Le député de Besançon et l’armée indigène en 1915

Le 12 novembre 1915, Maurice Bernard dépose à La Chambre des Députés un rapport révélateur.



Dans le contexte des polémiques autour de notre héritage colonial, j’ai publié en janvier un article consacré aux prises de position virulentes de Beauquier, député de notre ville. Âgé de 80 ans, il laissa La place en 1914 à Maurice Bernard, brillant professeur à La Faculté de Droit de Paris. Le nouvel élu, s’il était Lui aussi militant radical, ne partageait pas les convictions de son bouillant prédécesseur.

Dans la perspective de la Revanche contre l’Allemagne, nombre de responsables militaires avaient conscience d’un déséquilibre croissant en matière de recrutement potentiel de soldats. Ainsi, en 1910, pour un conscrit en France on en comptait 2,1 en Allemagne et les chiffres étaient encore plus défavorables pour les années suivantes. Qu’à cela ne tienne ; le rapport de forces pouvait être inversé ; il suffisait de puiser dans les immenses réserves de nos colonies. C’est ce que préconisait sans détour un article paru dans le quotidien bisontin “La Dépêche” le 2 janvier 1910
« Puisque nous ne voulons plus avoir d’enfants en nombre suffisant pour tenir notre drapeau en face d’une Allemagne de plus en plus pléthorique, nous n’avons qu’une ressource : recruter des soldats parmi les hommes primitifs qui, sous notre domination, consentent à naître et à mourir. Donc, le plus tôt possible, il faut organiser ces troupes noires et arabes pour constituer une force incomparable de 200 000 hommes de métier. Oui, il faut créer l’armée noire, l’armée arabe, soutiens de notre décadence».



Il nous faut une armée fraîche de choc
La guerre, une fois venue, il fallut – si on ose dire – passer aux travaux pratiques et ce d’autant plus que l’ampleur des pertes provoquait une angoisse grandissante en France. C’est dans ce cadre que se situe le rapport présenté par Maurice Bernard au nom de la commission de l’armée.
Le constat de départ est clair : le conflit est devenu «une guerre d’usure. Les armées iront diminuant lentement… Il nous faut, au printemps, une armée de choc, une armée fraîche, que nous puissions jeter dans la balance de la guerre et qui la fasse pencher vers nous ». Où trouver les renforts indispensables ? «Parmi les 35 millions d’habitants au minimum que comptent nos colonies».
Pas question de conscription obligatoire, parce que ta contrainte risquerait de provoquer des troubles contagieux. Il faut donc susciter des enrôlements volontaires. Mais par quels procédés stimuler le zèle guerrier des indigènes ? «Il convient de faire une triple propagande en faisant appel à la reconnaissance réelle de beaucoup de ces peuplades pour la France qui les a délivrées de l’esclavage et des dévastations des guerres civiles; en réveillant l’esprit d’aventure, et même le sentiment guerrier très vif encore chez beaucoup d’indigènes; et en faisant appel à l’intérêt. Acheter une femme et fonder une famille est le rêve de tout indigène. Dans la vie sociale de ces pays, la dot joue un rôle primordial. Toute mesure qui facilitera le paiement d’une dot est assurée d’avance de la plus grande popularité. La prime d’engagement remplira ce rôle, et, à ce titre, sa puissance d’attrait sera considérable».
Avec la prime d’engagement, le versement d’une allocation journalière aux femmes de soldats peut aussi jouer un rôle particulièrement incitatif : « il faut agir sur l’opinion féminine si influente dans ces pays. La perspective d’allocations rendant la vie moins âpre, faisant de la femme du tirailleur un objet d’envie pour ses compagnes, rassurant la mère sur le sort de la famille nous la concilierait».
Il ne faut pas s’en tenir à des promesses. Il convient de payer rubis sur l’ongle. Car dans ces «pays où la quantité de monnaie est très limitée, où sa puissance d’achat est considérable, on se rend compte de ce que peut être l’attrait d’une somme immédiatement exigible… sur l’esprit simpliste des indigènes. Il y a lieu d’être optimiste sur la qualité des recrues escomptées : la fougue et la bravoure de nos Sénégalais sur la Marne et sur l’Yser sont restées un sujet d’admiration… Nous avons la chance d’avoir sous la main de nombreuses populations de grande valeur militaire. Toutes celles de notre Afrique Occidentale sont formées d’éléments guerriers… L’Indochine peut nous fournir 35 à 40 000 hommes de troupe. L’adresse des Annamites notamment est réputée, et on sait qu’ils font merveille dans les sections spéciales telles que télégraphistes, conducteurs d’autos, mécaniciens d’aviation ».



Le Sénégalais est guerrier de nature
Afin de donner plus de poids à son rapport et peut-être regonfler le moral des députés inquiets, Maurice Bernard avait ajouté en annexe à son texte des notes et lettres émanant d’officiers ayant commandé des troupes indigènes. Voici quelques extraits
– « Les Sénégalais ne s’affolent point, sautent dans l’eau jusqu’au cou, mettent baïonnette au canon en une marée noire irrésistible… ».
– « Les tirailleurs ont séjourné dans les tranchées pleines d’eau sans autre chose que de l’oedème et des pieds gelés. Un capitaine estime que les noirs au point de vue choc, sous le plus violent sont incomparables même à beaucoup de troupes blanches. En été, rien ne résisterait à leurs assauts furieux… Le Sénégalais est guerrier de nature; il suffit pour lui faire rendre le maximum de parler à son coeur… Sous la pluie et par le froid, ces soldats perdent un peu de leur valeur. Leurs membres s’engourdissent et ils ne peuvent même plus se servir de leurs fusils. Par les temps froids il faut donc les tenir en réserve».
– « Les feux de l’artillerie, particulièrement de la grosse, étaient inconnus du soldat sénégalais. Il n’en a ressenti aucune surprise et on peut même dire qu’il s’en est amusé».
Maurice Bernard n’eut pas le temps de voir si ces préconisations seraient suivies d’effets. Il servit comme capitaine. Versé dans l’aviation, il fut tué lors d’un exercice en octobre 1916 à 49 ans. Pourquoi, penseront certains, publier ces documents ? Il ne s’agit pas de verser dans tes repentances tous azimuts à la mode. Il s’agit de connaître des faits qui ont nourri une mémoire autre que la nôtre et peuvent expliquer des réactions chez les descendants des soldats indigènes. Mais il ne faut pas céder à un manichéisme simpliste. Suite à l’article sur Beauquier, une dame de 98 ans m’a confié un document montrant comment son mari avait bénéficié de la gratitude des Annamites qui étaient sous ses ordres pour les avoir soignés efficacement, à l’aide de quinine et de teinture d’iode, lors de la terrible épidémie de grippe espagnole.
La vérité, c’est aussi, hélas, ce que fut le recours au bourrage de crâne. Dans ce cadre, et toujours pour essayer de maintenir un moral mal en point du fait de la durée d’un conflit sanglant, on racontait que les troupes noires terrorisaient les Allemands qui fuyaient devant ces guerriers féroces. Ne confectionnaient-ils pas des colliers avec les oreilles des malheureux qui tombaient entre leurs mains ?
Ces légendes ont contribué à nourrir le racisme habilement exploité par les nazis. Et l’on sait que les troupes d’Hitler se sont montrées particulièrement dures en regard de nos coloniaux en 1940. Il est toujours nécessaire de connaître quelles sont les racines de tel ou tel comportement. Cet exercice est beaucoup plus utile que celui qui consiste à multiplier les jugements moraux sans prendre la peine de situer les faits dans un contexte toujours très complexe.

Contribution de Joseph PINARD, article paru dans le BVV.

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