« C’est moi, c’est l’Italien ! »

Après plusieurs séjours en Italie consacrés entre autres aux recherches généalogiques, je peux affirmer aujourd’hui que la famille Sinibaldi est présente depuis le milieu du XVIIIème siècle dans le village de Rocca di Roffeno.


Ce dernier, (autrefois Roffeno Musiolo) est situé dans le hameau de la commune de Castel D’Aiano, province de Bologne en Emilie Romagne. Grâce aux nombreuses publications des historiens locaux, celle-ci est même attestée sur le territoire communal depuis le XIIème siècle.

Des origines italiennes


Deux frères Francesco Antonio Sinibaldi né en 1803 et Amadio Appolinare né en 1819 quittent la maison paternelle après leur mariage pour s’installer à Iola commune de Montese, province de Modène, le premier en 1829 « Casa I Ginepri » et le second en 1840 « Casa Mingone », deux maisons distantes de quelques dizaines de mètres seulement.
Mes arrières-grands-parents, Amadio Appolinare Sinibaldi et Maria Marchioni, ont eu douze enfants nés entre 1842 et 1866; mon grand-père Cesare Albano sera le dernier. Avec lui ne survivront que l’aînée, Maria Angiola Rosalba, mariée avec Paulo Ricci, Clémente née en 1852 et Francesco Luigi Giuseppe né en 1854. Tous les autres enfants meurent âgés de quelques jours ou de quelques mois de « malatia di verni » (ou diarrhée du nourrisson) comme l’écrit le curé de la paroisse dans son registre des morts. Au XIXème siècle, la nourriture de base des habitants de Montese et des Apennins est la châtaigne, sous forme de farine ou autre. On peut donc supposer que le lait maternel était particulièrement « nocif » pour créer ainsi une telle sélection naturelle.
Sur la levée des conscrits de la commune de Montese de 1866 (en Italie c’est l’année de naissance qui est pris en compte pour le recrutement) Cesare Albano est inscrit sous le numéro d’ordre 126, numéro 21 du tirage au sort, stature 1 m 73; il est déclaré « apte enrôlé 3ème catégorie pour le frère Giuseppe Luigi de la même catégorie », durée du service militaire 5 ans. Et c’est sûrement sous l’uniforme qu’il apprendra à lire et à écrire car sa signature au bas des actes de l’état civil est assurée de quelqu’un qui sait tenir la plume.
En tant que dernier de la fratrie, mon grand-père ne pouvait qu’être le manœuvre de ses frères ou bien émigrer; il choisira la deuxième solution. Je ne connais pas la date exacte de son départ pour la France car les archives communales de Montese ont été partiellement détruites lors des combats d’avril 1945, l’agglomération étant incluse dans la dernière ligne de défense allemande « la Ligne Gothique ». Avant de s’expatrier, il devait impérativement demander en mairie son passeport et le document « nulla osta » (traduction : rien se s’oppose au départ, les impôts sont payés et les obligations militaires remplies…!!)


Départ pour la France


La première mention en France de César Albin Sinibaldi a été découverte dans les archives de la commune d’Etrepigney (Jura) avec son arrivée probable dans le Jura au cours de l’été 1899. Le 07 mars 1900, le maire du village envoie à la gendarmerie d’Orchamps (Jura) la liste des Italiens qui séjournent sur son territoire : six « nouveaux arrivés » et neuf « anciens » qui ont une feuille d’immatriculation, document correspondant approximativement à un permis de travail. César est inscrit parmi les neuf dont quatre quitteront le territoire communal en oubliant leurs papiers en mairie; on y lit qu’ils sont arrivés à Etrepigney entre août et septembre 1899 après un court séjour à Passonfontaine dans le Doubs, près de Valdahon. A l’époque, les immigrés italiens passaient de village en village, de chantier en chantier, en groupe, l’un d’eux servant de chef d’équipe et d’interprète. Dans le recensement quinquennal d’avril 1901, mon grand-père habite avec deux autres coreligionnaires (dont Massimo Delucca né à Castel D’Aiano) la maison forestière de La Châtelaine située au beau milieu de la Forêt de Chaux; ils sont journaliers mais ne peuvent être que bûcherons et c’est lui le responsable du groupe.
César Albin Sinibaldi se marie en 1902 à Etrepigney avec Marie Bourcevet issue d’une très ancienne famille du village; il est alors manouvrier aux Forges de Fraisans et réside à Ranchot (Jura). Après la naissance de Georges en 1903, la famille déménage pour le hameau des Calmants à Salans (Jura) où vont naître Jeanne en 1905 et Arthur en 1907. Est-ce le fait des périodes de chômage qui commencent à toucher l’entreprise jurassienne mais la situation matérielle de la maisonnée s’aggrave, les dettes semblent s’accumuler en particulier auprès d’un boulanger de Fraisans. En 1909, nouveau départ pour Byans-sur-Doubs cette fois où César a trouvé un emploi de carrier dans un four à Chaux, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1932. Dans cette commune du Doubs, vont venir au monde deux autres enfants encore Angèle Camille en 1910 et Amédée le dernier garçon en 1913.
Au cours de l’hiver 1913-1914, les conditions de vie du ménage sont telles que mon grand-père n’hésite pas à écrire au député du Doubs (lettre conservée aux Archives départementales du Doubs, l’orthographe a été respectée)
« Sinibaldi Albano à Byans Doubs le 12 janvier 1914 – Monsieur Métin – J’ai l’honneur de vous informer que je suis père de cinq enfants mon ainé à 10 ans donc Je suis tout seul pour gagner Je suis Italien ma femme est française il y a une vintaines d’années que j’habite la france. J’ai demandées à monsieur le Maire si il y a lieu d avoire un secour pour maider a elever mes enfants il ma répondu que j’étais Italien et que je ne pouvais rien a voir cepandant l’on me fait bien payer des impôts Je lui ai demandée des renseignements pour me faire naturalliser française il ne veut pas s’ennocuper voules vous a voir la bonté de me renseigner sur tous – agreer Monsieur mes salutation empressé – Sinibaldi Albano »
On y reconnaît bien son écriture et sa signature mais le texte lui a été très certainement dicté par une tierce personne. Je suis convaincu qu’il avait acquis un minimum d’instruction en Italie mais qu’il était redevenu pratiquement analphabète, car en France savoir lire et écrire l’italien ne lui était plus d’aucune utilité.
Quelques commentaires s’imposent. D’après la législation en vigueur en 1914, ma grand-mère Marie était devenue Italienne par le mariage (Art. 19 – loi du 27.06.1889 : Une femme française qui épouse un étranger suit la condition de son mari, à moins que son mariage ne lui confère pas la nationalité de son mari, auquel cas elle reste Française.
Les motivations sur sa demande de naturalisation peuvent également prêter à sourire, c’est pour obtenir un subside qu’il souhaite devenir Français. Parmi les nombreux documents à fournir, il lui est réclamé, entre autres, l’acte de naissance ou de mariage de ses parents. Amadio Sinibaldi et Maria Marchioni, on s’en souvient, se sont mariés en 1840 c’est-à-dire 74 ans auparavant. Seuls ses frères peuvent l’aider dans sa démarche, le feront-ils ? S’écrivent-ils encore, l’ont-ils même prévenus du décès de leur père survenu en 1912 ? Finalement César ne fera jamais la demande. La période est aussi très mal choisie, quelques mois plus tard c’est le début de la Première Guerre Mondiale. Le décès d’Angèle Camille en mai 1914 et le travail qui ne manque pas. Il faut bien remplacer les hommes du village partis à la guerre. Toutes ces conditions font que la vie de la famille s’améliore très probablement. Le patron du four à chaux a été mobilisé, César a donc repris son ancien métier de bûcheron, secondé par son fils aîné Georges à qui il apprend toutes les ficelles du métier. A la fin du conflit, il retournera extraire le calcaire dans la carrière, ses garçons au fur à mesure trouvant un poste à côté de leur père.


Intégration

Nés de père Italien et de mère Française devenue Italienne par le mariage, les enfants obtiendront la nationalité française presque automatiquement à leur majorité, les garçons tout simplement en se faisant recenser pour le service militaire. Ils seront enrôlés, Georges au 3ème Régiment de Zouaves de Constantine en Algérie, Arthur au 4ème Régiment d’Artillerie Divisionnaire d’Héricourt et Amédée au 60ème Régiment d’Infanterie de Besançon.
Devenus adultes, les trois garçons et l’unique fille de César Sinibaldi et Marie Bourcevet se marieront à Byans-sur-Doubs et Villars-Saint-Georges, villages où naîtront la plupart de leurs enfants. Aujourd’hui leur très nombreuse descendance vit dans les quatre départements francs-comtois et majoritairement dans celui du Doubs.

Dans son enquête réalisée en 1925 sur « Les étrangers en Franche-Comté et dans le Territoire de Belfort », le recteur de l’académie du Doubs cite de nombreux exemples d’intégration d’Italiens dans notre région, par exemple « Famille italienne de 9 enfants bien élevés à Liesle (Doubs) » ou bien « l’Italien se plait chez nous, se mêle volontiers à nous, sans renoncer aux relations avec ses compatriotes; ceux qui sont mariés à des Françaises resteront au pays …etc… » Il en brosse un tel tableau idyllique et nous avons bien des difficultés à le croire. Imaginons un village du Doubs au début du XXème siècle de 670 habitants environ, avec une, ou peut-être deux ou trois familles d’origine étrangère, pas plus, dont une italienne. Le père pour appeler ses enfants leur disant « Subito presto a casa » (Tout de suite et vite à la maison), à qui fera-t-on croire que les compagnons de jeux de ces gosses n’avaient pas remarqué le langage employé, très différent de celui de leur propre père. « Qu’est-ce qu’il dit, ton père, ah oui c’est un ….!! » Rien n’est plus terrible que les méchancetés dites par des enfants, celles qui sont très souvent entendues dans le cercle familial.
Dans les années 60-70, alors que la recherche de mes origines n’était pas du tout une de mes priorités, je me rappelle avoir demandé à mon père Arthur, mobilisé d’août 1939 à juin 1940 puis prisonnier jusqu’en février 1943, quelle avait été la réaction de ses camarades de régiment lors de la déclaration de guerre de l’Italie à la France le 10 juin 1940, alors que la défaite française était déjà pratiquement consommée. Il me répondit aussitôt « Ils m’ont dit : tu as vu, tes copains italiens qui nous tirent dans le dos ». Les témoignages recueillis par les historiens de l’immigration italienne sont unanimes, tous mentionnent « le coup de poignard dans le dos » des armées françaises donné par Mussolini. Pas facile d’être d’origine italienne en 1940 …!!


Des migrations internationales

Mon grand-père César n’a pas été le seul à quitter Montese entre 1890 et 1914, loin de là. En 1901 la commune, avec ses dix hameaux, compte 6.368 habitants, et si le flux migratoire est relativement faible au cours de la dernière décennie du XIXe siècle – 20 à 70 départs chaque année entre 1893 et 1899 – il va s’amplifier considérablement dès 1901 avec 180, puis 240 les deux années suivantes, pour atteindre le chiffre de 360 environ en 1906 et 1910, et stagner ensuite entre 200 et 300 tous les ans jusqu’en 1914. Il est trop facile de résumer les causes de cette « émigration de masse » (dixit les historiens du phénomène) en « S’ils sont partis, c’est parce qu’ils cre… de faim ». En Italie, et nous l’avons vu pour Amadio mon arrière-grand-père, une mère de famille peut avoir dix à douze enfants, voire plus encore, natalité importante mais compensée il est vrai par une mortalité infantile également très élevée. Après 1870 et l’Unité italienne, les conditions de vie vont sensiblement s’améliorer et les décès des nouveaux-nés régresser de façon notable. Un exemple, Francesco Luigi, frère de mon grand-père, aura neuf enfants de 1882 à 1901, dont sept survivront. Leur descendance vit toujours aujourd’hui. Un autre encore, Giuseppe, un des fils de Francesco Antonio, aura douze enfants de ses deux mariages nés entre 1866 et 1896. Au moins sept atteindront l’âge adulte. Malheureusement deux disparaîtront lors des combats de la Première Guerre Mondiale. Les auteurs d’un « Atlas de l’histoire de l’Italie » résument très bien ce qui s’est passé, je les cite « En quarante ans, de 1870 à 1910, plus de douze millions de personnes quittèrent l’Italie: sept millions partirent des régions du Nord, quatre de celles du Sud, un peu plus d’un million des Iles, une minorité des régions du Centre. Quoique douloureuse, l’émigration représenta une planche de salut : douze millions de bouches à nourrir en plus dans une nation pauvre de trente-trois millions d’habitants auraient probablement représenté un problème explosif. De plus l’argent que les émigrants envoyaient chez eux (les soi-disant versements) représenta un poste budgétaire très important dans celui du pays arrivant à couvrir pratiquement la moitié de la part active des échanges avec l’étranger… »


En partant de leur village natal, ces migrants avaient tous le fervent espoir de « faire fortune ». Mais la vie qui les attendait ne répondait pas toujours à leur attente. Ceux qui revenaient au pays après des années de galère, ceux fixés en « Amérique » qui écrivaient aux parents restés au village, tous racontaient leurs mésaventures et leurs désillusions. Le jeune État italien (d’à peine une trentaine d’années) ne saura pas créer les structures adéquates pour répondre à leurs nombreuses questions. Seule l’Église, avec sa hiérarchie structurée depuis des siècles, essaya d’apporter un peu d’espoir à ses ouailles de l’étranger. Ainsi l’évêque de Bologne mandate le curé de Gaggio Montano (à 15 kilomètres environ de Montese) afin qu’il enquête auprès des autres curés du diocèse sur les conditions de vie de leurs paroissiens immigrés aux quatre coins du monde. Le questionnaire que le prêtre adresse à ses 389 confrères comporte cinq questions : la première concerne l’émigration proprement dite (celle-ci est-elle temporaire ou définitive ?), les lieux où ils émigrent le plus souvent; les suivantes se rapportent plus à la « spiritualité » des émigrés et aux éventuels moyens à apporter pour l’améliorer. Selon leurs dires, les migrants sont plus nombreux dans certains villages par rapport à d’autres, et l’émigration définitive a lieu en direction du Brésil (Saõ Paolo, Rio de Janeiro…), vers les États-Unis (Illinois, Territoire Indien, Arkansas). L’immigration temporaire se dirige vers la France, en Alsace-Lorraine, la Suisse, la Prusse et la Roumanie; des ouvriers sont en Égypte pour construire une digue sur le Nil, etc. Des prêtres rapportent qu’ils n’ont plus aucune nouvelle de la famille X ou d’Untel parti en Amérique du Sud; les réponses sur la pratique religieuse des immigrés nous apprennent que ceux-ci vivent éloignés de tout, quelques fois à plusieurs jours de marche d’une bourgade importante.
La vie de l’émigrant était si dure que les paroles d’une chanson de cette période disaient :

E tu Signor del cielo,Et toi Dieu du ciel,
imprestaci la morte:prête-nous la mort:
non c’è più dura sorteil n’y a pas plus dur destin
di quello d’emigrar.que celui d’émigrer.

D’autres membres de la « grande » famille Sinibaldi vont participer aux différentes vagues migratoires du XXe siècle.
– Antonio Sinibaldi né en 1886 (petit-fils de Francesco Antonio) dont les trois filles sont nées en France entre 1910 et 1913 (sans autres précisions). Il disparaîtra dans les combats de la Première Guerre Mondiale et sa veuve reviendra vivre dans notre pays (où ?).
– Adolfo Delfino Sinibaldi né en 1893 (frère du précédent) partira pour la Belgique vers 1922. Un accord entre les deux pays spécifiait que la Belgique fournirait du charbon à l’Italie qui enverrait en échange des hommes pour l’extraire. Adolfo est mort en 1956 à Charleroi, sa descendance vit toujours dans le Hainaut et dans la région de Bruxelles.
– Vittorio Anselmo Sinibaldi né en 1885 (petit-fils d’Amadio Appolinare né en 1819) débarque à New York en mars 1902.
– Adelindo Luigi Sinibaldi né en 1887 (frère de Vittorio) fera deux séjours aux États-Unis de 1903 à 1905, puis en 1908. Vittorio et Adelindo s’embarqueront au Havre mais ils reviendront finalement en Italie (fortunes faites?). Adelindo marié en 1912 à Montese repartira avec sa famille, pour la Suisse cette fois où une fille naîtra en 1914.
– Adalcisa Clementina Sinibaldi née en 1889 (sœur des précédents) émigre également aux États-Unis avec son mari Giacomo Guidi. Mais aujourd’hui ses parents en Italie ont complètement perdu sa trace.
– Ostelio Sinibaldi né en 1923 (arrière-petit-fils d’Amadio Appolinare) part pour le Brésil en 1955 ; il est mort à Saõ-Paulo en 1983. Quatre de ses enfants sont nés en Italie, les deux derniers au Brésil; aujourd’hui tous ses héritiers vivent dans cette mégalopole dans le quartier de « Villa Prudente ».
Enfin, un départ pour l’étranger un peu particulier pour Giuseppe Giovanni Sinibaldi né en 1844 à Rocca di Roffeno, en religion Vittore Sinibaldi de Bologne. Il est mort évêque d’Allahabad au Pakistan en 1902.


Sources :
Archives de la commune de Montese (Province de Modène – Italie)
Bibliographie :
Walter BELLISI, La valigia du cartone – Storie di emigranti di Montese e dintorni, (La valise en carton – Histoires d’émigrants de Montese et des environs), Golinelli Editore, 2004
Marco CECCHELLI, Salviamo l’emigrante (Sauvons l’émigrant), I quaderni di Gente di Gaggio n° 6 – Silla 2004 (Les cahiers de Gens de Gaggio n° 6, d’après l’enquête de Carlo Emanuele Meotti curé de Gaggio Montano)

Contribution de Pierre SINIBALDI

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