Mes souvenirs sont des pigments liquides

Accoudée au zinc du bar de l’université, une beauté kabyle avale un verre de bière. Nous avons, elle et moi, un point commun.



Un de nos parents ou nos parents ont un jour franchi la mer. C’est loin. De mon Algérie, je n’ai que des souvenirs vagues et souples. Odeurs épicées, une grand-mère aux seins si larges, et qui vous serre jusqu’à l’étouffement, le pont suspendu à Constantine, une rue de cailloux brûlants sous un soleil qui donne des uppercuts.
Désormais, j’ai des traces du Maghreb dans la silhouette. Je parle trop fort, mes gestes sont amples et je dois toujours palper les gens pour les sentir exister.
De cette Algérie : un nez busqué, l’excès en toute chose, un corps trapu de maçon.
Construire sa vie avec une double appartenance et pourtant jamais exactement à sa place. J’ai appris à jouer du mélange. Mi-Franc-Comtois, mi-Aurésien, sans religion.

Je regarde encore le long zinc bleuté. Assise à un tabouret, la femme aux longs cheveux noirs bouclés, dégage un swing de chair, sous son jean ouvert aux rotules, sa peau mate claque avec douceur. Nous avons, toi et moi, une ressemblance.
Je ne connais ni la géographie, ni l’histoire de ce pays. Je ne sais de l’Algérie qu’une rumeur qui palpite en mon ventre, l’emportement facile et un sens de l’humour particulier : la dérision. Je ne parle pas l’arabe mais j’en comprends sa musique.
Qui m’apprendra l’autre rive ? Mes deux garçons Hugo et Clément n’ont plus qu’un quart d’Afrique au sang, ce continent à la dérive s’éloigne d’eux.
Notre histoire devient la légende de mon père émigré après une guerre, et d’une mère venue des plateaux du Haut Doubs. La rencontre impossible de deux exotismes. Je souris alors soudain à ces deux villages que sont l’Algérie et la France dont la querelle de clocher remonte à si loin que l’on ne peut se souvenir de ce qui la déclencha.

La beauté kabyle a pivoté et a embrassé avec appétit un jeune homme pâle et blond.
Voilà, tout est dit. Ils ont oublié vos douleurs et vos guerres, ils ont toute une vie devant eux pour s’aimer.

Texte de Karim Nezzar-Kebaïli, Extrait du livre Couleurs Solides, 2003 (texte réunis par Soumya Ammar Khodja)

Constantine, Algérie

Besançon, France

Votre navigateur est dépassé !

Mettez à jour votre navigateur pour voir ce site internet correctement. Mettre à jour mon navigateur

×