Il pleut. Je marche vite. L’humidité colle partout. Mes lunettes se brouillent. Je vais chez Nadia.
Elle habite une tour qui est destinée à la démolition.
La jeune femme m’attend sur le palier. Je ne la connais pas, mais grâce au téléphone, sa voix paisible et son doux accent me sont déjà familiers. Brune, le sourire franc, elle me tend la main.
J’entre dans le salon. S’empressant autour de moi, elle m’aide à enlever mon manteau mouillé, prend mon écharpe pour les mettre à sécher dans la pièce à côté.
Nous nous asseyons, elle me propose : « Vous voulez un thé, un café? » Je réponds : « Un thé » ravie de la proposition bienvenue. Sur la table basse rectangulaire, un magnifique gâteau attend.
Le thé est chaud, accompagné d’une coupelle de rondelles de citron. Elle me convie à prendre une part du gâteau qu’elle a préparé elle-même pour la circonstance. Je goûte et j’apprécie. Elle me dit : « chez nous, nous utilisons beaucoup les noix dans notre pâtisserie »
« Chez nous » c’était en Géorgie.
Nadia est géorgienne d’origine arménienne, son mari aussi. Ils sont arrivés en 2002 à Besançon et y ont été régularisés, selon ses termes, en 2004.
« En Géorgie, nous sommes des Géorgiens d’origine arménienne, en Arménie des Arméniens d’origine géorgienne et ici nous sommes des étrangers! »
Ce mot, étranger, semble lui brûler les lèvres, comme si elle en ressentait la charge négative, colportée par une certaine opinion. Un étranger ne fait rien, ne travaille pas, n’est bon à rien… etc. Alors qu’un étranger a tout intérêt à travailler!
Elle raconte son désarroi, lors des premiers jours, des premiers mois de leur arrivée : « Ici, quand tu viens, tu es rien, tu es zéro. Tu portes sur toi le « tampon étranger ». Tu dois trouver ta place et tu ne connais personne. Tu dois trouver ta place dans les gens, dans ta vie, dans ce pays. Tu n’as personne à qui parler et les autres te regardent. Ils te regardent et pensent : Comment est-elle? Et tu es obligée de te présenter toi-même. »
Son mari, elle et les enfants ont été obligés de partir. « La Géorgie n’est pas le pays de la tranquillité », dit-elle sobrement. Ils ne s’y sentaient pas en sécurité et l’existence n’y était pas facile. « Il faut tout payer, même pour l’école. Si l’on a la poche bien remplie, tout va bien, si l’on la tête vide, ce n’est pas bien grave! »
« J’ai appris le français toute seule. Au début, je faisais des gestes, des dessins pour me faire comprendre. Mon accent faisait rire mais en gros, on me comprenait! »
Nadia se rend compte de la nécessité absolue d’apprendre la langue écrite. « Demain, m’informe-t-elle, je vais à la maison de quartier pour apprendre l’écriture »
Daniel, son fils a 13 ans, il est au collège, Maria, la petite, est en CM1.
Les premiers temps, le garçon n’était pas bien. « La psychologue de l’école m’avait convoquée et m’avait montré ses dessins, raconte Nadia : d’un côté, une maison très jolie et de l’autre, un immeuble haut et gris. Ce qui correspond à un avant, son pays, et à un après qui n’est pas son pays. « Il se sent un peu perdu. Il n’a pas encore trouvé sa place » m’avait expliqué la psychologue. Après cela, Daniel a été suivi pendant quelques mois dans un centre spécialisé, pour enfants en difficultés. Aujourd’hui, il va beaucoup mieux. Il a trouvé sa place.
Je me souviens, une année après notre venue, il m’avait dit qu’il voulait retourner dans son pays. Je lui ai demandé : mais pourquoi? Il m’a répondu « Ici, je n’ai pas de copain. Un jour, il me parle, un autre, il ne me parle pas ». Je lui ai répondu en le regardant bien droit dans les yeux : «Un jour, tu trouveras un vrai copain ». »
« La petite est toujours gaie. Elle parle beaucoup. Dès qu’elle rentre, elle raconte sa journée. Je ris : « Maria, tes batteries ne sont jamais vides! ». Son maître d’école m’a dit : « Maria est impeccable mais elle pense que l’école c’est fait pour s’amuser et parler!» Elle est heureuse de la préparation de Noël dans sa classe et n’arrête pas d’y penser et d’en parler. Elle remarque vite quand je suis triste. »
« Les enfants sont scolarisés. Ils ont Leurs activités. Mon mari travaille. 39 heures par semaine. Moi, je m’occupe de toutes les démarches administratives. J’ai quatre cartons de papiers, deux pochettes. Pour la préfecture, l’ANPE, la MSA (CAF agricole)… et il faut à chaque fois tout recommencer. »
Nadia et sa petite famille ont d’abord habité en centre d’accueil. Aujourdhui, ils sont dans un appartement HLM. « Les murs était de couleurs différentes, rouge, rose, violet, jaune… Le robinet était cassé… Il a fallu tout refaire. C’est important de se sentir bien là où nous habitons. »
Le travail, pour cette jeune mère de famille – 31 ans- est une obsession.
« J’ai fait une demande d’emploi à Carrefour. Les horaires sont de 3 heures du matin à 11 heures du matin. Je pensais : ce n’est pas grave que ce soit aussi tôt, mon mari est à la maison, les enfants aussi, je ne serai pas trop absente de la maison, loin d’eux. Eh bien, ma demande a été refusée car je n’avais pas les 6 mois d’expérience nécessaires, dans la même branche. »
Je demande : « Quelle branche? » « L’ouverture des cartons, la mise en rayons des marchandises. Mais même pour ça, il faut Bac + je ne sais quoi! J’ai fait une autre demande à Casino. J’attends. Mon mari travaille. Moi, j’attends toujours. »
« J’ai travaillé quelques jours dans une maison de retraite. C’était très dur. Je n’ai pas supporté. Souvent, on me demandait plusieurs choses à la fois, en même temps.
Le plus dur, c’était de voir des personnes qui ne voulaient pas être à la maison de retraite et qui y étaient malgré elles, à leur grand désespoir. Une fois, j’ai vu une vieille femme s’accrocher aux mains de sa fille venue la visiter et qui la suppliait de ne pas la laisser. C’était insupportable. Pourquoi mettre ses vieux parents en maison de retraite? Tout mais pas ça! »
Nadia a un diplôme d’infirmière de là-bas. Son équivalence d’ici devrait correspondre à une formation d’aide-soignante. Or, il semble que cette piste n’ait pas abouti. Là où elle accomplissait ses stages, l’équipe était restée fermée, ne s’était pas ouverte. Quand elle avait des questions à poser, on était trop occupé pour lui répondre ou on lui rétorquait qu’elle n’avait qu’à chercher elle-même.
« Je voudrais travailler. Cela fait quatre ans que cela dure! » La jeune femme porte sa main à son cou et la révolte résonne dans sa voix contenue : « Personnellement, je n’ai aucune ressource. Moi, concrètement, j’ai zéro. Je n’ai pas le droit au RMI. Mon mari est gentil mais je n’aime pas être obligée de lui demander même de quoi payer ma place de bus! Les boîtes d’intérim, elles te font écrire ton nom et ne te rappellent plus. Je pourrais être femme de ménage, caissière, mais je ne trouve pas. Alors, je travaille bénévolement à l’épicerie sociale, pour rester en contact avec les gens, l’extérieur et ne pas être démoralisée ».
L’assistante sociale lui a demandé si elle, Nadia, a un rêve. La jeune femme me répète ce qu’elle lui a répondu : « Je n’ai pas de rêve! Je suis réaliste, je préfère travailler. Je ne voudrais pas reprendre des études qui ne se terminent pas sur du travail. Je suis dans le présent. Si je rêve, je rêve pour les gosses et je me bats contre les obstacles administratifs. »
les enfants parlent couramment le français. A la maison, les parents s’adressent à eux en géorgien, me dit Nadia, et en arménien. L’appartement familial serait le lieu des langues natives et l’école et l’extérieur, ceux de la langue française.
Mais la petite dernière ne comprend pas toujours tous les mots. Parfois son arménien est un peu maladroit et Nadia lui fait reprendre, pour qu’elle s’exprime correctement. Souvent, elle revient de l’école, impatiente de raconter dans la langue qui lui est la plus… rapide, le français. Comme si cette langue pénétrait le foyer telle une vague fraîche et irrésistible. Et si la digue maternelle s’affaiblissait un peu…
Les enfants ne sont encore retournés au pays natal. Ils n’ont pas encore les passeports requis. Nadia y est retournée pour assister à l’enterrement de son père.
Daniel a des souvenirs. Par exemple, celui du trajet qui allait de la maison à son école. Sur une photo, il a reconnu un meuble qui « date » de sa toute petite enfance. Maria était trop petite. Entendant les autres parler, il lui arrive de s’inventer des souvenirs.
Nadia et son mari voudraient que leurs enfants aient l’opportunité de connaître le pays natal et sa culture. Ils voudraient aussi que leurs enfants aient la possibilité de construire leur vie en France.
L’entretien se termine. Les enfants sont de retour. Un couple arrive. Tout d’un coup, la pièce vibre comme une ruche.
Nadia m’accompagne jusqu’au palier. Nous nous serrons la main. Elle plaisante : « j’ouvrirai un restaurant aux spécialités arméniennes et géorgiennes et je vous inviterai! » J’acquiesce.
Il fait noir. Je marche vite, laissant Nadia à son existence, sa sourde révolte et ses batailles.
Propos recueillis par Soumya AMMAR KHODJA Besançon, décembre 2008
Géorgie
Besançon, France