L’islam en France avant 1945

La France compte aujourd’hui, en 2016, selon les estimations couramment admises, entre 5 et 6 millions d’habitants de culture musulmane, dont 2 millions environ sont pratiquants, dans l’une des 2 450 mosquées ou salles de prières de l’hexagone (Besançon en compte 4).


Cette présence, notable (8 à 10 % de la population), est, à l’échelle historique, très récente. Pendant 13 siècles, jusque vers 1900-1915, l’islam a eu en France métropolitaine une présence quasi nulle. En 1945 encore, cette présence était très faible. L’islam était invisible, non sous l’effet d’une quelconque répression mais parce que le nombre des musulmans dans l’hexagone était infime.

Si Chrétienté et islam ont été autour de la Méditerranée pendant des siècles des religions ennemies, la France joua dans cet affrontement, qui ne se déroulait pas sur son sol, un rôle original, volontairement secondaire. La conquête de l’Algérie en 1830, la révolution industrielle et la 1ère Guerre mondiale expliquent l’apparition, surtout après celle-ci, d’un courant migratoire de populations musulmanes vers la métropole, courant encore faible avant 1945.

Pour bien aborder le sujet traité ici, il faut chausser différentes lunettes : des lunettes géopolitiques (les relations de l’Europe en général et de la France en particulier avec les grandes puissances musulmanes) ; des lunettes religieuses (les relations entre deux monothéismes rivaux) ; des lunettes historiques nationales (les phases de l’histoire de France) ; des lunettes démographiques (les flux migratoires, qui font arriver en France des musulmans venus  notamment de son empire). Selon les époques, l’une ou l’autre lunette sera plus utile, mais il est souvent nécessaire d’en chausser plusieurs, voire, exercice délicat, toutes.


I. ISLAM ET CHRISTIANISME, DEUX RELIGIONS DURABLEMENT ENNEMIES

1°) La conquête arabo-musulmane, engagée dès la fin de la vie de Mahomet (mort en 632) à partir de la région de Médine et La Mecque,  a été fulgurante. Vers le Nord (la Syrie est prise, et Constantinople, capitale de l’empire byzantin, est assiégée deux fois, en 675-678 et 718), vers l’Est (conquête de la Mésopotamie, de la Perse, de l’Asie centrale; victoire de Talas, dans l’actuelle Kirghizie, en 751 contre les Chinois), vers l’Ouest (l’actuel Maghreb conquis en 670-711 ; l’Espagne conquise presque entière en 711-715 ; la France et l’Italie sont abordées ; la Sicile est conquise et restera musulmane en 827-1040). Les populations conquises, qui étaient chrétiennes ou polythéistes, s’islamisèrent le plus souvent, mais des communautés chrétiennes ont subsisté jusqu’à nos jours. L’Occident, qui achevait vers l’an 1000 de se christianiser, organisa peu à peu sa défense contre l’expansion de ce monothéisme rival.

2°) Des siècles d’affrontement aux deux extrémités de l’Europe et en Méditerranée.

Rappelons que les grands empires musulmans furent d’abord arabes (dynastie omeyyade de Damas, puis abbasside de Bagdad), puis turcs (Seldjoukides, puis Ottomans). L’Espagne musulmane garda des dynasties arabo-berbères. Au Maghreb, la dynastie marocaine était arabe et indépendante des Turcs, les pouvoirs d’Alger, de Tunisie et de Libye étaient arabes et, en principe, soumis aux Turcs. La Perse musulmane, chiite à partir de la dynastie safavide au XVIIe siècle, était à part. Du XVe siècle à 1923, la grande puissance musulmane était la Turquie ottomane.

* La reconquête chrétienne de la péninsule ibérique (Reconquista) fut une vraie croisade aux XIè-XIIIè siècles. Il y eut aussi des périodes de répit et de cohabitation. Elle s’acheva en 1492 avec la prise de Grenade. Musulmans et Juifs furent expulsés, soit aussitôt soit au cours du siècle suivant.

Les Croisades pour la reconquête chrétienne des Lieux Saints de Palestine durèrent de 1095 à 1291. Ce fut un échec pour les chevaliers chrétiens venus d’Europe. Le souvenir laissé par ces « Francs » (leur nom en arabe) au Moyen-Orient pèse encore (voir le livre d’Amin Maalouf sur ce qui fut ressenti comme une sanglante agression). On sait l’usage fait par Daech du terme de « Croisé ».

La péninsule balkanique fut tout entière conquise par l’Empire ottoman. Constantinople fut prise en 1453, et Vienne fut deux fois assiégée, en 1529 et 1683. Puis le sort tourna : aux XVIIIè-XIXè siècles, ce fut au tour des Ottomans de reculer continûment. La bataille navale de Lépante, en 1571, au cours de laquelle les Habsbourg (empereurs du Saint-Empire), Venise, Malte et le pape vainquirent la flotte ottomane, avait été un premier tournant, célébré par écrivains et peintres.

* Pour sa part, la Méditerranée, surtout occidentale, fut le lieu d’une intense guérilla maritime aux XIVe-XVIIIe siècles, les « pirates barbaresques » (selon les termes de l’époque) basés dans le Maghreb, attaquant les bateaux européens et razziant les côtes espagnoles, françaises et italiennes afin d’en ramener des esclaves, et les Européens faisant la même chose dans l’autre sens sur les côtes du Maghreb.

* La France, ennemie jurée des Habsbourg, joua le jeu de l’alliance avec les Ottomans. Un épisode spectaculaire fut l’accueil par François Ier  en 1543-44 à Toulon, préalablement vidée de ses habitants, de 30 000 marins de la flotte turque en guerre contre Charles Quint. Louis XIV, en 1683, refusa d’aller aider Vienne assiégée par les Turcs. En échange de cette attitude , la France avait obtenu du sultan, par les diverses « Capitulations » (= traités), (notamment celle de 1536 entre François Ier et Soliman Ier dit le Magnifique), des avantages commerciaux, et le droit d’être la protectrice des Chrétiens de l’empire ottoman. Après l’extraordinaire odyssée de Bonaparte en Egypte en 1798-1801, elle poursuivit cette politique d’alliance avec le vice-roi du Caire, Mehemet Ali, vers 1820-1840.

Sur le plan religieux, l’opposition entre les deux religions était à l’époque irréductible : Rome dénonçait Mahomet, hérésiarque et faux prophète. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, préfaçait vers 1140 la traduction du Coran qu’il avait commandée avec un texte intitulé « Summa haeresis Sarracenorum » (Résumé de l’hérésie des Sarrasins). Les musulmans de leur côté  dénonçaient les chrétiens comme mécréants, polythéistes et idolâtres.

3°) Il y eut aussi des contacts pacifiques.

Le commerce ne cessa jamais, notamment par l’intermédiaire des grandes cités maritimes italiennes, Gênes, Pise, Venise surtout, au Moyen-Age. Il continua à l’époque moderne, y compris pendant la Révolution : la France importa de multiples cargaisons de blé d’Algérie pour compenser ses pertes de production.

Les relations intellectuelles existèrent par le biais des traductions, opérées du grec en arabe, de l’arabe en latin. Les traducteurs, souvent arabes chrétiens ou juifs, opéraient au Moyen-Orient, et, surtout au XIIe siècle, en Sicile et en Espagne, notamment à Tolède. L’étonnante figure de l’empereur du Saint-Empire romain germanique Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), qui parlait six langues (latin, grec, sicilien, arabe, normand, allemand) et fit en Palestine une Croisade non guerrière, symbolise ce qu’aurait pu être (mais ce que ne fut pas) une cohabitation pacifique entre monde chrétien et monde musulman.

Les influences artistiques sont visibles dans l’architecture en Sicile (la belle Chapelle palatine de Palerme mêle formes et motifs musulmans, byzantins et gothiques) et en Espagne (art mozarabe, c’est-à-dire celui des chrétiens sous domination musulmane et art mudejar, c’est-à-dire celui des musulmans sous domination chrétienne).

Des ambassades furent, de moins en moins rarement, échangées entre l’Empire ottoman et les puissances européennes. La France reçut 5 ambassades turques au XVIe siècle, 2 sous Louis XIV (Suleyman Pacha est reçu avec faste en 1669) et Mehmet Effendi en 1721. Des envoyés des souverains du Maroc, d’Alger, et de Tunis, furent aussi reçus. Ils suscitèrent à la Cour curiosité, intérêt, surprise.

En sens inverse, les Etats européens ouvrirent aux XVIe-XVIIe siècles à Constantinople, dans le quartier de Pera, des ambassades permanentes. Dès 1480, le peintre vénitien Gentile Bellini faisait le portrait du sultan Mehmet II, le conquérant de Constantinople.


II. ABSENCE DE L’ISLAM EN FRANCE (VIIIe siècle-vers 1900)

1°) De Poitiers (732) à Fraxinetum.

L’émir Abd al-Rahman venu d’Espagne et vaincu près de Poitiers par Charles Martel et les forces franques menait-il une simple razzia, comme c’est plus probable, ou une guerre de conquête ? Les spécialistes en discutent. Certains estiment que Poitiers eut surtout comme conséquence de hâter la prise du pouvoir, en Gaule, par le fils de Charles Martel, Pépin le Bref, qui fonda en 751 la dynastie des Carolingiens. Les mêmes critiquent l’instrumentalisation ultérieure (jusqu’à aujourd’hui), par le nationalisme français, dans une optique antimusulmane, de cette bataille.

732 Charles Martel, couverture d’une BD de Guilloteau et Bergé, 1996, Foyer des Jeunes de Bignoux. La bataille de Poitiers telle qu’elle fut souvent présentée dans le récit national français

En tout cas, les Arabes tinrent Narbonne jusqu’en 759, et razzièrent le Languedoc, remontant la vallée du Rhône jusqu’à Autun et Sens. Chassés d’Aquitaine et de Barcelone (reprise par Charlemagne en 801), ils installèrent plus tard une garnison à La Garde-Freinet (Fraxinetum), dans les Maures, qu’ils tinrent de 890 à 973.

De cette brève présence ne reste pratiquement rien. On a trouvé en 2007 à Nîmes trois sépultures de Berbères musulmans qu’on peut dater entre le VIIe et le IXe siècle.

2°)L’islam est ensuite absent du sol de l’hexagone pendant  environ un millénaire.

Trois faits amènent à nuancer, très peu, cette constatation.

  • Des esclaves musulmans rament sur les galères royales (ce qu’on appelle la chiourme) jusqu’aux XVIIe-XVIIIe siècles. D’autres ont été vendus à des particuliers dans les ports français méditerranéens, et on en retrouve parfois, au Moyen-Age,  dans les inventaires après décès. Ces cas ne sont pas fréquents.
  • Les ambassades signalées plus haut permettent à la Cour, aux Parisiens, de voir des Orientaux. En 1721, Mehmet Effendi, envoyé de la Porte (ainsi nomme-t-on le pouvoir turc d’Istamboul), parcourt la France, visite Chambord, Toulouse, Bordeaux.
  • L’orientalisme : absent physiquement, l’islam ne l’est pas de la curiosité des artistes et écrivains. Depuis l’époque des « turqueries » de Molière dans « Le Bourgeois Gentilhomme » s’est développée une vraie curiosité pour l’Orient musulman, nourrie par les récits de voyageurs (Jean-Baptiste Tavernier, Jean Chardin), et qui éclate après l’expédition de Bonaparte en Egypte et plus encore après le début de la conquête de l’Algérie en 1830. Les savants sont au travail ; la première traduction complète du Coran en français est achevée en 1647. C’est cette curiosité, et la façon dont savants et artistes l’expriment, qu’on appelle orientalisme.

En 1811, Chateaubriand publiait « Itinéraire de Paris à Jérusalem », plutôt hostile. Lamartine en revanche (1835, « Voyage en Orient ») vit dans l’islam un déisme pratique, et insista sur les ressemblances entre islam et christianisme. En 1825, Victor Hugo publiait « Les Orientales », recueil de 41 poèmes brillants, bien dans le ton de la mode du temps. De nombreux écrivains voyagèrent en Orient, de Flaubert à Pierre Loti, et en nourrirent leur œuvre.

L’orientalisme en peinture fut aussi important. Des dizaines de peintres français firent eux aussi le voyage d’Orient, d’Eugène Fromentin à Matisse, et de Gérôme à Alexandre Bida (« La Prière », 1859) et Etienne-Nasredine Dimet. Le Musée d’Orsay présente plusieurs d’entre eux. Leur regard est nuancé, ambivalent, mêlant clichés (pittoresque, érotisme) et observations intéressantes.

Edward Saïd (1935-2003) a stigmatisé cet orientalisme comme une idéologie méprisante, hostile, islamophobe, et qui légitimait l’impérialisme colonial. Mais la majorité des spécialistes, comme Sarga Moussa dans le livre de Mohamed Arkoun (p.651), reproche à Saïd d’avoir négligé les évolutions en cours en Occident dès le XVIIIe siècle, qui allaient dans le sens d’une curiosité plutôt sympathique, avec souci d’un vrai travail scientifique sur l’Orient, et même montée d’une islamophilie, qui comportait ses clichés, comme l’islamophobie, présente aussi, avait les siens.

Au total, selon Géraud Poumarède, des « contacts trop rares et trop ponctuels pour modifier en profondeur une vision de l’islam écartelée entre une culture de l’antagonisme profondément enracinée et un orientalisme de pacotille superficiel ». (in Mohamed Arkoun, p. 400).


III. LE TOURNANT COLONIAL (1830-1912) : UNE CONQUETE, PAS UNE CROISADE.

  • La France conquit le Maghreb entre 1830-1850 (difficile conquête de l’Algérie)  et 1934 (fin  de la conquête du Maroc), en passant par 1881 (protectorat sur la Tunisie). En même temps, entre 1850 et 1900 environ, elle conquérait toute la zone sahélienne islamisée de l’Afrique noire, notamment le Soudan (actuel Mali). L’islam ne venait pas à elle, c’est elle qui allait chez lui. Elle devenait une puissance musulmane hors de l’hexagone, puisque des millions de ses sujets étaient musulmans, l’Algérie étant même proclamée territoire français. Vu du côté des pays conquis, il s’agissait, selon l’expression de Benjamin Stora, de « l’effraction coloniale ».

Notons qu’en 1920, en application des accords secrets franco-anglais dits « Sykes-Picot » de 1916, la France reçut un mandat de la SDN pour administrer la Syrie et le Liban. Elle accroissait ainsi son domaine musulman. Ces mandats durèrent jusqu’en 1944-1946.

  • La conquête coloniale n’est pas une croisade religieuse. On peut trouver des textes, plutôt issus des milieux de la droite catholique, qui parlent de conquête religieuse. Il est vrai que l’œuvre missionnaire fut très importante en Afrique noire animiste. Certains ont pu rêver en plus d’un christianisme rétabli au pays de Saint Augustin, au Maghreb ; rêve vain.

Car jamais l’Etat français, sous ses différentes formes (Monarchie de Juillet, Second empire, Troisième république) ne présenta son expansion coloniale en pays d’islam comme une entreprise de reconquête chrétienne. Le fameux discours de Jules Ferry justifiant en 1885 au Palais Bourbon sa politique coloniale ne développe absolument aucun argument religieux. L’action des militaires et des administrateurs français au Maghreb fut toujours d’une grande prudence, et totalement respectueuse de la religion musulmane, dans les deux protectorats bien sûr, mais aussi en Algérie. Il n’y eut pratiquement pas de prosélytisme chrétien, à l’exception de quelques tentatives, notamment en Kabylie, et très peu de conversions ;  les églises construites n’accueillaient que les chrétiens de la communauté européenne.

  • Deux vecteurs de présence musulmane : l’armée et les expositions.

a) Dans l’armée française furent rapidement créées des unités à références maghrébines où se mêlaient métropolitains, Européens d’Algérie et indigènes : les zouaves, les spahis, les tirailleurs algériens, marocains, tunisiens (voir sur ce site la note sur « les troupes coloniales en 1914 et 1940-45 »). Leur popularité grandit rapidement en métropole, comme en témoignent  la statue du zouave du pont de l’Alma (souvenir d’un combat en Crimée contre les Russes en 1854. Ce sont les Russes qui appelèrent ces zouaves « Turcos », les ayant pris pour des Turcs)  et les acclamations qui saluaient ces unités lors des défilés parisiens du 14 juillet, au début du XXe siècle. Soldats maghrébins et foule française de métropole se découvraient ainsi, d’une manière superficielle mais plutôt positive.

b) Les expositions universelles ou coloniales se multiplièrent avec succès entre 1850 et 1914, à Paris et en province. La première exposition universelle de Paris, visitée par 5 millions de personnes, comporte déjà un pavillon algérien, avec 300 indigènes, six tentes sahariennes. La présence arabo-orientale s’affirme lors des expositions suivantes, 1867, 1878, 1889. En 1900, 50 millions de visiteurs parcourent palais, mosquées, pavillons de l’Algérie, du Maroc, de la Tunisie. 4 expositions coloniales se tiennent en France en 1906-1907, avec grand succès. Il y a certes là un exotisme de pacotille coloniale, souvent dénoncé depuis, même si s’y mêlent des éléments d’information sur le cadre de vie et les mœurs des colonisés.

Par ailleurs, dans l’architecture des stations thermales et estivales à la mode (Vittel, Biarritz, Arcachon), le style dit mauresque est très en faveur.

  • La contradiction française

D’un côté, Paris attire dès le Second Empire une partie des élites turques et arabes (égyptiennes notamment) progressistes, qui y étudient, et y fondent journaux et revues réformistes plus facilement que dans leurs pays. En 1913, 300 congressistes tiennent à la Société de Géographie un congrès aux tonalités panarabes et nationalistes. En 1856 est ouvert au Père Lachaise un carré musulman, avec un petit bâtiment. Un cimetière mahométan est ouvert à Marseille en 1863. Un projet de mosquée parisienne est lancé en 1895 par le Comité de l’Afrique française, avec le soutien du gouverneur général de l’Algérie, et des autorités turques et tunisiennes. Par ailleurs interviennent quelques conversions à l’islam, très rares mais d’autant plus remarquées : celles d’Ismaïl Urbain, saint-simonien qui conseilla Napoléon III dans sa politique arabe ; de Philippe Grenier (1865-1944), un Franc-Comtois, médecin, député de Pontarlier, qui se présenta en 1896 en tenue orientale au Palais-Bourbon, suscitant la stupeur (voir sur ce site la note sur Philippe Grenier) ; du dessinateur de l’Assiette au Beurre Jossot, farouche individualiste qui renonça finalement à toute religion.

Mais d’un autre côté, Paris tient sévèrement en lisière le nationalisme maghrébin naissant. Après la révolte de Mokrani en Algérie en 1871, des centaines d’hommes sont déportés, notamment en Nouvelle-Calédonie, ou incarcérés. Ils sont réprimés pour des raisons politiques, non religieuses. Aux îles de Lérins, où certains étaient emprisonnés, on leur laissait les livres sacrés de l’islam.

L’ambiguité du statut administratif des Algériens musulmans en Algérie est typique des hésitations coloniales de la France (intégration des populations colonisées ? Ou discrimination et infériorisation ?). Français de nationalité, sujets français mais pas citoyens français de plein exercice, ils jouissent d’un statut clairement inférieur, qu’on a souvent dénoncé, mais qui n’allait pas sans certains droits. Ainsi, en décembre 1904, une loi établit la liberté de circulation entre l’Algérie et la France. Les Algériens musulmans, dont un nombre infime jouit de la citoyenneté française, n’en ont pas moins le droit de franchir la Méditerranée et ils commencent à en user.


IV. 1900-1945 : LES DEBUTS ENCORE LIMITES DE L’IMMIGRATION MUSULMANE MAGHREBINE

1°) Les Maghrébins sont peut-être 10 000 en métropole en 1914, venus récemment, dans le Midi, et dans les mines du Nord (ils sont 900 à Courrières). Au tout début du siècle, le patronat marseillais des huileries-savonneries a recruté des immigrés  maghrébins pour briser une grève d’ouvriers italiens.

Ce sont des hommes seuls, souvent Kabyles, plutôt estimés par la population pour leur sérieux au travail.

2°) 1914-1918 : venue en masse de soldats et de travailleurs.

On évalue à plus de 150 000 le nombre des soldats maghrébins mobilisés en métropole (à quoi s’ajoutent environ 95 000 Européens d’Algérie). « C’est à l’armée que les Algériens deviennent des Français musulmans », en position subalterne certes, mais dans une situation plus égalitaire que l’ordre colonial, note Benjamin Stora. Les autorités militaires françaises veillent très scrupuleusement à faciliter la pratique du culte musulman. Des carrés musulmans sont aménagés dans de nombreux cimetières. A Nogent-sur-Marne, une petite mosquée est construite dans le cimetière.

Le courage de ces soldats est exalté. Une « Journée de l’armée d’Afrique et des troupes coloniales » fut organisée le 9 juin 1917. Ces troupes figureront en bonne place dans le défilé de la victoire du 14 juillet 1919.

Le 7ème régiment de tirailleurs algériens en 1917

Par ailleurs, on estime à 330 000 le nombre des Maghrébins qui en 4 ans furent requis pour travailler dans les usines et les chantiers de métropole. Ils furent moins bien accueillis : des heurts eurent lieu entre ouvriers français et maghrébins, au Havre, à Dijon, à Brest. Il y eut des morts.

On renverra rapidement outre-mer ces quelque 500 000 soldats et travailleurs. Mais certains réussirent à rester, renforçant les petites communautés d’avant-guerre.

3°) Honneur à l’islam : la Grande Mosquée de Paris (1926)

Les plus hautes autorités françaises, l’exécutif et le législatif, furent unanimes à lancer, soutenir, célébrer la construction au centre de la capitale, tout près du Quartier latin, d’une grande et belle mosquée, témoignage éclatant de la gratitude de la France à l’égard des musulmans morts pour elle . Edouard Herriot déclarait : « Encourageons cet islam qui s’éveille ou se réveille ». Le bâtiment fut inauguré en présence de Gaston Doumergue, président de la République, et du sultan du Maroc. Une autre mosquée, bien plus modeste,  fut construite en 1928 au camp de Caïs, près de Fréjus, pour les soldats sénégalais. Son architecture s’inspire des mosquées du Mali, comme celle de la Grande Mosquée de Paris s’inspire de modèles marocains.

Le minaret de la Mosquée de paris, construite en 1922-1926 au centre de la capitale.

4°) L’immigration ouvrière reprit entre les deux guerres, surtout depuis l’Algérie. On estime qu’en 1930, environ 100 000 travailleurs algériens vivent en France, et qu’en 1938, Paris et le département de la Seine comptent 70 000 travailleurs nord-africains. Ce sont presque tous des hommes ; le logement est précaire, comme le sont les salles de prières où ils peuvent pratiquer le culte.

L’Association des oulémas musulmans algériens (les oulémas sunnites sont , comme les mollahs chiites, des théologiens) fondée en 1931 sous l’égide de Abdelhamid Ben Badis fut active chez ces immigrés. Elle mariait nationalisme politique et animation religieuse. L’Etoile nord-africaine, fondée en 1926 par Messali Hadj, devenue PPA (Parti du peuple algérien), nationaliste et socialiste, était elle aussi très présente dans l’immigration algérienne. Tout en menant une lutte essentiellement politique, anticolonialiste et indépendantiste, Messali ne négligeait pas le fait que, pour lui, l’islam faisait partie de la personnalité algérienne.

Du côté des Français métropolitains, on retrouve la curiosité pour une religion et des mœurs exotiques, alliée à la fierté du colonisateur (d’où le grand succès de l’Exposition coloniale de 1931). Le racisme existe, bien sûr, mais aussi son contraire, et Messali Hadj, qui a beaucoup vécu en métropole, a pu  parler de « l’attitude de sympathie des populations à notre égard(…) Nous étions unanimes à faire une grande différence entre les colons d’Algérie et le peuple français ».

5°) La Deuxième guerre mondiale (1939-45).

On assista en 1939-1940 en métropole au même afflux de soldats coloniaux qu’en 1914-18, avec le même souci des autorités militaires de leur permettre de pratiquer leur culte.

En 1944-1945, les unités maghrébines de l’armée d’Italie jouèrent un rôle important, en particulier à la bataille de Monte Cassino, à laquelle participèrent deux futurs présidents de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella et Mohamed Boudiaf. Les mêmes débarquèrent en août 1944 en Provence, puis remontèrent jusqu’aux Vosges à travers Alpes et Jura. (cf sur ce site la note sur les troupes coloniales). La foule acclama ces Maghrébins, comme les autres combattants anti-hitlériens, en libérateurs. Les carrés musulmans des cimetières (1 251 tombes musulmanes sur 2 177 au cimetière de Rougemont dans le Doubs) gardent le souvenir de ceux qui tombèrent. Le défilé de la victoire du 14 juillet 1945 mit ces troupes à l’honneur, mais, deux mois plus tôt, les affrontements de la région de Sétif dans l’Est algérien avaient montré que la fraternité d’armes en Italie et en métropole n’avait pas supprimé les facteurs de crise en Algérie même.

La majorité des soldats maghrébins fut renvoyée au pays ou démobilisée. Certains restèrent en métropole, comme en 1919. Il y eut des mariages mixtes. Mais la présence visible de l’islam restait, dans la totalité de l’hexagone, même dans les régions où les travailleurs maghrébins étaient visiblement présents,  presque nulle. En-dehors du haut minaret de la Grande Mosquée de Paris, aucun minaret n’existait en France, parce que les communautés musulmanes étaient concentrées, peu organisées, et au total peu nombreuses.


CONCLUSION

Pendant les 11 siècles qui suivirent l’épisode de Poitiers, on peut dire qu’à de très rares exceptions près, aucune communauté musulmane ne vécut sur le sol de la France.

Dans le grand affrontement entre l’Europe chrétienne et les royaumes musulmans, notamment l’empire ottoman, la France fut, par réalisme géopolitique, neutre, exception faite de la guérilla maritime en Méditerranée occidentale. Elle se voulut une puissance amie de l’islam. Dans les milieux intellectuels et artistiques se développa aux XVIIIe-XIXe siècles un orientalisme plutôt islamophile. Le musulman-type vivant à Paris était vers 1850-1900 un riche levantin (syro-libanais, turc, égyptien), francophone, cultivé, comme Khalil-Bey, le diplomate égyptien qui commanda à Courbet « L’Origine du Monde ».

La colonisation de l’Algérie, puis la révolution industrielle et les deux guerres mondiales mirent la France dans une contradiction inconfortable. D’Algérie et du Maghreb vinrent après 1900 des musulmans bien réels, des prolétaires de la ville ou de la campagne, à la fois utiles à l’économie, loyaux au combat, mais travaillés, en métropole comme en Algérie même, par un nationalisme dont l’islam était un constituant. L’islam ami un peu fantasmé par les orientalistes et respecté par l’Etat français se révélait un outil important du combat anticolonialiste. Cette contradiction est devenue en 1945 explosive en Algérie. Elle n’est pas alors perçue en métropole, où les musulmans sont peu nombreux.

Pierre Kerleroux, août 2016

BIBLIOGRAPHIE

  • Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-Age à nos jours, sous la direction de Mohammed Arkoun, Albin Michel, 2006, 1222 pages. Le livre de base, par une quarantaine des meilleurs spécialistes.
  • La France arabo-orientale ; Treize siècles de présence, sous la direction de Pascal Blanchard, Naïma Yahi, Yvan Gastaut, Nicolas Bancel, La Découverte, 2013, 360 pages. Préface de Benjamin Stora. Un texte stimulant, une très riche iconographie.
  • Le Paris arabe. 2 siècles de présence des Orientaux et des Maghrébins, Pascal Blanchard, Eric Deroo, Dris El-Yazami, Pierre Fournié, Gilles Manceron, La Découverte, 2003, 248 pages.
  • Pierre Vermeren, La France en terre d’islam. Empire colonial et religions XIXe-XXe siècles, Belin, collection Histoire, 2016, 430 pages.
  • Malek Chebel, L’islam, une passion française, Bartillat éditeur, 2005, 385 pages. Un recueil de textes de grands écrivains français, de Voltaire à Mauriac.
  • Jean-François Solnon, Le Turban et la Stambouline. L’Empire ottoman et l’Europe, XIVe-XXe siècle, affrontement et fascination réciproques, Perrin, 2009, 626 pages. L’auteur est professeur d’histoire à l’Université de Franche-Comté.
  • Sur Wikipedia, les articles islam en France ; Grande Mosquée de Paris ; orientalisme ; Edward Saïd ; et , de Toufik de Planoise, l’article islam à Besançon.
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