 pages ; le livre de base sur l’immigration italienne en France. Sur les Italiens en Franche-Comté, voir les travaux de Frédéric Spagnoli, notamment ses notes de synthèse pour le site Internet Besançon-Migrations.


c. Joseph Llorca, Espagnol du pays valencien, fut le troisième étranger qui dans les années 30 fit souche à Moncley. (49) Joseph Llorca-Climent – son nom complet, que tous ignoraient à Moncley, où on ne connaissait que « Lorca », prononcé à la française- était né en 1909 à Finestrat, un village situé au sud de Valence, un peu au nord d’Alicante sur la côte du Levante (50). Il était le fils de Joseph et Ernestina, petits paysans contraints par la rudesse de ce pays beau, sec et pierreux d’ajouter au revenu tiré des olives, des agrumes et des amandes des revenus d’appoint : la vente de dentelle et tissu pour elle, le travail en France l’été, pour lui, comme terrassier ou carrier. Joseph le fils suivit son père dès 1924-25, en Savoie, ou dans la Creuse, à Aubusson. En 1929, sûrement par l’intermédiaire d’un Climent de Finestrat qui travaillait déjà dans l’entreprise, il fut embauché chez Carmille, une entreprise de Larnod près de Besançon spécialisée dans l’adduction d’eau, un créneau très porteur à l ‘époque en France. Il repartit à Finestrat en 1932-34 agrandir et rénover une maison que son père lui avait achetée à côté de la sienne, puis revint en 1935 à Larnod, au moment où les frères Carmille enlevaient le marché de l’adduction d’eau à Moncley. Georgette Simon, la fille aînée de Célestin, le maquignon que nous avons rencontré, remarqua le bel Espagnol à l’oeil charmeur qui logeait à Moncley pendant les travaux. Ils se marièrent en janvier 1937. Célestin, d’abord un peu réticent (un étranger…), adopta vite ce gendre aux mains d’or, qui, en plus de son travail chez Carmille, devint presque aussitôt l’homme à tout faire du village, le grand réparateur, soudeur, rétameur, transporteur (il se construisit un tracteur avec le garagiste d’Emagny), bûcheron, débardeur de Moncley et des environs. Il fit même la récolte pour un paysan de Sauvagney.

Mariage de Joseph Llorca et Georgette Simon (une autre famille Simon)le 30 janvier 1937. Le fontainier valencien, venu en France dès les années 25, épouse la fille de Célestin Simon, maquignon au village.

Joseph et Georgette eurent trois enfants, Gilbert, Marie-Josée et Vincent, en 1938, 1940 et 1946. Joseph était connu dans la région : l’homme qui apportait l’eau dans les villages. La compétence acquise en fit l’un des hommes de confiance de ses patrons. Il prit du galon et devint assez vite, surtout après la guerre, un grand fournisseur de main d’oeuvre pour l’entreprise Carmille. Des dizaines de Valenciens débarquaient à Moncley, où Georgette faisait la mère aubergiste avant qu’ils soient dispersés dans les chambres louées près des chantiers. (51)

Après 1955, Joseph prit l’habitude d’emmener sa famille en vacances à Finestrat, dans sa maison. Il avait la joie de retrouver son village natal, et la fierté d’être là-bas l’homme qui peut fournir du travail. Sans être chef d’entreprise comme un Joseph Gianoli, il avait en somme le même pouvoir à Finestrat que Gianoli au bord du Lac Majeur. (52)


Notes :

49. Entretiens avec Marie-Josée Llorca-Carmille, Gilbert et Vincent Llorca, 11 août 2005, 2 et 4 mars 2009.

50. Finestrat touche Benidorm, devenu vers 1960 le symbole du bétonnage des côtes touristiques. Le vieux village de Finestrat est situé au pied d’un imposant sommet calcaire de 1 406 mètres, le Puig Campana.

51. Les hommes descendaient des camionnettes dans la cour des Llorca à Moncley, « Ça n’arrêtait pas ! Je me disais : c’est fini. Et il en descendait encore » (récit de Georgette Simon-Llorca). Georgette nourrissait la tablée, exigeait qu’on parle français. Elle  trouvait à Moncley et alentour des chambres pour les arrivants.

52. Joseph Llorca reçut en 1966 la médaille vermeil du travail, pour 35 ans de travail comme « chef-plombier-fontainier ». Il fut mis en pré-retraite en 1972. Il mourut en 1987, toujours citoyen espagnol. Il est enterré à Moncley. Le mariage de sa fille avec Michel Carmille avait sanctionné l’intégration du Valencien en France, et l’amitié entre les deux familles.


d. Les autres étrangers

Au village vécut aussi monsieur Gilson, ouvrier à l’usine, qui était belge. L’épicier-cafetier des années 20, Adrien Michellod, était suisse. De Suisse étaient venus au début du XXème siècle les parents de monsieur et madame Zahnd ; ces derniers acquirent vers 1950 la maison du 4 rue de la Charrière. (53) Après la guerre vint madame Kitachevski, d’origine russe, (54) et plusieurs autres familles d’origine espagnole (55), qui travaillèrent à la sablière de Michel Mulin, tout comme quelques célibataires maghrébins (56) qui les avaient précédés. Des pieds-noirs, les Ramos puis les Metge, qui n’étaient pas des étrangers mais venaient de loin, passèrent aussi au village après 1962. Enfin, à la Sablière vécut dans les années 50-60 Géo Lévy, homme jovial, catcheur, apprécié au village. Il n’y a pas trace d’antisémitisme dans les récits qui le concernent.(57)

Il y eut bien sûr des accrocs, des apostrophes de cour de récréation (« Polack! », « espagnol de l’armée en déroute! »). C’était désagréable, mais ce fut peu fréquent, et finalement pas grave. Ce qui l’emporta très nettement, ce fut l’ouverture et la tolérance en actes : entre 1937 et 1975, trois vieilles familles paysannes, celles de Célestin Simon, de Marie Party-Simon, d’Albert Paillard, donnèrent, sans hésiter beaucoup, la main d’une de leurs filles à un étranger, immigré ou petit-neveu d’immigré. Ce n’est pas mal.


Notes :

53. Mr Zahnd, boucher à Mörigen près de Bienne en Suisse, vint vers 1905 prendre la ferme de Fontenelay (commune de Gézier près de Moncley). Il eut sept enfants, dont l’un reprit la ferme de Fontenelay. Un autre épousa Mademoiselle Robert, également d’origine suisse : ce sont eux qui achetèrent la maison de Moncley.

54. Fille de Russes blancs, Madame Kitachevski, divorcée de monsieur Heintz, était ouvrière chez Lip, où elle participa au mouvement de 1973. Personnalité originale, elle pratiquait le dessin et la peinture. Une partie du village la surnommait sans aménité « la Russe ».

55. Familles Resta, Huertas ; Antonio Lira, un célibataire.

56. Quatre Algériens, dont Ahmed Benali, Boussouali. Ils étaient logés dans un hangar près de la sablière ou au village, derrière le 8 rue du Petit Paris. C’était au temps de la Guerre d’Algérie (Entretien avec Juliette Mulin, 13 mars 2007).

57. Nous avons en revanche constaté la persistance d’un antisémitisme bien traditionnel, exprimé en termes généraux (juifs = riches ; les juifs se serrent les coudes), lors de quelques entretiens.

Extrait du chapitre 15 « le petit bonheur », Histoire de Moncley, village du bas pays comtois, Pierre Kerleroux, Editions Cêtre

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