Cœurs sans soucis…

Je suis né à Beauvais dans l’Oise le 19 mars 1959. De père algérien et de mère algérienne, natifs tous les deux de Biskra dans les Aurès où ils se sont mariés en 1955. Mon grand frère Fayçal est né dans cette ville.


Il devait nous quitter tragiquement en 1972 à Besançon – Allah Yarhmou – Dieu ait son âme. Ma sœur Lilas est née à Amiens, Hassan à Lyon, Brahim à Mulhouse. Chacun sa ville ! J’ai été inscrit à l’école maternelle de Mulhouse une année. Que de voyages! Bourgoin, Solaise, Sochaux, Metz … Nous suivions notre père Mohamed, monteur en chaudière, en déplacement depuis son arrivée en France à 22 ans et demi en 1948. Ma mère Fattoum le rejoignit en mai 1958 au moment des événements et grève des bateaux, le 1er mai 58 : ça commençait bien pour ma mère. Mon père recevait son ordre de mission pour une nouvelle destination. Un nouveau déménagement pour la famille. Nous vivrons une douzaine de déménagements jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962.

Ma mère n’en pouvait plus de changer d’appartement aussi fréquemment. Elle décida alors de rentrer à Biskra le 28 octobre 1962 avec ses enfants. J’avais cinq ans. J’ai dû croiser beaucoup de Français qui, eux, étaient nés en Algérie. Ils rentraient en France. Gens ordinaires, ils subissaient le vent de l’Histoire. J’émigrai à Biskra, ville de mon imaginaire, entretenu par ma mère et mon père. Une nouvelle vie allait commencer pour moi. La grande maison familiale avec sa cour et son figuier m’ont tout de suite plu. Comme si j’avais toujours été là. Il me semble, aujourd’hui, que j’ai commencé à prendre racine dans cette lointaine période d’enfance ; nourri et choyé par la grande famille des oncles, des tantes, des cousins, des cousines, des grand-mères…et surtout de mon grand-père qui a joué le rôle de mon père resté en France.
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La France, pour moi, à ce moment là, enfant de Biskra qui courrait pied-nus sur le sable chaud, et dont la corne s’était durcie pour résister au climat saharien, c’était un peu mon père qui y était resté et qui parfois me manquait. On le voyait une fois par an, voire tous les deux ans. Il subvenait à nos besoins. Mais cela ne comblait pas son absence.

1968 : l’appel du père. Ma terre natale me réclame. Je ne me pose aucune question sur ce retour au destin. Je dois accomplir ce pourquoi j’ai été créé – Allah sait mieux que nous. J’étais triste de partir mais aussi heureux de retrouver mon père et l’autre partie de mon enfance, restée en sommeil en France.
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A Besançon, nous nous installâmes dans une tour appelée : l’Amitié. Un joli nom pour accueillir les « émigrés ». Ce terme « d’émigrés » ne m’a jamais affecté car au fond de moi, je me savais un trait d’union, un passeur… Je revenais au pays. L’enfant prodige et le petit sauvage étaient de retour. Il faisait un froid de canard. Chose étrange pour moi : dans les deux tours ne vivaient que des familles « étrangères » : algérienne, marocaine, portugaise, espagnole, tunisienne, yougoslave, italienne et pas une seule famille française !
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Tous les matins, quand je discutais avec l’un de mes copains de classe, j’étais en voyage dans un pays. Mes amis me rappelèrent, bien des années plus tard, que je parlais arabe en classe. J’en fus surpris. Comme si l’apprentissage en maternelle à Mulhouse puis à Biskra avait fait fusionner en moi les deux langues qui ne faisaient plus qu’une. Une même langue. Ma Langue. Celle avec laquelle mon être communiquait avec le monde extérieur arabophone et francophone.
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1970 et 1971, deux nouvelles naissances agrandirent la famille, Tahar, dit Sammy, et Ouahiba débarquèrent dans notre vie. Bienvenue aux deux derniers de la grande famille. Tous deux sont nés à Besançon. Mais le 20 juillet 1987, ils suivirent mon père et ma mère qui décidèrent le retour définitif en Algérie. Une fois de plus… Cela ne s’arrêtera donc jamais ! Habituellement, ce sont les enfants qui quittent leurs parents, mais là, c’était eux qui nous quittaient ainsi que ma petite sœur et mon petit frère. La famille se scindait en deux. Quatre en Algérie et quatre en France. Égalité pour les deux pays. J’ai eu du mal pendant cette séparation.
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Il faut que je vous avoue une chose. Je pense en français donc je suis. Mes réflexions les plus profondes, mes rêves les plus fous mais également les plus secrets s’organisent et m’apparaissent clairement à travers la langue française. Je suis pétri de culture française et bien plus tard, je me servirai de la culture française pour faire connaître la culture algérienne, maghrébine et « arabe ».
Il m’aura fallu des efforts et des sacrifices pour réussir ma scolarité. Ce fut un véritable parcours du combattant : Après le primaire, et vue la faiblesse de mon niveau, j’ai été orienté en 6ème, puis en 5ème dites de transition, en 4ème pratique (CPPN). J’ai ensuite passé trois années dans un collège technique (CET) pour obtenir mon CAP de « Chauffagiste ».
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J’ai travaillé avec mon père et c’est par son intermédiaire que j’ai été embauché dans Sa ou plutôt La Société où il a travaillé trente cinq ans et demi.
Eh oui mon père était encore et toujours en déplacement, mais plus très loin de la retraite. Dans une Centrale thermique à Vitry-sur-Seine, qui alimentait la ville de Paris en électricité, j’ai partagé et vécu avec lui sa condition d’ouvrier qualifié. Condition difficile à cause de laquelle il nous a si longtemps manqué en France et en Algérie ; à plusieurs moments importants de ma vie.
« La forêt de métal » : c’est ainsi que j’ai appelé l’expérience que j’allais vivre avec des milliers d’hommes embauchés par des boîtes intérimaires parisiennes baptisées, dans le milieu ouvrier, « les marchands de viande ».
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Retour à Besançon, ville que j’ai fini par adopter. La boucle, c’est-à-dire le centre ville, est entourée par le Doubs, la rivière qui donne à la cité calme, beauté et caractère original. Les rues et les ruelles des vieux quartiers sont empreintes d’ histoire. Non loin de cette beauté, où tout est fait pour le commerce et le prestige, j’habitais toujours à Planoise : la banlieue aux vingt cinq mille habitants où plus de quatre-vingt nationalités se côtoient. C’est là que j’ai aussi grandi au milieu de cette population du monde entier, comme si Planoise était un petit bout du monde. Un coin de terre qui, ne l’ oublions pas, repose sur le vide. Lui aussi doit se poser la question du trou noir.
Le temps des questions arrivera, mais pour l’heure vivons la banlieue pleinement. Il y a des richesses à portée de mains, tant de beauté devant les yeux pour celui qui prend le temps de voir au-delà des apparences.

Les familles et les amis de cette cité cosmopolite ont été un gisement extraordinaire d’échanges pendant les moments difficiles et les moments de joie. Car, j’ai connu une période de bonheur que j’appellerai « Cœur sans soucis ». Il faut profiter de ce qui se passe devant chez soi ; y puiser l’énergie positive pour les jours à venir. J’ai pris cela comme une Baraka. Certes, cela ne répondait pas à la question centrale que je n’avais pas encore résolue : « Que vas-tu faire dans la vie plus tard ? » Toujours pas de réponse. Même le plus grand psychanalyste ne saurait apporter de réponse! Cela demeure une énigme : l’homme et l’univers et le trou noir où l’être fragile peut glisser… Mais je vais arriver à la lumière! J’ai choisi un chemin, pas secret du tout. Il s’agit tout simplement du chemin du cœur.

J’étais en train de prendre en main un bout de mon destin à vingt et un ans. Je me disais qu’il fallait que j’aide la communauté, « ma communauté d’appartenance culturelle » qu’on peut qualifier de maghrébine. J’avais appris à lire, à écrire et à penser en français. Je voulais me rendre utile.
Est-ce l’Abbé Chays qui m’avait impressionné par sa générosité et son charisme quand j’étais petit ? Mon étoile m’aurait-elle envoyé des signes ? Ma famille de Biskra m’avait-elle, tacitement, transmis ce désir ? Mystère et boule de gomme…
J’allai de temps en temps à « l’Amitié », tour où j’ai atterri à mon retour en France en 68. J’y avais encore des amis et les amis de mes parents. J’ai rencontré Madjid Madouche, appelé « l’animateur » avec qui j’entrai facilement en contact. Sans savoir pourquoi, une amitié nous lia immédiatement.
J’ai beaucoup appris auprès de lui et auprès des habitants avec qui j’étais souvent en relation. J’ai pratiqué le bénévolat. J’aidais Madjid à mettre en place les animations pour les adultes et pour les enfants. A ces derniers, étaient proposées des activités de sport et de soutien scolaire.
Un club de foot est né portant un joli nom : « l’Amitié ». Il défendait ses couleurs dans les villes et villages aux habitants un peu rustres et aux mœurs plutôt racistes. Pendant les matchs, les « paysans spectateurs » criaient : « Sales bougnoules ! Rentrez chez vous ! » Et je vous dispense d’autres insultes de la bête humaine. Heureusement, j’étais déjà sur le chemin de la pensée humaniste dont le fondement, à mes yeux, était l’amitié entre les peuples. Dans l’équipe de notre « Amitié », il n’y avait que du beau monde : Français, Portugais, Yougoslave, Algérien, Italien, Marocain, Tunisien… Enfin tous ceux qui étaient en accord avec cet état d’esprit en marche.

Dans ma tête commençait à émerger une représentation de mon futur métier : animateur. J’aimais cette idée de celui qui anime, insuffle la vie ; qui contribue à rendre autonome l’autre, son prochain. Je m’y attelais avec beaucoup de conviction. Je travaillais avec acharnement. J’ai suivi une formation de neuf mois pour préparer l’entrée dans une école d’animateur. Je passai mon B A S E avec « Jeunesse et Sport ».
L’enjeu était de taille vu ce qui se passait dans les stades : lieux d’affrontements et de violence. Il fallait créer le plus vite possible des passerelles d’échanges entre les Français dits « de souche » et les autres Français aux origines multiples.
En 1981, un élan de l’Histoire allait nous responsabiliser et nous pousser à agir. La venue de la Gauche et le mitterrandisme ont permis aux « étrangers » vivant sur le sol français de créer leur propre association et d’en être les dirigeants. Jusqu’ alors les postes de président, trésorier et secrétaire étaient occupés par des Français.

Madjid, qui avait plus d’un projet dans ses tiroirs, nous proposa de créer illico presto une compagnie de théâtre. L’enthousiasme nous emporta. On allait pouvoir s’exprimer. On allait enfin pouvoir parler. Dire ce que nous pensions, ce que nous ressentions. C’était la suite naturelle de l’animation : au lieu de l’exprimer dans le stade, on allait l’exprimer dans un théâtre. Mais c’est cela la liberté!
Nous goûtâmes à cette joie d’être ensemble et de pouvoir participer, à notre manière, aux changements de notre société. Madjid a été visionnaire. La Troupe du Théâtre des Épines était née. Les statuts furent déposés à la préfecture en 1981. Bien sûr, on me sollicita pour être membre du bureau mais je refusai. Je répondis que je voulais être un simple comédien. Depuis ce jour-là, je suis encore acteur. Parole tenue!

La première pièce « L’ Mtarouache » écrite par Madjid allait rapidement donner le ton. Il fallait commencer par le début. L’histoire de nos parents. Ils sont venus en France pour construire la France. Dans cette pièce, « L’Ogre de l’Occident » avalait des milliers d’émigrés. Ceux-là, englués dans leur condition, oubliaient femmes et enfants, restés au pays. La plupart devenaient fous. Je jouai le rôle d’Ali, déstructuré par l’exil. J’ai ressenti, à travers ce personnage, la solitude et le vide de l’immigré. Le glissement de l’humain, aux yeux hagards, dans la folie.
Et nous, les enfants dits de la deuxième génération, si nous sommes là, c’est parce que nos parents nous ont conçus ici même en France.

Nous avons fait circuler le spectacle qui eut un vif succès. On nous avait si souvent renvoyé l’image de la culpabilité, la place que l’on avait usurpée. C’est vieux comme le monde. On ne peut pas trouver une réponse à tout. Je devais continuer à exprimer l’inexprimable.
Si je ne me reconnaissais pas dans le terme de « beur », j’ai néanmoins participé à La marche des « Beurs ». J’ai marché, en cette année 1983, pour répondre à la société d’accueil : Nous resterons en France, c’est notre société aussi.
L’expérience théâtrale que nous avons vécue ensemble durant six ans, nous marqua profondément. J’ai découvert en moi des richesses d’expression que je ne soupçonnais même pas. La passion théâtrale m’a littéralement dévoré. Ce fut une révélation. J’avais appris une nouvelle langue : le théâtre. Cela m’a permis de mieux me connaître, de m’ouvrir davantage aux autres et d’aiguiser ma conscience d’être au monde.

Parallèlement au métier d’animateur et à la formation discontinue du DEFA (diplôme d’Etat aux fonctions d’animateur ), pointait à l’horizon une nouvelle voie ; qui allait compléter et prolonger la première : celle de comédien. En 1987, j’ouvris une Petite Boutique du Conte. Aujourd’hui, encore après seize ans d’activités professionnelles, conte et théâtre en France, elle continue d’œuvrer pour le public qui n’a pas accès à la culture. Son objectif est également de faire découvrir la culture arabe, ses auteurs dramatiques très peu connus sur nos scènes françaises.
Je profite de l’occasion que me donne cet écrit pour rappeler combien la culture est vitale pour les fondements d’une société, d’une nation. Elle en est le socle. En ex Yougoslavie, les habitants de Sarajevo, pendant la guerre, sous les bombes, disaient : « On a besoin de survivre par l’esprit ». De fait, ils ont maintenu une programmation culturelle d’une étonnante vitalité : pas moins de 600 représentations en 1993 dont un bon nombre éclairé à la bougie ; pour prouver au monde entier que les communautés peuvent, sans haine, vivre ensemble.

Texte de Rafik Harbaoui Extrait du livre « Couleurs Solides », 2003 (textes réunis par Soumya Ammar Khodja)

Biskra, Algérie

Besançon, France

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