Daniel de Roulet est l’auteur de nombreux romans, dont L’homme qui tombe, chez Buchet-Chastel, qui prend pour cadre la zone d’expulsion des étrangers sans papiers de l’aéroport de Roissy.
Interview de Daniel de Roulet, écrivain suisse, qui vit en France, à côté de Dole.
Vous avez publié un recueil de textes intitulé Nationalité frontalière. Vous êtes un adepte du paradoxe ?
Je ne suis pas l’inventeur de ce terme de « nationalité frontalière ». On le trouve dans un texte de Julien Gracq, dans lequel il souhaite que ses personnages aient tous ce statut particulier qui correspondrait à une « nationalité frontalière ». Voilà où je l’ai emprunté.
C’est en effet un paradoxe, puisque en principe, la nationalité est justement quelque chose qui est à l’intérieur d’une frontière, et pas à cheval sur une frontière. Pourtant, aux abords de la plupart des frontières, les habitants ont l’habitude d’utiliser soit les disparités économiques, soit les disparités religieuses, ou légales, etc. Déjà du temps de Voltaire et de Rousseau, on s’était habitué à jouer à saute-frontières. Et ça continue maintenant avec les Français qui vont acheter leurs cigarettes en Espagne, les Allemands qui vont mettre leur argent au Liechtenstein… C’est donc bien une utilisation de la frontière. Sauf que cela se fait en général de manière un peu honteuse, alors que je revendique ce statut de transfrontalier de façon positive. Je ne prétends pas que tout le monde puisse vivre à cheval sur les frontières, car il y en a pour lesquels la frontière est une vraie barrière, et même éventuellement une barrière qui les protège. Mais dans le découpage qui a été fait au XIXe siècle avec la naissance de l’État-nation, nombre de personnes ont été privées de l’autre moitié de leur famille, de leur tribu, de leur clan, des locuteurs de leur langue… Juste quelques exemples : les Kurdes, les Basques, et en Afrique ou dans les colonies, les frontières ont quasiment été programmées pour semer la zizanie.
Cela dit, le nomadisme amène tôt ou tard à se poser la question de l’identité nationale et du hasard qui fait qu’on se retrouve de tel ou tel côté de la frontière.
Alors, l’Europe de Schengen réalise votre programme ?
Ce serait trop beau ! En fait je m’aperçois que, depuis Schengen, j’en arrive presque à regretter nos bonnes vieilles frontières parce que chacun savait où elles se situaient. Alors que, dans les directives d’application, on introduit deux notions. Tout d’abord, celle de « zone » qui existait durant la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire une zone dans laquelle la législation en vigueur est spéciale. Au lieu d’être une ligne, la frontière, devient ainsi un espace. Ensuite, les compétences des douanes sont devenues des compétences de police, c’est-à-dire que si je circule avec une voiture à plaque allemande en France, un douanier à l’entrée de Besançon peut me demander d’ouvrir mon véhicule pour contrôler mon coffre.
Alors qu’on parlait d’abolition des frontières, on en a profité pour remplacer la notion de frontière par celle de sécurité. Et bien sûr, la sécurité est une tarte à la crème. Dans la représentation précédente, qui pour nous était assez claire, l’espace privé se différenciait de l’espace public ; désormais, l’espace public est morcelé en zones sécuritaires de différents statuts.
Par exemple, lors de l’Eurofoot en Autriche et en Suisse, on a construit autour des stades et dans les centres-villes des zones sous contrôle policier dans lesquelles ont ne pouvait pas pénétrer sans avoir été fouillé, et dans lesquelles même la liberté de commerce était abolie puisqu’on avait le droit de n’acheter que la bière d’une certaine marque, etc. Ainsi, sous prétexte de sécurité, l’UEFA a reçu dans ce cas-là une mission régalienne, dévolue à l’État donc. Elle s’est retrouvée à la tête d’un territoire délimité et sur lequel elle impose sa propre législation, d’exception.
Alors que l’on avait l’impression que l’on allait ouvrir tous les espaces publics à tous les habitants de l’Europe, on construit des barrières à l’intérieur des territoires communs. Voilà qui me rappelle ce qui s’est passé à la fin du Moyen Âge lorsqu’une classe sociale a décidé de délimiter des territoires jusque-là considérés comme pâturages communs. Ce sont les enclosures, comme l’on dit chez les Anglais. Alors que l’on considérait jusque-là que certains biens et certains lieux appartenaient à tout le monde, comme l’eau des rivières, les pâturages ou les forêts, les règles de propriété ont changé en faveur des plus forts, et la libre circulation a été abolie. Près de Dole, la forêt de Chaux, par exemple, dans laquelle chacun pouvait aller chercher son bois, a été clôturée et morcelée avec des législations différentes selon chaque parcelle.
Schengen, qui devait réaliser l’ouverture des territoires et permettre la libre circulation à l’intérieur de toute l’Europe, s’est transformé en une politique de contrôle des mouvements à travers toute l’Europe. Les mesures au périmètre extérieur de Schengen ont été renforcées et ont fait de l’Europe une forteresse, notamment par rapport aux migrants économiques, sans parler des réfugiés. La vraie nationalité frontalière serait désormais de s’établir des deux côtés des limites de l’Europe de Schengen.
Donc, d’un côté, on abolit la frontière, mais pour en reconstruire d’autres, ce qui, sous prétexte de provisoire ou d’événementiel, amène à une restriction de la liberté de mouvement. Aujourd’hui, les aéroports sont cloisonnés en zone internationale, zone transfrontière, zone Schengen, « zones d’attente pour personnes en instance » (ZAPI), zones tax free, etc.
Vous êtes pour l’abolition totale des frontières ?
À terme, oui, mais je pense que nous avons hérité d’une situation historique pour laquelle des gens sont morts, il y a soixante ans au centre de l’Europe et il y a moins de dix ans à la périphérie de cette Europe (Yougoslavie). Les frontières ont été défendues contre des occupants et pour la liberté. Donc, il n’est pas évident de dire à ces gens-là ou à leurs descendants qu’ils se sont battus pour rien et qu’il n’y a plus de danger, même si les nouvelles générations en sont persuadées. Comme dans beaucoup d’autres changements nécessaires, il faut les faire de façon relativement pédagogique et en faisant bien attention d’emmener tout le monde. Sinon, nous ferons comme tous les politiques qui, en période électorale, ravivent ces sentiments nationalistes et bloquent définitivement des situations dans un conflit passé.
Depuis que nous avons tous vu l’image de la Terre depuis la Lune et compris que la planète était un tout, l’organisation de l’espace doit se faire en accord avec tous les habitants de la planète. D’autant qu’une appropriation des richesses au cours des siècles par certaines nations a induit un niveau de vie très différent, qui ne s’effacera pas d’un coup.
Vous jugez possible une invasion des « barbares » si les choses évoluent « trop » vite ?
Je pense que dans la mesure où, peu à peu, chacun des habitants de cette planète considère qu’il fait partie de plusieurs communautés à la fois, c’est-à-dire qu’il n’est pas définissable que par la nationalité de son passeport, on arrive à une suppression graduelle des frontières, y compris celles qu’on a dans la tête.
L’identité de chaque individu est donc plurielle. Le métissage culturel devient une valeur universelle.
Je me trouvais dernièrement à Dubaï. En discutant avec une femme de ménage, je me suis aperçu qu’elle avait la nationalité philippine, avait eu son premier poste de travail à Taiwan dans une fabrique de téléviseurs, et que maintenant elle était enceinte d’un Vietnamien tout en travaillant dans la péninsule Arabique. De quelle nationalité est-elle ? Est-elle une barbare ? Au fur et à mesure qu’elle est passée des Philippines à Dubaï, elle s’est rendu compte que la planète est un tout, et elle me l’apprend aussi.
Vous venez vous-même de souligner les inégalités économiques. Est-ce qu’elles ne sont pas une menace sur votre façon de voir positivement les migrations ?
Oui, ces inégalités sont une menace, surtout si elles continuent de se creuser.
Malgré tout, les migrants de notre monde contemporain sont en quelque sorte l’annonce vivante de cette planète Terre enfin partagée entre tous et dont vous rêvez ?
Oui, le migrant, mais aussi le nomade, ce qu’est de plus en plus la jeune génération, qui n’a vraiment plus à se reconnaître et à se définir par la seule nationalité. C’est un double mouvement : l’abandon du suprématisme blanc, et le brassage non conflictuel, à un niveau planétaire, des populations et des cultures.
Suisse
Dole, Bourgogne-Franche-Comté, France