La guerre d’Algérie (1954-1962) a été un choc extraordinairement profond, pour l’Algérie bien sûr mais aussi pour la France. Elle a laissé des traces fortes, et le plus souvent douloureuses, dans les mémoires.
Il faut mettre ce mot au pluriel, car il y a des mémoires différentes, qui s’affrontent parfois : celles des Algériens d’Algérie, des Français métropolitains, du contingent, des pieds-noirs, des militaires de carrière français, des anciens militants du FLN, des anticolonialistes de métropole, et enfin des harkis
La mémoire des harkis est la plus meurtrie. Ce groupe a été le plus écrasé par l’histoire, physiquement, puis jusqu’à aujourd’hui dans les récits et les polémiques. Tués, puis maudits.
Leurs descendants vivent en France. Ils sont peut-être 300 000. Il faut donc connaître l’histoire des harkis, pour comprendre ces 300 000 compatriotes.
1) L’Algérie française et la guerre (1830-1962)
Conquise entre 1830 et 1845 environ, l’Algérie a été, avec le Canada, la seule colonie française de peuplement. En 1954, 1 million d’Européens (les pieds-noirs, d’origine française, espagnole, italienne, maltaise…) y vivaient au milieu de 8,5 millions d’Algériens musulmans.
L’Algérie était une terre juridiquement française, divisée en trois départements (Alger, Oran, Constantine), mais la masse des musulmans n’y avaient pas de droits politiques. Les pieds-noirs étaient citoyens, très peu de musulmans l’étaient. D’où la naissance d’un mouvement nationaliste, et l’insurrection du FLN (Front de libération nationale) en 1954.
La guerre d’Algérie a duré du 1er novembre 1954 au 19 mars 1962. L’armée française (l’active et, par roulement, deux millions de soldats du contingent, la majorité des jeunes hommes nés entre 1932 et 1943) a gagné cette guerre militairement. Mais le FLN l’a gagnée politiquement, dans l’opinion algérienne musulmane ainsi que dans l’opinion mondiale, en agissant au niveau des pays arabes, des pays non alignés, et en contraignant la France à s’expliquer devant les Nations unies pour tenter de justifier sa politique en Algérie.
Il y eut 28 000 soldats français tués, 5 000 civils européens, et probablement 250 000 Algériens musulmans (le chiffre officiel algérien, 1 million, toujours proclamé, et enseigné dans les écoles d’Algérie, est faux). Les accords d’Evian de mars 1962 mirent fin à la guerre, et l’indépendance fut proclamée le 1er juillet. Entre mars et juillet eut lieu l’exode catastrophique de tous les pieds-noirs. Et, plus discrètement, le massacre des harkis.
2) Les harkis
Au sens étroit, il s’agit d’unités supplétives de l’armée française, rémunérées (modestement). Environ 60 000 hommes.
Au sens large, le terme désigne tous les musulmans engagés aux côtés de l’armée française, c’est-à-dire, outre les harkis :
– 27 000 militaires de carrière (beaucoup avaient fait la Seconde Guerre mondiale, puis l’Indochine)
– 60 000 appelés, qui servaient dans les unités françaises régulières.
– 20 000 moghaznis, qui protégeaient les SAS (sections administratives spéciales, dirigées par un officier français qui administre et pacifie).
– 15 000 GMS et GMPR (groupes mobiles de protection)
– 60 000 civils de groupes d’autodéfense
– 50 000 élus et fonctionnaires (gardes-champêtres…).
Donc 250 à 300 000 musulmans pro-français, que leur engagement contre le FLN met à l’été 1962 en situation désespérée.
A noter que 3 267 d’entre eux avaient auparavant été tués au combat.
Les causes de leur engagement aux côtés des Français sont très diverses : pression des notables ou de l’armée, francophilie, sévices du FLN, rivalités tribales, besoin de gagner sa vie, retournement d’opinion pour sauver sa vie. Les harkis étaient majoritairement des paysans illettrés
Durant l’été 1962, alors que la guerre prend fin et que la France quitte l’Algérie, des directives sont données par le gouvernement français pour limiter le rapatriement des harkis. Mais beaucoup d’officiers, scandalisés, n’obéissent pas. Peut-être 20 000 harkis passent alors en France, ce qui, avec leurs familles, représente environ 60 000 personnes.
Les harkis restés en Algérie ont subi un massacre de masse, victimes expiatoires dans la liesse de l’indépendance. Selon Jean-Charles Jauffret, l’un des spécialistes français reconnus, 60 000 à 80 000 harkis furent massacrés. Charles-Robert Ageron parle de 50 000. Il y a polémique sur ces chiffres, le sujet étant tabou en Algérie ; certains descendent à 10 000, d’autres montent à 100 000.
En 1965, 13 500 harkis étaient encore incarcérés en Algérie.
3) Les harkis en France : du silence à la reconnaissance
Ils furent en catastrophe installés dans des camps isolés loin des villes : sur le Larzac (Aveyron), à Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme), à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), à Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard), la Rye (Vienne), souvent des hameaux de forestage ; dans la cité d’accueil de Bias (Lot-et-Garonne).
a) Isolement physique, pauvreté, terrible isolement moral puisque, rejetés par la majorité des Algériens de France, ils le sont aussi par les Français de gauche, et sont enfin victimes parmi d’autres du racisme ordinaire. Seuls leur tendent les bras les anciens tenants de l’Algérie française, classés à droite ou à l’extrême droite (Front national plus tard).
Leurs droits matériels n’ont été reconnus que très lentement, malgré la prolifération d’associations qui les représentent. Il y eut entre 1975 et 1991 des grèves de la faim, des manifestations, de la part de la deuxième génération. En 1987, ils obtiennent une allocation forfaitaire, puis, en 1994, un « plan Harki » est voté (loi Romani, aide à l’acquisition de logement). En février 2005, une nouvelle loi d’indemnisation leur ouvre la possibilité d’un capital de 20 000 euros à partager entre les enfants.
b) Leurs droits moraux ont été eux aussi reconnus, depuis les années 1990. Les bouches s’ouvrent, des livres sont écrits par les enfants de harkis, des phrases sont enfin dites au plus haut niveau de l’Etat.
En voici quelques étapes :
1993 : Abdelaziz Meliani, La France honteuse. Le drame des harkis, Perrin.
1994 : Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, Fayard.
1998 : Jean-Jacques Jordi, Les harkis, une mémoire enfouie, Autrement.
Février 2001 : le président Chirac instaure une Journée nationale des harkis, fixée au 25 septembre.
2001 Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie. Des soldats sacrifiés, L’Harmattan.
2003 : Dalila Kerchouche , Mon père ce harki, Le Seuil.
Zahia Rahmani, Moze, éditions Sabine Wespieser
2004 : La Guerre d’Algérie 1954-2004. La fin de l’amnésie » direction Mohammed Harbi et Benjamin Stora (notamment, sur les harkis, les pages 317-344, « Les harkis, la fin d’un tabou ? »), Robert Laffont.
2005 : Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harki, Editions de l’Atelier.
10 octobre 2006 : passage sur France 2 de « Harkis », une dramatique avec l’acteur Smaïn.
2007 : rapport de Hafida Chabi au Conseil économique et social (consultable en ligne : « La situation sociale des enfants de harkis », 118 pages).
25 septembre 2007 : discours de François Fillon. Disponible en ligne.
4) Oser parler
a) La comparaison stigmatisante avec la France de 1940-1944 s’impose à tous les esprits : les harkis auraient été les équivalents des miliciens, ennemis des résistants, durant la Seconde Guerre mondiale.
Ce fut la position de la gauche anticolonialiste dans les années 1960. « Les harkis ont trahi leur patrie et n’ont eu que ce qu’ils méritaient », disait-on alors en détournant pudiquement les yeux des massacres. Ce discours est de moins en moins tenu en France (« Il faut lever l’opprobre qui pèse sur les harkis », titre d’un article de Claude Liauzu, historien, anticolonialiste connu, dans « Libération » du 2 août 2005).
C’est la position du gouvernement algérien, intégralement maintenue par le président Bouteflika (après qu’une évolution ait semblé être amorcée à Oran le 10 septembre 2005 : « Le traitement du dossier des familles des harkis après l’indépendance est l’une des plus graves erreurs commises dans le passé. »).
Printemps 2005 : la dépouille d’un harki mort en Normandie souhaitant être enterré dans les Aurès est refoulée d’Algérie.
2005 : visite à Batna du conseil municipal de Rouen. Les Algériens refusent la venue de Brahim Sadouni, élu, auteur de Destin de harki.
b) Dire que ce ne fut pas une honte pour des Algériens musulmans de se battre du côté de la France en 1954-1962 n’implique pas qu’on célèbre la colonisation et qu’on invalide le combat anticolonialiste.
c) En France, le travail historique se fait.
Il n’y a depuis des décennies plus de tabou. Tous les aspects de la guerre d’Algérie sont étudiés, et les aspects les plus déplaisants (racisme, torture…) sont regardés en face. Benjamin Stora, Mohammed Harbi, Jean-Charles Jauffret, Guy Pervillié, Gilbert Meynier, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault…, la liste des historiens français de qualité qui écrivent sur la guerre d’Algérie est longue. Et le contenu de leurs travaux est connu et utilisé par les auteurs des manuels de 3ème et de Terminale. Par ailleurs, les hommes d’état français (J. Chirac, F.Fillon) ont dit les mots qu’il fallait.
Il est donc étonnant d’entendre certains hauts dirigeants algériens sommer la France de reconnaître ses crimes (certains utilisent le mot de génocide). ».
d) L’Algérie a besoin d’un Mandela, d’un Vaclav Havel, d’un prêcheur de pardon qui soit aussi autocritique. Elle n’en a pas. L’histoire officielle s’impose tyranniquement, avec ses simplismes et ses mensonges.
Oui, l’Algérie fut aussi romaine, juive, française. Oui, il y eut des Algériens pro-français. Oui, la guerre d’Algérie fut aussi une guerre civile entre Algériens. Oui, le massacre des harkis est une honte dans l’histoire de la jeune république algérienne. Oui, le FLN a fait pendant la guerre des choix politiques qu’on peut critiquer, et a usé d’une violence qui ne fut pas maîtrisée.
Écrire cela n’empêche pas de reconnaître que le système colonial était fondamentalement injuste, et que l’Algérie devait être indépendante.
Contribution de Pierre Kerleroux, automne 2008