La population des pays du Moyen-Orient (Turquie, Iran, Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Israël et Palestine, Egypte ; on ne compte pas ici les pays de la péninsule arabique) est d’environ 345 millions d’habitants, massivement musulmans. On évalue à environ 3% (autour de 10 millions) le nombre des chrétiens parmi eux.
Qui sont ces chrétiens ? Comment s’explique leur présence ? Forment-ils un ensemble cohérent ? Quel est l’effet sur eux des crises et des guerres qui secouent le Moyen-Orient ? Ils émigrent beaucoup : vers où se dirigent-ils surtout ? Voici quelques éléments de réponse.
1. Le christianisme est né au Moyen-Orient, et il y a été tout à fait dominant jusqu’à la conquête musulmane du VIIe siècle. Antioche, Jérusalem, Alexandrie ont été longtemps des foyers rayonnants du christianisme.
Il n’a absolument pas été apporté par les colonisateurs, à la différence de ce qui s’est passé en Amérique ou en Asie (Vietnam, Philippines). Il est ici une réalité autochtone, antérieure à l’islam.
2. Il a été très tôt, et reste, extrêmement divisé entre des confessions différentes et parfois rivales, que l’observateur extérieur a du mal à distinguer et à bien comprendre. Les principaux groupes sont les Assyro-chaldéens (en Irak), les Coptes d’Egypte, les Arméniens, les Syriaques et, au Liban, les Maronites et les Melkites (dits aussi gréco-catholiques, comme les Uniates d’Ukraine).
Ce qui les distingue est l’un ou plusieurs des trois facteurs suivants :
a) la position prise lors des disputes théologiques des IVe-Ve siècles autour de la nature divine/humaine du Christ (querelle nestorienne).
b) La relation entretenue ou refusée
avec le pape de Rome au fil des siècles. Certaines églises sont unies à Rome, comme l’église maronite et l’église gréco-catholique dite melkite, d’autres autonomes, comme l’église copte et l’église apostolique arménienne, d’autres tournées vers le monde orthodoxe, comme le patriarchat grec-orthodoxe d’Antioche.
c) la langue (liturgique ou parlée familialement). La langue liturgique peut être le syriaque (ou araméen, langue sémitique qui fut celle du Christ), parfois un peu de grec ou de latin, souvent l’arabe, l’arménien pour les Arméniens. La langue parlée en famille (hormis parmi les Arméniens) est l’arabe. Les chrétiens du Moyen-Orient sont arabophones. La plupart se disent, et sont, arabes.
3. Face aux colonisations (les Croisades, la poussée européenne aux XIXe-XXe siècles), les musulmans ont souvent soupçonné les chrétiens locaux d’être des chevaux de Troie des étrangers chrétiens. Soupçon parfois justifié, mais le plus souvent injuste : les chrétiens d’Orient furent massivement, et sont, des sujets loyaux des pouvoirs musulmans. Ils contribuèrent activement à la naissance du nationalisme arabe (contre le pouvoir turc avant 1914, contre le colonisateur anglais ou français après 1919). Ainsi les maronites du Liban, chrétiens unis à Rome , très francophiles et francophones, se sentent et se disent libanais, arabes, et sont arabophones. Ainsi les élites coptes d’Egypte ont-elles été très actives dans la création du Wafd, premier grand parti nationaliste. Un copte, Boutros Boutros-Ghali a été secrétaire général de l’ONU en 1992-1996. En Irak, Tarek Aziz fut le bras droit de Saddam Hussein. En Palestine, Georges Habbache fut le leader d’un groupe armé, le FPLP. Enfin, dans les années 1940-50, parmi les fondateurs et théoriciens du Baas, grand parti nationaliste panarabe surtout présent en Syrie et Irak (Saddam Hussein en était membre, tout comme la famille Assad en Syrie), on compte plusieurs chrétiens, notamment Michel Aflak, syrien, chrétien orthodoxe.
Exemple plus récent : Azmi Bishara, chrétien palestinien, député arabe israélien en 1996-2007, puis très actif à Doha (Qatar), où il a travaillé sur Al-Jazira, puis fondé le Centre arabe, le Doha Institute, des chaînes de télévision et un journal quotidien (« Le Monde », 18-19 novembre 2018).
4. Les Coptes d’Egypte. Ils sont de loin la communauté chrétienne la plus importante du Proche-Orient. 5 millions ? 7 ? 10 ?. Les estimations sont très variables, qui donnent des pourcentages allant de 5 à 10% de la population égyptienne. Cette église de tradition nestorienne (monophysite), dirigée par un pape (actuellement Théodore II), affronte depuis toujours une situation difficile. Officiellement préservée par le pouvoir, elle est pourtant régulièrement l’objet d’attentats meurtriers perpétrés par les organisations djihadistes ; derniers en date : à Alexandrie, une voiture piégée tue 21 coptes le 31 décembre 2010 devant une église ; une série de meurtres dans le Nord-Sinaï en février 2017 ; deux attentats à Tanta (27 morts) et Alexandrie (17 morts) le jour des Rameaux 2017 dans des églises ; 9 morts en décembre 2017 dans une église au sud du Caire ; 7 morts en novembre 2018 près du monastère de Saint-Samuel au sud du Caire.
Par ailleurs, un « plafond de verre » leur interdit de fait l’accès à certains postes (doyen d’université ; général d’armée ; professeur d’arabe…).
La communauté est très active sur le plan économique. Elle manifeste aussi une piété fervente, marquée par la vénération des saints et de la Vierge (qui apparaît en 1968 dans la banlieue du Caire). Le monachisme se développe à nouveau : 200 moines en 1971, 1 200 en 2001. Discriminations et danger n’empêchent donc pas la vitalité communautaire, mais favorisent l’émigration (1 million de coptes vivent en diaspora).
5. Du génocide arménien à Daech : l’ombre du massacre
a) L’éradication des chrétiens de l’empire ottoman par le pouvoir turc fut en 1915-1920 l’acte inaugural de la purification ethno-religieuse poursuivie depuis lors par l’aile la plus intolérante de l’islam. Elle visa trois groupes : les Arméniens, dont le génocide est connu (1 à 1,5 million de victimes, entre la moitié et les 2/3 de la communauté), les Assyro-Chaldéens (peut-être 300 000 victimes en Turquie et Irak) et les Grecs pontiques, installés sur les bords de la Mer Noire (même estimation), deux autres massacres génocidaires moins connus.
b) le calvaire des chrétiens d’Irak a recommencé après l’intervention américaine de 2003, sous l’impulsion, entre autres de « Al Qaïda en Irak ». Assassinats, saccages d’églises avaient fait fuir la communauté chrétienne de Mossoul, passée de 50 000 vers l’an 2000 à 2500 en 2014, lorsque Daech vint achever le travail, ciblant particulièrement la minorité musulmane des Yézidis, mais chassant aussi les chrétiens encore présents.
Partout au Proche-Orient, comme l’écrit Bernard Heyberger, « les chrétiens se retrouvent otages ou victimes de stratégies politiques et d’opérations mafieuses sur lesquelles ils n’ont presque aucune prise ».
6. Emigration et diasporas
L’émigration est donc massive, résultant de causes économiques classiques mais surtout de la montée de l’intolérance et des dangers physiques encourus, dans le chaos irakien après 2003, dans la guerre en Syrie après 2011, et partout où peuvent agir Al Qaida et Daech. Plusieurs confessions chrétiennes comptent autant ou davantage de membres en exil qu’au Proche-Orient même. Ainsi les Maronites, qui seraient 1,3 million en Amérique latine contre 1,5 au Liban. Ainsi les Assyro-Chaldéens de Turquie-Irak, qui étaient 1 million avant 2003 sur leur terre d’origine, et ne seraient plus que 300 000 , alors qu’ils seraient 150 000 aux Etats-Unis, et 200 000 en Europe dès 2005. Ils sont 20 à 30 000 dans la ville suédoise de Södertälje, où leur club de football (Assyriska Fotbollsföreningen) se distingue. Ils sont 8 000 à Sarcelles, dans la banlieue parisienne, où les premiers d’entre eux sont arrivés vers 1975-80, fuyant la guerre entre l’armée turque et le PKK. Beaucoup, optimistes, se voient suivre le même parcours d’intégration que les Portugais.
Les Coptes seraient 900 000 aux Etats-Unis, 200 000 au Canada, 75 000 en Australie.
7. En France et Franche-Comté
Le nombre des Arméniens et Français d’origine arménienne est estimé à 500 000 environ. (voir sur ce site la note sur les Arméniens). Présents depuis un siècle environ, ils sont restés très attachés à leur église nationale. Ils disposent à Paris de deux cathédrales, Saint-Jean Baptiste et Sainte-Croix des Arméniens
La communauté maronite est en France, en-dehors du cas arménien, la plus nombreuse, avec plus de 60 000 membres. Leur cathédrale est Notre-Dame du Liban, située rue d’Ulm à Paris, non loin du Panthéon.
Citons quelques Français connus d’origine libanaise : Guy Béart, la famille Chedid (Andrée, Louis, Matthieu), Amin Maalouf, Carlos Ghosn (libano-brésilo-français), Léa Salamé.
Les coptes sont estimés à 40 à 50 000, les assyro-chaldéens à 15 000 environ, les melkites (gréco-catholiques) à 10 000. L’église des melkites à Paris est Saint Julien le Pauvre, non loin de Notre-Dame.
La Franche-Comté entretient des liens particuliers avec le Liban. En effet, après 1904, les Sœurs de la Charité de Besançon, ordre fondé en 1802-1807 par Sainte Jeanne-Antide Thouret (née à Sancey), se sont installées dans ce pays. Elles y ont ouvert des écoles, toujours actives, comme l’Institution Sainte-Anne, située rue de Besançon à Baabda, quartier de Beyrouth. L’historien franc-comtois Florent Tissot a étudié leur action, et dressé la liste des Sœurs de cette institution, autochtones ou franc-comtoises. Les « Sœurs de Besançon » sont bien connues au Liban.
La tradition de service aux plus pauvres se poursuit dans les locaux des Sœurs de la Charité, au 129 Grande Rue à Besançon, où sont accueillies des familles migrantes primo-arrivantes. Tout près, la « boutique Jeanne-Antide » accueille des mineurs non accompagnés.
Les chrétiens francs-comtois, répondant aux appels du pape et de leur évêque, sont engagés nombreux dans le soutien aux réfugiés et migrants (voir sur ce site le compte-rendu des Journées de l’association Poursuivre en 2018), notamment des chrétiens de Syrie et d’Irak. Précisons qu’ils accueillent aussi des réfugiés non-chrétiens ; et que d’autres militants associatifs, incroyants ou croyants d’autres religions, ainsi que les institutions officielles de tous niveaux, participent à de telles actions de solidarité.
Plusieurs chrétiens de Qaraqosh, ville du Nord irakien, ont été accueillis en Franche-Comté en 2016 (voir « L’Est Républicain » des 31-12-2016 et 20-1-2017)
CONCLUSION
Nous reprendrons en conclusion les mises en garde de Bernard Heyberger, l’un des très bons spécialistes du sujet, dans l’introduction de son « Que Sais-je ? » sur « Les chrétiens d’Orient ».
1) L’expression même de « chrétiens d’Orient » date des années 1860 lorsque la France intervint pour protéger les chrétiens libanais victimes de massacres. Elle installe donc l’image des chrétiens d’Orient comme victimes. Or ils ne sont pas seulement des victimes passives, « ils participent aussi à l’histoire en tant qu’acteurs ; ils pensent, luttent et espèrent ; ils restent présents dans notre siècle et demeureront dans l’avenir ».
2) « L’expression « chrétiens d’Orient » laisse entendre une homogénéité (…), ce qui n’est pas le cas. Généralement, un « chrétien d’Orient » ne se déclare pas comme tel, mais comme copte, maronite, grec-catholique ou grec-orthodoxe, araméen ou assyrien…ou comme chrétien égyptien, libanais, irakien, etc… ».
Nous avons tenté ici de tenir compte de ces mises en garde. Les chrétiens d’Orient, comme les chiites, comme les yézidis, sont menacés et gravement persécutés par l’extrémisme sunnite, mais ils font preuve d’une courageuse vitalité. Leur foi chrétienne les rapproche, mais leurs traditions cultuelles et leurs enracinements nationaux les distinguent. Menaces, vitalité, unité, diversité.
Pierre Kerleroux, janvier 2019
BIBLIOGRAPHIE
• Bernard Heyberger, Les chrétiens d’Orient, PUF, collection Que Sais-je ?, 2017, 127 pages. Une synthèse commode, très informée.
• Jean-Pierre Valognes, Vie et mort des chrétiens d’Orient. Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 1994, 975 pages. Une véritable encyclopédie, d’une grande précision.
• Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, catalogue de l’exposition présentée à l’Institut du Monde arabe à Paris en septembre 2017, Gallimard-Muba-IMA, 208 pages. Série de mises au point historiques, plus synthétiques ou plus pointues. Riche iconographie.