Elisabeth Cerutti, libraire : Italie 1931

Du côté des Sandales d’Empédocle
Pour qui veut les entendre, les noms bruissent, suggèrent par leur musicalité, un ailleurs.



L’Italie pour ce qui concerne Cerutti, porté par Élisabeth, libraire en Franche-Comté, plus exactement à Besançon et dont la librairie « Les Sandales d’Empédocle » se trouve située au n°95 de la Grande Rue.
Cette Italie dont le nom porte trace n’est pas si lointaine. Elle est même proche dans l’histoire d’Élisabeth. Ses grands-parents paternels, Tomaso Cerutti et Caterina Riva, étaient originaires d’un petit village de Lombardie au nord de l’Italie, Leggiuno, à environ un kilomètre du lac Majeur.


La famille de souche paysanne avait subi de plein fouet la crise économique du début du vingtième siècle.
« Dans le village, il y avait une manufacture de textile, raconte Élisabeth Cerutti. Ma grand-mère, qui adorait aller à l’école, a dû arrêter sa scolarité et travailler en usine dès l’âge de douze ans.
Comme elle aimait lire, elle avait son jour de lecture. Elle empruntait les livres au patronage. Quand elle ne lisait pas, elle brodait pour son trousseau de mariage.
Les parents respectifs de Tomaso et Caterina habitaient deux fermes voisines, c’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Lorsque Tomaso s’est marié, il s’est installé dans une maison construite avec son père et l’un de ses trois frères.
Dans « la maison neuve » ont habité deux des frères et deux des sœurs Cerutti. Chaque famille bénéficiait de deux pièces : cuisine au rez-de chaussée et chambre à l’étage.
Mon père est né dans cette maison, l’année 1928. L’hiver était particulièrement rude (le mois de février 1929 le sera davantage, « l’hiver du siècle »!), il y avait un centimètre de glace sur les fenêtres. Il a été le seul enfant de ses parents.

Tomaso avait déjà fait la première guerre, de 1915 à 1918 et avait été fait prisonnier en Hongrie. Des années très dures qui n’allaient pas lui donner envie de faire des enfants pour servir de chair à canon. Le pressentiment d’un deuxième conflit, la montée du fascisme, la crise qui s’aggravait obligèrent le couple à émigrer.
Mes grands-parents ont donc quitté l’Italie et la belle maison en 1931. Destination, le nord de l’Alsace ».  
C’est ainsi que le grand-père Tomaso Cerutti sera l’un des nombreux maçons étrangers qui devaient travailler dans l’immense chantier constitué par la ligne Maginot.
Avec son épouse Caterina, il logera dans une baraque de chantier, située dans un petit village perdu au fond de la forêt Drachenbronn. Faut-il préciser que les conditions furent très dures, sans eau courante, sans sanitaires ?
Ils connurent là un monde varié et cosmopolite. La main-d’œuvre en maçonnerie compta plus de dix nationalités : Espagnols réfugiés, Polonais, Estoniens, Lituaniens, Autrichiens, Tchèques…
Le couple restera deux ans en Alsace. Leur travail terminé, les étrangers seront renvoyés du chantier.
Continuant leur route, Tomaso et Caterina débarquent à Émagny, village à une vingtaine de kilomètres de Besançon. Bien sûr, ce n’est pas un hasard. Un compatriote du même village natal s’y trouve déjà et les « appelle » à le rejoindre.
À Émagny, les deux frères Cerutti, Tomaso et Giuseppe, et leurs épouses, vont louer ensemble une maison.
« C’est l’année 1934, mon père est âgé de cinq ans et demi et ne parle qu’en dialecte italien. Ma grand-mère, bavarde, avait appris quelques mots d’alsacien avec les commerçants.
À six ans, mon père entre à l’école. Le peu de français qu’il sait, il l’a appris dans un livre, le dictionnaire Larousse et surtout avec les copains de jeux.
Il fait tout son primaire à Émagny et sera un fruit de la Troisième République. Un très bon maître, monsieur Magnin, remarquant qu’il est doué pour les études voit ses parents pour leur dire qu’Ernest doit absolument aller au lycée !
J’ouvre une parenthèse sur la natalité. À elle seule, ma grand-mère a eu soixante seize cousins germains. Par la suite, il y eut peu d’enfants. Un enfant par couple, deux ou trois, quatre devait être une exception. En l’espace d’une génération, la natalité avait baissé. Les enfants uniques n’allaient pas être une rareté. Le sentiment d’insécurité, la guerre y furent pour beaucoup. »
Les grands-parents d’Élisabeth déménagent en 1940 et s’installent à Besançon, dans le quartier de Battant, rue du Petit Charmont, pour la rentrée de leur fils Ernest, le futur père d’Élisabeth, au lycée Victor Hugo.
La guerre sévit encore une fois. Il n’est pas facile d’être étrangers, Italiens de surcroît, l’Italie étant dans l’alliance avec l’Allemagne.
Tomaso va être envoyé en Allemagne pour le Service du Travail Obligatoire, en 1942. Caterina et son fils resteront deux ans sans nouvelles de lui. Pour assurer leur subsistance, elle travaille à l’hôtel des Alliés, place du Marché, en tant que lingère, s’occupant de la lessive et du repassage.
La vie était difficile à tous points de vue pendant les années de guerre mais elle avait, malgré tout, une satisfaction, la réussite scolaire de son fils, visible à l’œil nu, s’incarnant à travers la pile de livres divers qui lui était attribuée à chaque remise de prix.
Elle avait quelque raison d’en être satisfaite, si ce n’est fière. Quelques années plus tard, l’enfant d’Italiens migrants que l’état troublé du monde avait fait accoster en France, obtiendra ses deux bacs et poursuivra ses études supérieures à la fac des sciences et à l’école d’ingénieurs chimistes à Besançon.
Diplôme en poche, il pensait retourner en Italie. C’était son projet d’autant plus qu’il n’avait pas coupé le lien avec la grande famille italienne qu’il retrouvait chaque été.
Mais la vie, l’enracinement progressif dans une ville, dans un pays allaient en décider autrement.



Ernest Cerutti sera enseignant à l’Institut de Chimie et aura parmi ses élèves « ma maman : Michelle Santschi. Elle avait cinq ans de moins que lui et l’amour a décidé ! »


Michelle est née à Genlis. Son enfance se passe à Salins-Les-Bains. Son père, Jean Santschi, Suisse d’origine, a neuf frères et une sœur. La famille, de ce côté-ci, est aussi modeste. La mère de Michelle, Denise Lamy, grand-mère maternelle d’Élisabeth, est cuisinière d’abord dans des familles bourgeoises à Paris, puis dans des pensions et enfin à l’hôpital de Salins après la mort de son mari, comptable de profession, à l’âge de cinquante ans.
Grâce à une bourse, Michelle peut poursuivre ses études universitaires d’ingénieur chimiste à Besançon. Elle choisit ensuite la physique et soutient une thèse de doctorat ès Sciences physiques. Pour être maître-assistant à l’Université.
Ernest, professeur, sera par la suite directeur de l’école d’ingénieur de chimie de Besançon, de 1973 à 1982.

Élisabeth Cerutti, leur fille, est née en 1962. Elle est l’aînée de deux autres enfants, Dominique (au féminin) et Bernard.

Le grand-père Tomaso est mort en 1966. « Nous habitions dans le quartier de Saint-Claude. Ma grand-mère a été la transmettrice de l’histoire de la famille, du village. L’Italie, c’est chez moi. Mes racines sont là ! »
Caterina qui avait donc fait très peu d’études avait le goût du contact avec les autres. Ce qui lui a permis d’apprendre le français facilement et de pouvoir s’adonner au plaisir de la lecture en lisant des livres en français. Elle faisait des ménages dans différentes familles de Besançon et ces familles lui prêtaient souvent des livres. A la bibliothèque, elle avait emprunté Autant en emporte le vent et s’en était délecté. Son fils Ernest l’abonnera à plusieurs revues.
« Mon père a eu la nationalité italienne jusqu’en 1950. Quand il a obtenu la nationalité française en 1951, il a accompli son service militaire à l’école des officiers d’artillerie à Chalons-sur-Marne. Il a également fait une année en Algérie dans le cadre de son service militaire, de 1956 à 1958.
Mes parents se sont mariés en 1959.
Véritable encyclopédie, mon père avait une mémoire impressionnante des dates. Il raisonnait comme un Français cartésien mais en football, il était resté italien dans l’âme. À chaque grande finale que disputait l’équipe nationale d’Italie, il mettait une bouteille de champagne au frais espérant trinquer à la victoire italienne et clamer : « On a gagné ! »
Il s’est investi dans la vie associative. Il a contribué ainsi a fonder la première association d’insertion pour des marginaux et pour ceux qui sortaient de prison, à Besançon. Il s’est également impliqué dans la formation des travailleurs sociaux. Catholique, il a également donné de son temps à la paroisse.


Il a appris le français à l’école mais il s’exprime beaucoup mieux que moi! Ma mère, douée pour l’écriture, avait de grandes facilités pour rédiger.

Avec mon père, j’ai lu toute la collection des Tintin, d’Astérix. Il avait beaucoup de plaisir à lire à voix haute, pour nous, quand nous étions petits. Je nous revois tous les trois, assis sur la banquette et nous buvions ses paroles.
Ma mère nous a plus lu des contes.
Nos deux parents nous ont encouragés à lire. J’avais un appétit démesuré. J’étais inscrite à trois bibliothèques. Je lisais tout. J’avais onze ans, douze ans, je lisais par ordre alphabétique. Chez ma grand-mère, je lisais des romans d’amour, les SAS chez mes oncles.
A la bibliothèque de l’école primaire, j’avais emprunté La guerre des boutons. Le maître avait téléphoné à mes parents pour savoir si j’avais leur permission.

De Pinnochio, je connais des passages en italien par cœur. J’avais non seulement accès aux contes traditionnels en italien mais aussi aux contes en français par mes parents et l’école. Il n’y avait pas de télé, il est vrai.

Lorsqu’on critique l’Italie devant moi, je la défends, de même pour la France, faisant comme toutes les personnes qui ont une double culture, deux pays.
J’ai une grande reconnaissance pour ma grand-mère. Elle me racontait sa vie, celle de ses cousins. Elle adorait raconter et j’adorais écouter même si elle devait répéter cent dix fois la même histoire!
Nous avons eu une enfance merveilleuse. Pendant nos vacances en Italie, c’était la fête partout. Les grands-parents, qui retournaient chaque été en Italie dans leur maison familiale – celle construite par le père de Tomaso et deux de ses fils -, jouaient avec nous tout l’été.


Nous, les enfants, nous choisissions le menu. La famille italienne – les tantes, les oncles, les cousins – était généreuse et organisait l’été de grands repas chaleureux. Nous dégustions la pastèque mise au frais. Nous prenions le seau à lait pour aller chercher des glaces. Nous nous baignions dans le lac.

Ma grand-mère aimait rire, recevoir. C’était important pour elle que les gens se sentent bien. Elle n’était pas riche mais donnait à plus pauvre qu’elle. Pourtant, elle a traversé bien des épreuves. Sa vie n’a pas été facile mais elle saisissait le bon côté des choses. Elle avait la joie de vivre.
Elle nous parlait en italien, plus exactement en dialecte italien de la région. En Italie, elle parlait aussi français. Parfois, elle emmêlait les deux langues, savoureusement : « Je suis toute confusionnée » pour dire « confusionata ».

Elle est morte en 1990, à quatre-vingt-sept ans. Elle n’a pas su que je deviendrais libraire. »
Élisabeth Cerutti est donc devenue la libraire que nombre de Bisontins connaissent, visitant sa librairie, achetant ses livres, assistant aux belles rencontres qu’elle organise avec les écrivains.
La librairie sise d’abord au 138 de la Grande Rue s’est ensuite « déplacée », l’année 1997, au 95 de la même rue.
Au printemps 1998, après une intense activité marquant le changement d’emplacement de la librairie, Élisabeth a voulu se reposer quelques jours, au soleil.
« J’étais épuisée. En plus, L’hiver avait été pluvieux. Ma voisine de palier travaillait dans une agence de voyages. Je pensais partir en Sicile sur les traces d’Empédocle mais en Sicile, la mer était encore trop froide. Ma voisine m’a alors fait voir des catalogues et nous sommes tombées sur : « Échappées sahariennes ». Trois jours dans le désert tunisien. Il restait une ou deux places.
J’ai réservé et pris l’avion le dimanche qui suivait… »
Depuis, Élisabeth a, après la France et l’Italie, un troisième pays qui lui est cher, la Tunisie.

Propos recueillis par Soumya Ammar Khodja Besançon, avril 2009

Lombardia, Italie

Emagny, Bourgogne-Franche-Comté, France

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