L’immigration turque dans les travaux universitaires bisontins (1982)

Au début des années 1980, la communauté turque de Besançon s’est agrandie. Cette « nouvelle » vague migratoire venue de l’est reste toutefois mineure au sein de la ville.


Alors que les difficultés économiques du milieu des années 1970 se font ressentir, Besançon reste attractive aux yeux des migrants et la capitale régionale est plus que jamais cosmopolite.

Aussi, les questionnements des étudiants bisontins d’alors se concentrent moins sur les raisons qui poussent à la formation de nouvelles vagues migratoires qu’aux conditions de vie, aux comportements et à l’adaptation possible des migrants au sein d’un nouvel environnement.
C’est à travers ces interrogations que s’inscrivent les travaux de Sibel Merter et de Yasemine Osman qui s’appliquent définir les difficultés rencontrées par les Turcs de Besançon et les solutions apportées à l’époque, tantôt selon un axe linguistique, tantôt d’un point de vue culturel et quotidien.


I.  « Problèmes linguistiques et culturels des travailleurs turcs en France. Enquête auprès d’un groupe de migrants turcs à Besançon », Sibel Merter, mémoire de sciences du langage (1982)

Ainsi, en quittant leur lieu d’origine pour aller vivre, travailler ou trouver refuge à l’étranger, les migrants portent en eux leur culture, leur tradition, leurs savoirs et leurs croyances; toutes les caractéristiques qui exercent une influence sur leur mode de vie et d’être au monde. Plus singulièrement encore, la langue est définie comme le véhicule même de cette culture ; un moyen de communication et d’expression propre à une société.
Confrontés, à leur arrivée, à un environnement et une société inconnue, les immigrés turcs ayant acceptés de participer à l’étude de Sibel Merter sont confrontés à des difficultés perçues comme inhérentes à leur nouveau cadre de vie sur le sol français et aux contraintes que cela implique.
À partir de cette enquête menée à Besançon durant l’été 1982, l’auteur peut tracer les profils des travailleurs turcs et résumer les problèmes rencontrés. Ces entretiens révèlent les expériences singulières et concrètes de chacun à travers une perspective linguistique et culturelle.

1. Les caractéristiques de l’immigration turque

En 1961, le gouvernement turc signe les premiers accords de migration avec la République Fédérale d’Allemagne (R.F.A.) afin de réglementer une immigration entamée depuis le début des années 1950. De l’Allemagne de l’ouest, principale destination des migrants turcs, la France de l’est devient le second lieu d’une immigration en progression entre 1965 et 1980: « en France, l’immigration turque se développe essentiellement à partir des frontières orientales : Alsace et Jura »(1). Les mesures de contrôle et d’arrêt de l’immigration turque en R.F.A. et en Autriche ajoutées à la crise économique des années 1974-75 favorise des entrées surtout clandestines sur le sol français. Le ministère de l’Intérieur recense alors 103946 migrants turcs sur le territoire français,  tandis que 2203 familles sont dénombrées par les contrôles de l’immigration familiale.
Ces hommes quittent des régions essentiellement rurales où le taux de croissance démographique de la population est élevé et les possibilités de travail limitées. Il s’agit des alentours ruraux d’Ankara, d’Istanbul et de Konya qui voient partir leurs habitants, des hommes pour la plupart, attirés par les emplois et salaires plus importants et élevés en Europe de l’ouest.
Les travailleurs turcs en France sont animés par un désir de retour au pays. On les retrouve notamment comme manœuvres -par manque de qualification initiale ou par déqualification plus ou moins volontaire- dans les secteurs du textile, de l’automobile, du bâtiment et des travaux publics.

2. L’enquête

L’enquête réalisée par Sibel Merter repose sur les seuls travailleurs (les hommes mariés ou célibataires) car les femmes rencontrées s’occupent généralement de leurs enfants dans leur foyer et ne sont que peu en contact avec la population française dans leur quotidien. Les notes prises au cours des entretiens sont ensuite retranscrites en français par l’auteur qui cherche à déterminer dans quelle mesure la langue constitue une barrière dans la vie pratique, le travail le quotidien des migrants turcs à Besançon. Aussi, les réponses obtenues sont à nuancer en raison de la méfiance des hommes quant à la perte de leur emploi ou d’une éventuelle expulsion.
Ainsi, les familles turques vivent, pour la plupart, à Bregille (il s’agit vraissemblablement de Clairs Soleils, note du webmaster) et Planoise où elles fréquentent essentiellement leurs compatriotes. Les relations avec les français sont entravées par une connaissance limitée du français; soit la connaissance acquise de la langue est insuffisante et nécessite un interprète (surtout pour régler des problèmes administratifs, trouver un emploi, un logement…), soit les migrants ont peur de prendre des initiatives par manque de confiance dans un environnement qui leur est nouveau ou méconnu.
L’attitude face à la langue diffère selon les personnes interrogées mais reste une difficulté première pour les migrants turcs de Besançon. Lorsque la durée du séjour en France est provisoire, déterminée et courte, les hommes rejettent l’apprentissage du français. Aussi, certains ne voient pas dans la langue la possibilité d’un changement à leur situation dans la société française. Enfin, d’autres pensent que la méconnaissance du français est un obstacle à leur insertion et s’en sentent infériorisés.
Étant, pour la majorité d’entre eux d’anciens villageois ou ayant quitté une petite ville, les migrants turcs installés à Besançon n’ont pas eu de contacts (ou peu) avec le monde urbain et industrialisé de leur pays. Les difficultés socio-culturelles rencontrées en France constituent alors une double confrontation; celle d’une société qui apparaît nouvelle et moderne et celle d’une méconnaissance de la culture du pays d’accueil. Les travailleurs turcs ont alors tendance à se rattacher à leur culture d’origine, repère connu dans un monde apparaissant si différent. De ce fait, l’auteur remarque que les Turcs fréquentent peu les médias français tels que les journaux, la radio ou la télévision et leur préfèrent, quand cela est possible, les médias turcs disponibles en France.

3. Enjeux et renouvellement de l’enseignement du français aux migrants

Pour les travailleur turcs, l’intérêt matériel à leur arrivée en France (trouver un emploi) est premier. L’intérêt pour la langue française est fonction de ce but initial; elle doit faciliter la vie du travailleur. La langue est alors définie par l’auteur comme un « bien économique » dont l’apprentissage va déterminer l’insertion au travail, dans la vie pratique. L’apprentissage du français est surtout oral et privilégie les besoins professionnels, l’insertion sociale.
Aussi, dans ce début des années 1980, « l’enseignement du français destiné aux travailleurs étrangers est un enseignement fonctionnel »(2): la langue envisagée comme pratique sociale se substitue aux compétences linguistiques et grammaticales. L’apprentissage de la langue est donc délimité par les besoins, les objectifs du public (les migrants ici) qui détermineront à leur tour les façons d’enseigner le français.
Ainsi, le formateur doit tenir compte de l’espace vécu du migrant afin de focaliser son enseignement de la langue française sur les exigences nées de l’utilisation de cette langue dans une situation particulière: « la façon de s’exprimer des migrants est tributaire de ce que leur système phonologique et leur capacité de synthèse et d’invention les ont amenés à saisir de la langue française parlée autour d’eux »(3). La langue comme outil de communication est alors l’expression des règles culturelles et sociales d’une communauté et se manifeste au quotidien. L’importance de l’oral marque donc l’usage de la langue française pour les migrants, essentiellement au travail et dans la vie pratique. Ainsi, selon Sibel Merter, l’enseignement de la langue doit viser les besoins des migrants, la capacité à produire des énoncés appropriés à des situations individuelles et concrètes de communication.

 (1) Jean Wisniewski; « L’évolution de l’immigration turque », Hommes et migrations, n° 1021, novembre 1981, cité dans le mémoire de Sibel Merter.

 (2) Selon l’expression de Sibel Merter, p. 8.

 (3) Martine Charlot, « Comment on apprend une langue sur le tas », Migrants-formation, n° 22, mai-juin 1977, cité par Sibel Merter.


II. « Enquête sur les comportements culturels des familles turques en France », mémoire de maîtrise des sciences du langage de Yasemine Osman, réalisé à Besançon en 1983

D’une autre façon, Yasemine Osman s’intéresse aux problèmes du quotidien, de la vie de tous les jours pour les populations turques immigrées confrontées à une autre culture que la leur. Son mémoire cherche à saisir comment les immigrés turcs vivent en France : dans quelles mesures s’effectue leur adaptation au sein d’une culture différente de la leur?
Aussi, c’est au moyen d’une enquête accomplie auprès de quelques familles turques installées à Besançon que les grands concepts utilisés par l’auteur sont éclairés. Les notions de « culture » ou « d’acculturation » sont explicitées à la lumière de ces entretiens qui révèlent des modes de vie hérités et métissés sous l’influence, la domination (quantitative, politique, sociale…) d’un groupe humain sur un autre. La culture nous est donc donnée à voir, à travers ses représentations quotidiennes et la manifestation de ses difficultés.

1. Quelques pistes de réflexion

Yasemine Osman porte une attention particulière à la notion de « culture » qui se place ainsi au centre de son étude. Elle prend donc appui sur le travail de Claude Lévi-Strauss(4)pour qui toute culture doit être considérée comme « un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion ». Ainsi la culture est l’ensemble des comportements des sociétés humaines et diffère dans le temps et l’espace. Elle est apprise, acquise puis communiquée de génération en génération, de manière plus ou moins consciente. Que se passe-t-il lorsque la culture propre à des individus évolue au sein d’un autre modèle?
Les migrants turcs à Besançon vivent dans un milieu avec lequel ils ne sont pas initialement familiarisés. Au contact de deux cultures -publique et française par le travail/privée et turque dans leur foyer- la vie en France est perçue à travers le prisme de la culture d’origine.

Il s’agit de s’intéresser au processus d’acculturation, processus par lequel une culture se transforme ou se perd au contact d’une autre. Entre l’intégration où le migrant perd de sa singularité et l’assimilation où il s’adapte aux nouvelles normes d’un ensemble plus vaste tout en conservant sa particularité culturelle(5), l’acculturation provoque alors un abandon ou une déformation des formes culturelles antérieures. Selon l’enquête, les Turcs vivants à Besançon éprouvent des difficultés à définir leur identité individuelle et sociale dans la société d’accueil; l’héritage culturel n’a pas la même valeur(6)et provoque l’acceptation ou le refus d’éléments culturels en vue d’accéder à une vie meilleure. Quand bien même l’emprunt d’éléments constitutifs à la culture française marque la recherche d’un équilibre entre le mode de vie hérité et l’apprentissage de nouveaux repères, de nombreux facteurs de difficulté freinent l’adaptation des familles turques à la vie bisontine.
Essentiellement originaires de régions rurales et pour la plupart illettrés dans leur propre langue, les migrants turcs avouent, lors des entretiens, rechercher une stabilité connue auprès de la famille, des amis, des compatriotes. De plus, la religion musulmane est perçue comme le ciment essentiel de la culture d’origine qu’il faut transmettre aux plus jeunes.
En effet, les enfants arrivés très jeunes sur le sol français ou ceux qui sont nés peu après l’arrivée de leurs parents intègrent l’enquête; âgés de douze à seize ans, leurs propos sont recueillis en français (à la différence des adultes interrogés) et révèlent une entrée plus facile dans la société française. Ils en acceptent les règles sans toutefois y accéder totalement sous la méfiance et l’autorité parentale. Les niveaux d’acculturation semblent alors échelonnés et d’autant plus marqués dans les discours des plus jeunes que dans ceux des adultes. De ce fait, quelles sont les particularités de la culture turque et comment se trouve-t-elle modifiée au contact de la population française?

2. Considérations générales et résultats de l’enquête

En Turquie, la majorité de la population vit en milieu rural (les quatre cinquièmes nous dit l’auteur). Souvent, la famille (élargie à plusieurs générations) habite sous le même toit et la religion musulmane, anciennement adoptée dicte les règles du quotidien et une organisation familiale fondée sur des principes patriarcaux.
Installées en France, ces mêmes familles rencontrent plusieurs obstacles. À Besançon, leur habitat est plus réduit; logements H.L.M. de Bregille (il s’agit vraissemblablement de Clairs Soleils, note du Webmaster) et Planoise essentiellement où l’équipement mobilier et ménager est assez limité sauf pour le salon, pièce d’accueil des visiteurs qui est, de ce fait, plus décorée; le poste de télévision y côtoie une radio capable d’émettre les stations turques, et des fauteuils. Les broderies des femmes et des tapis ramenés de Turquie ornent la pièce. La revendication d’appartenance à la culture turque s’exprime par les tapisseries représentant les cartes du pays d’origine, le portrait d’Atatürk(7)est placé en évidence et, quelque fois, des drapeaux de la Turquie complètent la décoration de la pièce.
Le foyer familial est aussi le lieu de vie des femmes turques qui ne travaillent pas en dehors de leur logement (aucune des femmes interrogées n’a d’emploi salarié). Leurs initiatives sont restreintes ; elles font leur marché en groupe car la langue française est souvent un problème au quotidien et c’est à leur époux que revient le rôle de subvenir aux besoins du foyer. Les sorties sont effectuées en famille et sont surtout le fait de fêtes religieuses ou de mariages. Les femmes disent alors souffrir de leur isolement et parlent avec nostalgie de la Turquie, où elles retournent lors des vacances d’été. 
Les hommes, quant à eux, ont un emploi salarié dans divers secteurs (usines, bâtiment…) et quelques uns sont au chômage. Aussi, disent-ils se sentir coupables de ne pas pouvoir pratiquer leur religion (à cause des horaires de travail contraignants) tandis que les femmes l’exercent sans réserves dans le cadre clos de leur foyer. Les parents souhaitent unanimement enseigner les rudiments religieux à leurs enfants afin de construire une norme de vie sociale quotidienne en accord avec leur identité. On pourra noter que les familles turques effectuent une démarche auprès de la mairie de Besançon pour faire venir un imam, qu’elles se cotisent pour aménager un lieu de prière et d’apprentissage des bases religieuses pour leurs enfants et eux-mêmes.
Les plus jeunes doivent alors trouver leur place entre deux formes d’éducation dont l’une passe par le foyer familial et l’autre par le système scolaire français. Parmi eux, quelques jeunes avouent se sentir étranger tant à l’école que dans leur famille; le collège, le lycée sont vus comme des lieux plus permissifs, des lieux de liberté face au modèle familial qui veille au respect d’un mode de vie hérité d’un autre modèle. Il leur faut trouver un juste équilibre entre ces différents points de repères.
La subordination des plus jeunes aux plus âgés est respectée au sein du foyer familial. La place privilégiée accordée au fils aîné l’inscrit dans le devoir d’assurer la perpétuité de la famille. Ainsi, les jeunes filles effectuent généralement des études moins longues que les garçons car c’est à leur mari que reviendra les plus fortes responsabilités du foyer. Malgré les différences révélées par les témoignages recueillis, le désir d’adaptation de ces jeunes est bien réel même si cette volonté semble freinée par des antagonismes culturels pourtant sans cesse corrigés.

 (4) Né en 1908, Claude Lévi-Strauss est un anthropologue et ethnologue français qui compte parmi les théoriciens de la pensée structuraliste, mouvement des sciences humaines selon lequel il existe une logique sous-jacente et complexe aux réalisations sensibles. Cette logique est la structure qui permettrait d’interpréter et d’expliciter ces réalisations.

 (5) Plus rare est le phénomène de syncrétisme où les cultures se fondent et constituent un nouvel ensemble. Notions extraites du Dictionnaire de philosophie, Christian Godin, Librairie Arthème Fayard, éditions du temps, Ligugé, Poitiers, 2002 (2000), p. 29.

 (6) Notons également que les Turcs furent moins liés à la France au cours de leur histoire, en comparaison des peuples d’Afrique de l’ouest, du Maghreb, ou encore d’Asie du sud-est.

 (7) Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) permet au mouvement nationaliste turc de résister aux Alliés pendant la guerre d’indépendance turque (1918-1923). Avec ses partisans, il expulse les armées françaises, italiennes , britanniques et grecques et impose un accord concrétisé à Lausanne (1923). Il dirige alors la nouvelle République turque pendant quinze années, dont la capitale est Ankara. Ses actions les plus décisives concernent la mise en place de la laïcité, le droit de vote aux femmes (1926), le développement agricole, industriel et des réseaux de communication de son pays.


Ainsi, que se soit par une pédagogie linguistique ou par une étude des représentations, les auteurs cherchent à donner un sens particulier à l’immigration turque au sein de la capitale comtoise. Or, du pays d’origine au sol français, les caractéristiques de la culture turque se trouvent dissimulées derrière des difficultés plus générales rencontrées par les migrants; sans doute les particularismes sont-ils alors plus discrets face aux problèmes communs tels que l’apprentissage de la langue, la recherche d’un emploi et d’un logement etc. Peut-être, aussi, cette culture que l’on nous laisse entrevoir, mériterait-elle d’être à nouveau analysée, étudiée à l’aune de notre contemporanéité, de l’actualité bisontine.

Résumé réalisé par Clarisse CATY
Diplômée du Master 2 en Histoire contemporaine et licenciée de Philosophie, Université de Besançon

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