Amor Hakkar : « D’une rive à l’autre… »

Quelle heure est-il ? Peu importe à présent. Plus rien ne sera comme hier. D’autres avant moi ont chanté, haï cet instant redouté…


quand tout chavire et que la nuit s’invite, trop souvent, un jour de grand soleil. Mon radeau de sang et de tout, d’hier et d’aujourd’hui, s’est échoué dans une pièce obscure, emportant avec lui, quelque chose de quelque moi, de nous, de notre histoire. Adieu insouciance des jours précieux, heures perdues, fragments d’instants fragiles, bonheur ordinaire.
Par miracle, au cœur de la tempête, des liens ignorés, noyés depuis trop longtemps, enfouis, resurgissent de toutes parts en ce jour de clameurs. Une nuée de mains, jonchée de regards vagabonds, s’acharne à retenir debout l’être vacillant, blessé au corps que je suis devenu.
Il faut le temps nécessaire, apprendre à gagner en peine, et malgré tout, l’autre rive en guise d’un hypothétique départ.
Soudain, dans la nuit mauve de la ville sans foi, une étrange violence me saisit. Une folle envie de me torpiller en l’air, dans le recoin sombre et anonyme d’une femelle sans nom, égarée sur un trottoir de pacotille. Je chasse bruyamment hors de moi en appuyant sur l’accélérateur fébrile de ma vieille automobile ce désir morbide qui hante les âmes à la dérive.
Mes larmes se sont tues, apeurées par tant d’abysses. L’enfant que j’étais, devenu orphelin, est mal mort ce soir.
Les nuits en songe et en éveil se sont passées.
Me voilà à présent en partance, calé dans le siège d’un avion aux couleurs d’un pays dont j’ignore presque tout pour un voyage initiatique.
Sitôt débarqué sur le tarmak de l’aéroport sans phare de l’antique Cirta, des hommes en noir et en mitraille jaillissent de partout. En rang, je franchis les barrières de douane en liberté et sans entrave.
Il me faut attendre de longues heures, derrière de lourdes grilles, au soleil brûlant, pour que le colis funéraire et acajou se libère des entraves administratives qui engluent ce pays où je fais déjà, en rond et en rage, mes cent et un premiers pas.
Sur le macadam dessiné d’un trait qui conduit vers la ville que mon père a choisie pour dernière demeure, j’ignore le chauffeur, transporteur de tout et souvent de rien, énervé d’en découdre avec un moteur moribond, pour, quant à moi, découvrir dans le ciel auressien, des cimes enneigées incrustées dans le bleu azur qui me transportent étrangement vers les flancs du Jura que j’ai longtemps cru être unique.
La porte de métal de la bâtisse en parpaing et de ferraille, érigée chaque fin de mois à coup de mandats tachés de sueur et de sacrifices, s’ouvre lourdement. Au cœur du salon aux murs dénudés, fraîchement crépis, mon père s’entend chanter pour ultime consolation des messages de bienvenus, en chœur et à cappella.
Ils sont venus et viennent encore, revêtus souvent d’un saroual rafistolé, d’une djelaba fripée. Ils se souviennent d’une silhouette, d’un ami, d’un être cher et si loin déjà. Je reste éveillé à écouter des requiems, repris en chœur et en peine, par des hommes épris de foi.
A l’aube, sous une pluie fine, une marée humaine habillée de craintes s’approche à pas feutrés des portes du minaret. Une voix tombée du ciel se répand comme une vague et incite les cœurs à se libérer. Mon regard se perd sur un mendiant qui jubile, amusé par trop de rituel.
Il est temps à présent de rejoindre en émoi, par une route cabossée, un lopin de terre perché sur le flanc d’une colline fière et aride. Il me faut faire, sous un ciel redevenu étrangement bleu, les dix derniers kilomètres qui à jamais et jamais ne me sépareront de toi.
Le vent des Aurès chante et balaie les chevelures de ceux qui entourent, en silence, un trou creusé à la hâte dans un champs de promesses qui surplombe le douar où j’ai poussé mon premier cri.
Il faut se souvenir et tout retenir. Rien ne me séparera de toi, toi qu’une couche humide et épaisse de glaise recouvre majestueusement.
Je le jure devant personne : Cette terre éternelle à présent tienne redevient mienne. A présent, les sapins du Jura, qui ont fleur dans mon cœur, côtoient les figuiers en germe des Aurès.

Texte d’Amor Hakkar. Extrait du livre « Couleurs Solides », 2003 (textes réunis par Soumya Ammar Khodja)

Cirta, Algérie

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