Partir pour se retrouver

Sladjana est ce qu’on appelle une enfant de la 2e génération. Ses yeux reflètent une forme de sagesse et de tranquillité que l‘on rencontre chez une femme mûre. C’est peut-être dû à ses nombreux voyages lointains ou à ses nombreux retours dans le pays de ses parents. Partir, c’est se retrouver pour Sladjana. Comme si les réponses venaient quand on s’étrange à soi-même.

Le voyage commence chez Peugeot

Je m’appelle Sladjana. Je suis née à Maîche. Mes parents sont nés en Serbie, en Krajina du Timok (Timocka Krajina), à l’est de la Serbie vers la Roumanie, où il y a des valaques et des serbes, eux ils sont serbes. Mon père est venu en France en 1970, pour travailler chez Peugeot. C’était l’époque où on venait chercher de la main d’œuvre en ex-Yougoslavie. Il est d’abord parti tout seul, il était logé à Audincourt, dans un foyer. Il pensait que c’était pour quelques années et qu’il allait revenir en Serbie. Mais ma mère a voulu le rejoindre au lieu de l’attendre. Et ils sont restés en France.

J’avais 5 ans quand on est partis de Maiche à Mulhouse, ma mère ne trouvant pas de travail en Franche-Comté. J’y ai vécu jusqu’à mon départ pour Besançon en juin 2017. Mes parents et mon grand frère habitent toujours Mulhouse. J’ai rencontré mon compagnon Julien à Mulhouse. J’avais 33 ans, je me souviens que ma mère avait peur que je reste vieille fille (sourire). Julien est parisien mais il a quitté Paris pour venir vivre à Mulhouse avec moi. Nous avons 2 garçons, Branimir et Goran.

Besançon comme nouvel ancrage

Nous habitons Besançon, depuis 3 ans. On est venus, une fois à Besançon visiter la Citadelle. En descendant vers le centre-ville on s’est dit « on vivrait bien ici », je ne sais pas d’où venait ce sentiment d’être à notre place. Et pour des raisons professionnelles et par un étrange et heureux hasard nous y voilà. Besançon c’est la chaleur des gens. J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, mais c’était compliqué de rencontrer les gens. A Besançon c’est facile de lier des contacts, des réseaux, alors que je n’y travaille pas, je travaille encore à Mulhouse.

Etudes et voyages, pour se perdre et pour se retrouver

J’adorais voyager depuis toujours. Partir c’est goûter aux odeurs, aux couleurs, au paysages. Je voulais partir quelque part comme mes parents l’ont fait et vivre à l’étranger.

Je voulais aussi faire des études. Dans mon parcours d’étudiante, j’ai d’abord fait une Licence d’histoire.  Je suis partie en Guyane passer le concours régional CAPES (aujourd’hui dénommé le CRPE) parce que je voulais travailler en Guyane. J’y suis restée 2 mois. J’ai énormément aimé ce voyage, la Guyane, la nature, même si la société est très cloisonnée. Par exemple, à Kourou, j’ai remarqué que beaucoup de nationalités différentes se côtoyaient sans se mélanger : hmongs, indiens d’Amérique, amérindiens, français très riches, anciens esclaves affranchis…  

Après cette expérience j’ai voulu continuer à voyager mais en ayant les moyens. Je me suis inscrite en maîtrise du FLE (français langue étrangère), entre Mulhouse et Besançon, suite à ma Licence Français Langue Etrangère (FLE). Cette discipline m’a passionnée et m’a donné envie d’aller plus loin, d’articuler expérience professionnelle et réflexion théorique et c’est cela qui m’a menée à la thèse.

La Mongolie, la Chine et le goût des langues

Je voulais de nouveau repartir loin. Je suis partie en Mongolie, pour faire un stage de 6 mois. Pour moi, la Mongolie est un pays fascinant et tellement différent de ce que j’ai connu jusqu’à maintenant : il est très peu peuplé (2 millions d’habitants l’année où je m’y suis rendue), un pays désertique et froid (ce à quoi nos représentations du désert sont moins accoutumées) et surtout une tradition nomade et orale très marquées. Les chansons, plus généralement le chant, y jouent un tout autre rôle que dans nos sociétés écrites. J’ai ainsi pu y observer et y ressentir un autre rapport à la parole. En Mongolie tout le monde chante et sait chanter. Il ne s’agit pas de divertissement, de passion, mais bien de leur histoire et d’une façon de la transmettre et de la vivre.

Pendant mon séjour en Mongolie, je suis allée en Chine, de Oulan-Bator en Mongolie à Urumqi, puis à Pékin avant un petit périple vers le Sichuan pour le Nouvel an chinois. A Urumqi Il y avait des panneaux d’indication en 4 alphabets : idéogrammes chinois, alphabet ouïgour, calligraphie arabe et chinoise, retranscrites en alphabet latin. Cela m’impressionnait de voir tous ces gens qui ne parlent même pas la même langue mais qui se respectent ! Alors je voulais y retourner, ce que j’ai fait en tant qu’enseignante du FLE d’abord à l’Alliance française de Nanjing puis pour l’université de Guiyang.

Aide-bergère dans les Alpes

De retour en France, j’ai obtenu ma maîtrise. J’ai fait des contrats courts, précaires : collèges, centres sociaux, entre Mulhouse et Strasbourg. Entre 2 contrats, un été, je suis allée dans les Alpes. J’ai toujours été attirée par la montagne et les animaux, sans doute un rappel des vacances d’été en Serbie. Je me suis retrouvée aide-bergère pour les brebis dans le Queyras pour 3 mois. J’ai beaucoup aimé cette expérience, mais c’est trop contraignant quand on veut fonder une famille.

Une thèse de doctorat où il est question de la langue, évidemment

J’ai soutenu ma thèse de doctorat à l’Université de Mulhouse en décembre 2019, cela met fin à mon statut d’éternelle étudiante après 40 ans d’école (rire). Ma thèse porte sur les élèves dits allophones en maternelle, les enfants descendants de migrants, nés en France ou ailleurs. Ce sujet, on me l’a proposé. Il est question de la transmission de la langue. J’avais un autre sujet, mais j’ai accepté celui-là très spontanément. Cela m’a apporté beaucoup de questions : qu’est-ce qu’être bilingue, le suis-je ; mes enfants, la 3e génération qu’est-ce que cela change, etc…

Et pour vous la Serbie c’est quoi ? On va en Serbie au moins tous les 2 ans, mais nos enfants y vont tous les ans avec leurs grands-parents. Branimir comprend mieux le serbe parce que j’avais le temps de lui parler en serbe, il est à l’aise. Goran parle tout le temps en français avec son grand frère, pour lui c’est plus difficile. Mais c’est eux qui demandent d’aller en Serbie. Mes parents en sont très contents, ils ne le disent pas mais je sais.  Ca leur donne une autre raison d’y aller.

Arbre de mon enfance en Serbie sous lequel on fait la sieste les chaudes journées d’été

Qu’est-ce que transmettre quand on a deux cultures ?

Longtemps je m’en voulais de ne pas avoir toujours parlé dans ma langue maternelle avec mes enfants. Avec le temps j’ai appris qu’on ne peut rien faire d’autre que de donner et c’est les enfants qui s’approprient ce qu’ils veulent. C’est par plaisir qu’on transmet et non pas par obligation. Ma mère par exemple parle beaucoup de langues : valac, serbo-croate, elle a  appris le français au travail, dans des entreprises. Comme elle a travaillé en Suisse elle a dû apprendre le swisser-deutsch pour comprendre ses collègues. Elle se débrouille bien en italien, en espagnol, en roumain. Je l’ai entendue parler une fois en espagnol, j’étais sidérée, je ne savais pas qu’elle le parlait aussi. Je me rappelle d’une soirée chez mes parents il y avait tellement de langues qui se mélangeaient, on ne savait plus qui parlait quelle langue, mais on arrivait à nous comprendre.


Ma Yougoslavie à moi c’est Salach, village de mes parents… Mon frère est de sept ans plus âgé que moi. Notre rapport avec la Serbie n’est pas du tout le même. Il écoute beaucoup plus que moi la musique yougo. Moi, j’aime écouter les musiques traditionnelles, je danse avec mes enfants, ils adorent ça. Mon frère retourne très souvent en Serbie, il y voyage partout, alors que moi, une fois arrivée, je ne bouge pas de notre petit village. Pour moi la Yougoslavie c’est Salach, où sont nés mes parents et mes grands-parents. De l’ancienne ferme où est née et a grandi ma mère il n’y a plus rien. La source, le verger, tout a disparu. L’ancienne maison est abandonnée.

Sladjana et son fils Branimir
Julien et petit Branimir sur la colline       
Vue sur le Danube et la Roumanie 

… Le lieu de toutes les libertés

J’aime ce village parce que c’est le seul endroit où l’on peut parler des relations entre cousins, de la jeunesse de mes parents, tout ce dont on ne peut pas parler en France. C’est le lieu où la parole se délie. Ces histoires me passionnent. Mes parents ne se rendent pas compte que cela nous plait. Ils pensent que notre silence c’est de l’ennui alors que nous, on écoute, on apprend. Ce que j’aime aussi c’est que c’est le lieu de toutes les libertés, il n’y a pas d’horaires, d’ordres : tu peux faire ce que tu veux. C’est si bien pour un enfant. En France je m’ennuyais tellement. Ce n’était pas simple, on me ramenait souvent vers mes origines : « toi tu n’es pas française ». pendant les vacances, mes parents ne sortaient pas, ne nous emmenaient pas au cinéma, au théatre. Ce qui me sauvait c’était l’école. C’est là où je pouvais m’inventer.

Témoignage de Sladjana Djordjevic recueilli et transcrit par Douchka Anderson, pour «Migrations Besançon-Bourgogne-Franche-Comté » février 2020

Timočka Krajina

Maîche, France

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