Dans le nord des Balkans, pas loin de la France (Belgrade est à peine plus éloigné de Paris que ne l’est Rome, 1 400 km contre 1100) ) a existé au XXème siècle, pendant 74 ans (1918-1992 avec une parenthèse en 1941-1945) un Etat nommé Yougoslavie.
Son éclatement en 1991-1999 s’accompagna de plusieurs guerres, qui secouèrent l’Europe, et accentuèrent les flux d’émigration anciens entre cette zone et l’Europe occidentale.
1. SEPT ETATS AU LIEU D’UN
L’ancienne Yougoslavie couvrait 255 000 km², comme le Royaume-Uni, soit la moitié de la France, et comptait 23 millions d’habitants (France à l’époque : 57 millions).
Sur son territoire existent aujourd’hui sept états. Quatre sont petits et peu peuplés: la Slovénie (20 273 km², 2 millions d’habitants), le Monténégro (13 812 et 661 000), la Macédoine (25 713 et 2,1 millions), le Kosovo (10 887 et 1,7 million). Trois sont, à l’échelle européenne, des états moyens : la Croatie (56 542 km², presque deux fois la Belgique ; 4,3 millions d’habitants), la Bosnie-Herzégovine (51 200 km² ; 4,6 millions d’habitants), et, la plus vaste et la plus peuplée des sept, la Serbie (88 361 km² et 7,1 millions d’habitants).
2. LA YOUGOSLAVIE
• Née en 1918 grâce à la défaite de l’Autriche-Hongrie, elle rassemblait les Slaves du Sud (youg signifie sud dans les langues slaves), auparavant sujets austro-hongrois, serbes ou monténégrins, en un « Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes » (nom de cet état jusqu’en 1929), sous l’égide du roi des Serbes. Mais les rivalités entre les peuples composant ce pays minèrent assez vite l’unité nationale, les nationalités minoritaires (surtout les Croates) accusant les Serbes d’hégémonisme.
• L’unité vola en éclats quand Hitler attaqua et vainquit le pays en avril 1941. Italie et Allemagne soutinrent la création d’une Grande Croatie fasciste. Des morceaux du pays furent annexés par des états voisins (Italie, Allemagne, Hongrie, Bulgarie). Une Serbie croupion subsista.
Une très dure guerre de résistance anti-fasciste contre Italiens et Allemands déchira le pays. Elle s’accompagna de deux guerre civiles: entre les oustachis croates et les autres peuples, et entre les partisans communistes de toutes nationalités, dirigés par Tito, et les partisans monarchistes serbes, les tchetniks. L’ensemble des tués peut être chiffré à 1 million. Chaque nationalité, chaque camp, eut ses martyrs et ses massacreurs, et exalte encore aujourd’hui les premiers, en taisant les seconds.
* En 1945, Tito et les résistants communistes vainqueurs créérent une République fédérale socialiste, composée de six républiques (Slovénie, Croatie, Montenegro, Macédoine, Bosnie, Serbie). La Serbie, outre sa partie proprement serbe comprenait deux régions autonomes largement ou partiellement non-serbes : la Voïvodine au Nord et le Kosovo au Sud. Le très grand prestige de Tito, dans son pays où il était une sorte de de Gaulle communiste et sur la scène internationale où, quoique communiste, il refusait la satellisation par l’URSS, contribua à apaiser jusqu’à sa mort en 1980 les tensions entre les nationalités du pays. Elles ressurgirent après sa mort, jusqu’à l’éclatement de 1991.
3. LES DIVISIONS HÉRITÉES DE L’HISTOIRE
C’est que l’ex-Yougoslavie était traversée par plusieurs lignes de partage culturelles et politiques séculaires.
a. Latins et Grecs. Quand Rome conquit la Grèce en 146 avant JC, la culture grecque (avec sa langue et son alphabet) resta dominante en Grèce et dans le Sud de ce qui sera la province voisine, plus tard nommée Illyricum. Ce fut encore plus vrai, après l’éclatement de l’empire romain en deux parties, puisque l’empire romain d’Orient (l’empire byzantin, dont la capitale était Constantinople), qui englobait les actuelles Serbie et Macédoine, était malgré son nom, un empire grec.
b. L’arrivée des Slaves. Ils peuplèrent la zone au VIIème siècle. Ils se coulèrent dans le moule préexistant, puisque ceux de l’Est (Bulgares, Macédoniens, Serbes) entrèrent dans l’orbite byzantine, alors que ceux de l’Ouest (Croates, Slovènes) adoptaient le latin comme langue de culture. Et pourtant, tous parlaient la même langue ou des langues très proches. Mais lorsqu’ils furent christianisés, les Slaves orientaux adoptèrent comme les Russes et les Ukrainiens l’alphabet cyrillique (dérivé de l’alphabet grec), et la liturgie dite slavonne, alors que les Slovènes et les Croates gardaient (comme les Polonais, les Tchèques et les Slovaques) l’alphabet latin et leurs liens avec Rome.
c. Chrétiens romains et chrétiens orthodoxes. Lorsque le pape de Rome et le patriarche de Constantinople rompirent en 1054, l’espace de la future Yougoslavie fut donc déchiré par ce schisme. Serbes et Macédoniens appartenaient au monde gréco-orthodoxe, comme les Grecs et les Russes, au contraire des Slovènes et Croates. Les relations entre le monde chrétien occidental et le monde byzantin étaient exécrables (« Plutôt le turban turc que la mitre romaine », disait, plus tard, un dicton en faveur chez les orthodoxes).
d. La conquête turque. Au XIVème siècle, les Turcs Ottomans, qui, venus d’Asie centrale, avaient d’abord conquis l’Anatolie, conquirent les Balkans. Ils battirent les Serbes à Kosovo Polje, prirent l’actuelle Bosnie, la Hongrie, assiégèrent Vienne en 1529 (et à nouveau en 1683). Ils avaient pris Byzance en 1453. Tous les Balkans étaient à eux, et la Mer Noire fut un lac turc. Une partie des Slaves des Balkans (en Bosnie surtout) et des Albanais se convertit à l’islam. Le reste (la majorité) demeura groupé autour de ses popes et patriarches, et subit plus de 400 ans la domination turque.
e. Les Habsbourgs organisèrent la résistance aux Turcs. Ils dominaient la Slovénie, la Croatie, la moitié de la Hongrie et, après 1878, la Bosnie-Herzégovine. Slovènes et Croates se battaient dans les armées autrichiennes et hongroises, pendant que leurs cousins serbes, en 1830-1867, obtenaient leur indépendance avec le soutien du grand frère slave et orthodoxe : la Russie.
f. Les guerres balkaniques de 1911-1912, bien oubliées en France, ont laissé des traces profondes au Sud de cette région. Elles aboutirent à l’expulsion des Turcs de ce qui restait de leurs possessions séculaires en Europe : la région qu’on appelait Roumélie, et qui comprenait l’Albanie, la Macédoine, tout le Nord de la Grèce actuelle avec Salonique. Serbes, Bulgares, Grecs se partagèrent la Macédoine historique. L’Albanie devint indépendante. Les Turcs ne conservèrent en Europe (et jusqu’à aujourd’hui) que la Thrace, entre Edirne et Istamboul.
Au total, les Slaves du Sud réunis dans la Yougoslavie étaient unis par une même langue, et divisés par deux alphabets, trois religions, et des destins politiques profondément différents. Les Serbes, orthodoxes sous un pouvoir musulman, furent souvent des rebelles, révoltés, écrasés ; les Slovènes et les Croates, catholiques sous des maîtres catholiques, influencés par Vienne et (cas de la côte dalmate) Venise, eurent un sort moins tragique. Ces différences expliquent l’échec du « mariage » de 1918 entre les trois peuples, les terribles affrontements de 1941-45, et l’échec de 1991 après le « remariage » titiste de 1945.
4. L’EXPLOSION SANGLANTE DE LA YOUGOSLAVIE (1991-1999)
Le contexte général de ces années est l’effondrement des régimes communistes d’Europe de l’Est et d’URSS, et le remplacement rapide dans ces pays de l’idéologie communiste par le nationalisme ethnico-religieux. L’URSS explose en 1991, sans guerre ; Tchèques et Slovaques divorcent à l’amiable en 1993. Le divorce des peuples yougoslaves, lui, fut long et sanglant, puisque la proclamation en 1991 de leur indépendance par la Slovénie, la Croatie et la Macédoine, puis celle de la Bosnie en 1992, engendrèrent trois guerres, qui opposèrent le pouvoir fédéral, aux mains des Serbes (Slobodan Milosevic), à certaines des nationalités sécessionnistes.
a. La première opposa Serbes et Croates, aux deux extrémités du croissant croate: au nord en Slavonie, où Vukovar fut ravagée par les Serbes, et au sud en Krajina et dans l’arrière-pays dalmate, d’où Dubrovnik fut bombardée.
b. La seconde, plus sanglante, fut la guerre de Bosnie. Dans cette république yougoslave cohabitaient avant 1990 en assez bonne intelligence les trois communautés serbe orthodoxe (32% de la population), bosniaque (slaves islamisés, 40%) et croate catholique (18,3%). La sécession de la Bosnie fut refusée par les Serbes. La guerre les opposa aux deux autres communautés, le plus souvent alliées. Sarajevo, assiégée par les Serbes, connut un long calvaire. Les Serbes pratiquèrent massacres (Srebrenica : 7 à 8 000 tués en juillet 1995) et purification ethnique. Il y eut aussi des massacres dans l’autre sens. Le nombre des victimes fut d’environ 100 000 (64 000 Bosniaques, 32 000 Serbes, 7 000 Croates).
La guerre prit fin en novembre 1995 avec les accords de Dayton, sous l’égide des Occidentaux, après intervention inefficace de l’ONU et plus efficace de l’OTAN. Constitué d’une « république serbe » de Bosnie et d’une « Fédération croato-musulmane », l’Etat bosnien (l’usage est d’appeler « bosnien » tout citoyen de Bosnie, quelle que soit sa religion, et de réserver le terme de « bosniaque » aux Bosniens musulmans) a une existence reconnue quoique largement fictive. Du moins la guerre a-t-elle cessé.
c. La troisième guerre eut lieu au Kosovo. Ce territoire, alors administré par les Serbes, est un haut-lieu historique du peuple serbe et de l’orthodoxie, mais une immigration séculaire des Albanais musulmans en avait fait une terre albanophone à 90%. L’action des ultranationalistes albanais de l’UÇK et le raidissement de Belgrade en 1998 provoquèrent un exode des Kosovars albanophones, puis une intervention aérienne de l’OTAN en 1999 contre la Serbie. Belgrade retira ses forces, l’ONU administra le Kosovo. En 2008, les Albanais du Kosovo ont proclamé l’indépendance du territoire.
5. AUJOURD’HUI, APAISEMENT ET TENSIONS
a. L’entrée dans l’Union européenne est souhaitée par les nouveaux états, et contribue à apaiser les tensions. Elle est réalisée pour la Slovénie (2004), prévue en 2013 pour la Croatie, et demandée par la Macédoine et la Serbie.
Meurtrie, grande perdante de ces conflits, puisqu’elle ne conserve que la Voïvodine, la Serbie semble avoir tourné le dos aux aventures nationalistes, et choisi le rapprochement avec l’Union européenne.
b. Le TPI de La Haye (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie) a été créé en 1994 pour juger les criminels de guerre, plus de 160 à ce jour, dont les leaders serbes Slobodan Milosevic (mort d’un infarctus en prison en 2006),
Radovan Karadzic, arrêté en 2008, et Ratko Mladic, l’auteur du massacre de Srebrenica, arrêté en juillet 2011. Le Croate Ante Gotovina a également été jugé (condamné en 2011 à 24 années d’emprisonnement), ainsi que des officiers des forces bosniaques musulmanes.
c. Deux zones de tension préoccupantes demeurent : le Kosovo, dirigé par l’ultra-nationaliste et très controversé Hashim Thaçi, où la situation de la minorité serbe et celle des Roms (accusés d’avoir été pro-serbes) sont très précaires, et où la grande pauvreté continue de nourrir une forte émigration.
Dans la Macédoine voisine , les relations entre la majorité slave et la minorité albanaise (25%, regroupée le long de la frontière kosovar) sont tendues, depuis les exactions auxquelles se sont livrés en 2001 des membres de l’UÇK venus du Kosovo (voir à ce sujet le témoignage de Tanja Nikolova sur ce site), et des affrontements sont toujours possibles. Par ailleurs, la Grèce, furieuse que son voisin du Nord revendique l’héritage d’Alexandre le Grand et usurpe (juge Athènes) le nom de Macédoine, bloque l’adhésion de Skopje à l’Union européenne.
6. LES EX-YOUGOSLAVES EN FRANCHE-COMTÉ
Nous suivons ici Régis Mermet, directeur du CADA (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) de Besançon, qui a donné à l’Université ouverte le 1er décembre 2009 une conférence qu’on peut écouter sur ce site.
La Franche-Comté a vu arriver quelques Yougoslaves dès les années 30. Le flux fut plus important sous Tito, qui permettait l’émigration. Les « Yougos » (terme non péjoratif, terme générique) étaient assez nombreux chez Peugeot. Ils avaient des associations, qui ont éclaté en 1991-92.
La guerre qui débuta en 1992 provoqua un afflux de Bosniaques musulmans, bénéficiant du statut de réfugiés, afflux tel que l’OFPRA délégua des agents à Besançon. Les accords de Dayton en 1995 ne tarirent pas ce flux, cela jusqu’en 2005, date à laquelle la France, jugeant la Bosnie sûre, refusa le statut de réfugié à ses citoyens. Beaucoup de ces Bosniaques sont restés en Franche-Comté, où ils travaillent, souvent dans le bâtiment.
Lors de la crise du Kosovo en 1998-99 arrivèrent de nombreux Kosovars albanais (qui s’intègrent vite, apprennent bien le français). Puis, la situation sur place ayant été inversée, sont arrivés de nombreux Roms du Kosovo, soit slavophones soit (les Ashkalis) albanophones. Ils sont nombreux à Planoise (150 familles environ).
Au total, si l’on excepte bien sûr l’Ile-de-France, la Franche-Comté est, d’après Régis Mermet, la région française qui accueille le plus d’immigrés venus de l’ex-Yougoslavie. D’après l’INSEE, en 2007, 3 500 Serbes vivaient en Franche-Comté, dont 600 (5ème place) dans le Territoire de Belfort. Le nombre des Serbes vivant en France serait, selon les autorités consulaires serbes, de 100 à 150 000.
Quelques noms de Français connus d’origine yougoslave : Josiane Balasko (Balascovic, de parents croates), le dessinateur Enki Bilal (père bosniaque, mère slovaque, né à Belgrade, venu en France en 1960), Mecha (Mehmet) Bazdarevic, Vahid Halilhodzic, Safet Susic, footballeurs bosniaques des années 80-90.
Pierre Kerleroux mai 2012
BIBLIO-FILMOGRAPHIE SUR L’EX-YOUGOSLAVIE
Livres
• Paul Garde, Vie et Mort de la Yougoslavie, Fayard, 1992, 444 pages.
id., Fin de siècle dans les Balkans, Odile Jacob, 2001, 264 pages.
• De l’unification à l’éclatement. L’espace yougoslave, un siècle d’histoire, Musée d’histoire contemporaine/BDIC, 1998, catalogue d’exposition de 320 pages.
• Ivo Andric : tous les livres de ce très grand écrivain (1892-1975), prix Nobel en 1961, croate né en Bosnie et qui vécut à Belgrade. Notamment Le Pont sur la Drina (Livre de Poche, 1999), indispensable pour mieux comprendre l’histoire des peuples de l’ex-Yougoslavie, et Chronique de Travnik.
• Milos Tsernianski, Migrations, grand roman historique serbe, écrit en 1929, sur la grande migration des Serbes vers la Voïvodine au XVIIIème siècle (Julliard/L’Age d’Homme, 1986, 855 pages).
• Michel Roux, Les Albanais en Yougoslavie, minorité nationale, territoire et développement, Maison des Sciences de l’Homme, 1992, 546 pages.
• Jean-Arnaud Dérens et Catherine Samary, Les Conflits yougoslaves de A à Z, Editions de l’Atelier, 2 000.
Un site Internet
Le Courrier des Balkans, créé par Jean-Arnaud Dérens.
Un documentaire en vidéo
Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, BBC, 1995, distribué par Canal Plus Vidéo. 4 heures d’une enquête remarquablement précise, qui comporte documents d’archives et entretiens très fouillés avec les protagonistes.
Des films
• Jasmila Zbanic, Sarajevo mon amour, 2005. Une adolescente bosniaque orpheline, dix ans après la fin de la guerre, interroge sa mère sur la personnalité de son père, qu’elle n’a pas connu.
• Danis Tanovic, No Man-s Land, 2001. Une fable drôle et amère.
• Emir Kusturica, Underground, 1995. Une fable picaresque, où le cinéaste bosniaque (baptisé dans l’orthodoxie en 2005) dénonce les Croates et l’ONU. A noter que Kusturica prépare un film tiré du Pont sur la Drina.