Les réfugiés espagnols à Besançon en 1939: «pas de ça chez nous»

Au début de l’année 1939, 1350 réfugiés espagnols arrivent à Besançon. “Quand une bête est prête à crever, la vermine quitte ce qui ne sera bientôt plus qu’un cadavre encombrant ».


Entre violence des propos xénophobes et solidarité, les Bisontins sont partagés.

Qui d’entre nous n’a pas ressenti un malaise en voyant à la télé ces flux d’images nous montrant des camps de réfugiés au Rwanda, en ex-Yougoslavie. Au-delà des continents, mêmes expressions de visages de femmes accablées par l’exil, la fatigue, mêmes regards d’enfants tristes et inquiets, les traits tirés.

« Pas de ça chez nous «
Nous avons en France connu le choc de l’accueil de centaines de milliers de réfugiés, quant au début de 1939 prit fin la guerre d’Espagne. Ce qui étonne c’est le ton de certains articles de la presse de chez nous. Le 4 février, les deux quotidiens de droite bisontins publiaient sous le titre (déjà significatif) ‘Pas de ça chez nous” un long article en première page.

Dans l’Eclair Comtois” le texte est paru intégralement. La “République de l’Est” par contre avait -à l’évidence volontairement- coupé la phrase la plus violente “Quand une bête est prête à crever, la vermine quitte ce qui ne sera bientôt plus qu’un cadavre encombrant’..
Voici les passages essentiels d’une diatribe au style étonnant.
“Par un excès de sensiblerie qui frise l’abêtissement, les membres communistes du Conseil Municipal de Paris et du Conseil Général de la Seine ne viennent-ils pas d’inviter la Ville et le Département à aménager tous les locaux disponibles de la Ville et de sa banlieue pour recevoir les réfugiés. Comme si Paris avec sa ceinture rouge n’était pas déjà sursaturée de la crasse et de la lie internationale. En accueillant tous ces pillards, la France n ‘apparaîtrait-elle pas comme la receleuse d’une bande de malfaiteurs ? Recevons, restaurons, réconfortons les veuves, les femmes et les enfants dont la détresse et la misère physique nous émeuvent profondément et douloureusement. Parmi tous ces réfugiés, il y a des malheureux dignes de pitié et de charité. Adoucissons donc leur lamentable calvaire et leur pitoyable odyssée. Mais rejetons sans scrupules les violeurs, les profanateurs de sanctuaires, les fusilleurs et les tortionnaires. Fermons sans regret et sans hésitation notre porte aux déterreurs de carmélites, aux rôtisseurs de curés et de moines, aux scieurs d’otages entre deux planches. Nous serions des naïfs imprudents si nous accueillions à bras ouverts, si nous gobergions et hébergions des malfaiteurs de droit commun, fuyant le châtiment qu’ont mérité leurs excès et leurs crimes’
Qui était l’auteur de cet étonnant pamphlet? C’était le député de Besançon (la Ville était alors représentée par un seul député) élu en 1936. Le ton nous montre la violence de l’époque. La guerre d’Espagne, terrible comme toutes les guerres civiles, avait été marquée par des atrocités dans les deux camps tandis que les grandes puissances faisaient de ce théâtre d’opérations le banc d’essai des techniques militaires au grand conflit mondial à venir, Italiens et Allemands apportant notamment à la cause de Franco le soutien d’une aviation qui s’illustra par le tristement célèbre bombardement de Guemica au Pays Basque.



La solidarité nuancée des BisontinsLa brutalité du député n’empêcha pas l’émotion populaire de se traduire par des gestes émouvants de solidarité à Besançon, point d’accueil de 1350 réfugiés, répartis entre le Kursaal, l’Ancienne Poste (150), l’ancienne école d’horlogerie (150), le Moulin St Paul (150).
“L’Eclair Comtois” qui avait accueilli sans commentaires la prose du député écrit le 8 février “ils sont là, au Kursaal, près de 800 étendus dans une épaisse couche de paille qui craque à chaque mouvement et dont les brins se piquent dans les cheveux”. Le journal conservateur fait état “de nombreux curieux, les poches gonflées de friandises” et rapporte “un trait admirable: au Moulin St Paul où se trouve l’asile de nuit, des clochards, les sans abris firent toute la soirée bouillir de l’eau et aidèrent de leur mieux les infirmières à débarbouiller les enfants. Tous les réfugiés hébergés à l’Ancienne Poste étaient ce matin malades, tellement les habitants du quartier les avaient gavés de nourriture et de sucreries’
Il est vrai que “l’Eclair Comtois”, dès l’arrivée des trains, avait été ému. “C’était un bien pitoyable spectacle que de voir ces pauvres gosses, maigres, les traits tirés, sales, grelottant de froid dans le brouillard qui traînait sur la ville, se jeter avec voracité sur la nourriture”.
La “République de l’Est” avait adopté elle aussi un ton grave. « Dans le soir qui tombe sous le brouillard froid et humide qui pénètre et transit, à la lueur blafarde des lumières des wagons, nous saisit et nous étreint une vision tragique de la guerre … petits visages poignants creusés par la fatigue et la faim, d’enfants, de bambins”…
Le changement de ton s’explique peut être en partie par l’appel de l’archevêque Mgr Dubourg demandant “de faire preuve cette charité chrétienne qui ignore les partis et les luttes, pour ne connaître que la misère et la soulager conformément aux enseignements du Christ’
Le “Petit Comtois”, quotidien radical, très opposé au député, avait de son côté envoyé un journaliste interviewer des réfugiés et créait l’émotion chez ses lecteurs en évoquant le cas du petit Enrique, 13 ans, promu tuteur de ses deux soeurs de 11 et 6 ans, “le père se bat quelque part, la mère est restée à Barcelone”. Le public était rassuré, “ces réfugiés sont vaccinés, ne sont atteints d’aucun mal contagieux’
Les polémiques d’une rare violence nées de la guerre laissaient des traces dans “la Tribune du Doubs”, hebdomadaire des socialistes dont le jeune leader était Jean Minjoz. Une infirmière déclare “c’est des apaches qui vont arriver … Quelques filles à papa s’offusquent d’être obligées de soigner des gens pleins de poux, de gale. La loyauté nous fait un devoir de dire que les soeurs de la Charité et d’autres infirmières ne firent pas toutes les manières de ces demoiselles”.
Il faut effectivement croire qu’il y eut des réticences puisque dans la Semaine Religieuse, Mgr Dubourg fit publier une mise au point énergique: “Pourquoi faut-il que certaines personnes semblent ne pas comprendre ces gestes de bonté qui unissent sur le terrain de la charité des personnes d’opinion et de milieux divers. On dit que ces réfugiés ne sont pas intéressants, qu’ils ne méritent pas notre pitié et que c’est faire une mauvaise action que de secourir des ennemis de l’ordre social, Est-il possible que des considérations aussi païennes trouvent crédit chez des catholiques?” “En tant que représentant de notre divin Sauveur qui est venu sur terre nous prêcher la bonté, le pardon des offenses, Nous devons élever contre de tels propos la plus indignée des protestations et porter une sévère condamnation”.
“Ah, chers fidèles de Besançon, Nous vous en supplions, n ‘endurcissez pas vos coeurs, ne vous laissez pas gagner par cet esprit païen qui tend à pénétrer partout et dont vous pourriez être un jour à votre tour les victimes douloureuses”, Visiblement le populaire archevêque répondait au député dont la brutalité lui déplaisait. Quand Mgr Dubourg faisait allusion à une possibilité d’oppression par les nazis, il ne se trompait pas… Un an avant la débâcle, le pasteur devenait prophète et lors de l’invasion en 1940, il fit preuve d’une dignité exemplaire. En 1939, le cri du coeur de l’archevêque était lourd de signification.
En effet, “l’Eclair Comtois” qui avait publié les passages les plus abominables du communiqué du député, sans émettre la moindre réserve, était le quotidien dont la lecture était vivement recommandée aux catholiques.



Les Espagnols les plus inassimilables
Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut situer les événements dans leur contexte. Le 1er février 1939,”l’Eclair Comtois,” sous le titre “le mouvement d’immigration” avait publié un article de Jean Brenet au nom du Cercle Saint Thomas d’Aquin, organisation d’étudiants catholiques. L’auteur rappelait que Besançon comptait 3879 étrangers (sur 65 000 habitants) : 1 482 italiens, 1339 suisses, 240 polonais, 139 espagnols et des représentants de 27 autres nationalités.
L’auteur distinguait trois catégories:
I) “l’immigration organisée pour satisfaire à notre besoin en main d’oeuvre. Par suite de la défection de notre main d’oeuvre nationale, l’Etat ou des groupements privés ont fait appel à des ouvriers habitant d’autres nations”. Après 1918, suite à la guerre, cet appel s’est poursuivi “sur une plus grande échelle’
2) les réfugiés politiques “horde dont le nombre va toujours augmentant “Russes blancs, arméniens, italiens, antifascistes”..: La France ne pouvait demeurer insensible à la grande misère des israélites. Atrocement persécutés par le Chancelier Hitler, ils vinrent chercher refuge dans notre pays, rejoints après l’Anschluss par les juifs autrichiens’
3) “l’élément le plus dangereux pour la paix politique et sociale… Irréguliers, indésirables, agents d’officines louches qui les font travailler nuit et jour, (les exploitent, et en font des concurrents redoutables pour les ouvriers français »
Curieusement -mais il s’agit sans doute du contre coup des passions suscitées par la guerre d’Espagne- l’auteur notait “Parmi les latins, les espagnols sont les étrangers les plus inassimilables”.



L’Espagne parlera de ta gloire ô ville de Besançon
Dans Besançon, l’arrivée massive de réfugiés d’outre Pyrénées ne pouvait que raviver des souvenirs historiques. Certes, Victor Hugo avait pris des libertés avec l’histoire en qualifiant notre cité de “vieille ville espagnole” car en vérité Besançon n’a dépendu du roi d’Espagne que de 1654 à l’annexion française (1678), soit moins de 30 ans. Besançon, ville impériale, fit en 1654 l’objet d’un échange entre le roi d’Espagne qui céda alors à l’Empereur une de ses possessions, Frankental, petite bourgade du Palatinat, l’empereur en compensation offrant la capitale de la Franche- Comté sans d’ailleurs que nos édiles aient été le moins du monde consultés.
Le 9 février 1939 l’Eclair Comtois publiait une étude sur “l’exode carliste en Franche-Comté”: en 1833 une guerre civile éclate en Espagne entre partisans de la reine Marie Christine régente à la mort de Ferdinand VII et Don Carlos, frère de ce roi, écarté de la couronne au profit de sa nièce Isabelle. La guerre de succession provoqua un premier exode. Le maintien de troubles en Catalogne et Aragon provoqua une nouvelle vague de départs en 1840 : 20 000 réfugiés dont de nombreux prêtres.
La Franche-Comté fut une des terres d’accueil. A titre de reconnaissance, un curé réfugié à Flangebouche adressa le 3 juillet 1841 un hymne de reconnaissance à la ville de Besançon.
“Comme une mère pleine de tendresse et de compassion, tu as ouvert tes portes et offert ton sein à plus de 400 Espagnols parmi lesquels on compte 300 ministres de Très Haut. O antique cité de Besançon, toute la terre te regardera comme un peuple prospère, comme une nation sainte et distinguée qui portera à jamais le nom de cité compatissante. L ‘Espagne parlera de ta gloire ô ville de Besançon et ses enfants ne trouveront point d’expressions assez fortes, assez énergiques pour te rendre leurs actions de grâce et pour reconnaître les bienfaits que reçurent de ta main libérale tant d’infortunés et de pauvres exilés’.

Extrait d’un article de Joseph PINARD dans le BVV de novembre 1995.

Votre navigateur est dépassé !

Mettez à jour votre navigateur pour voir ce site internet correctement. Mettre à jour mon navigateur

×