Note historique : L’Algérie depuis l’indépendance

L’évolution de l’Algérie depuis son indépendance est marquée par des mutations considérables, que ce soit du point de vue démographique (la population est passée de 10 millions à 37 millions d’habitants) ou économique :


pays rural et agricole au lendemain de l’indépendance, l’Algérie est devenue un pays citadin à l’économie fortement tertiarisée. Après un bilan de la situation de l’Algérie au lendemain de l’indépendance, j’évoquerai son évolution en trois phases : le modèle de développement urbano-industriel étatique (1962-1979), le projet de libéralisation : de la crise larvée à la crise ouverte(1979-1992), les années noires et la tentative de reconstruction (1992-2012).

L’Algérie en 1962

Passée l’euphorie de l’indépendance (5 juillet 1962) et du départ de l’armée française, l’Algérie se trouve rapidement confrontée à des difficultés considérables. Le bilan de la guerre de libération est dramatique : cette guerre a coûté à l’Algérie plusieurs centaines de milliers de morts, 300 000 à 500 000 selon les estimations les plus couramment admises, la privant pour des années de cadres et d’homme d’expérience, du fait d’une répression souvent sélective de la part des forces de répression françaises et des attentats ciblés de l’OAS (l’un des plus emblématiques est l’assassinat de l’écrivain Mouloud Ferraoun et de progressistes français au lendemain du cessez-le-feu). A titre d’exemple, en 1962, l’Algérie ne compte que trois architectes. De ses multiples conséquences, il faut surtout en retenir deux.

La population algérienne est profondément déstabilisée : près de 3 000 000 de personnes ont été déplacées par la politique des zones interdites et des  regroupements. A l’indépendance, on estime qu’un tiers seulement est retournée à son habitat d’origine, un tiers est venu grossir les villes et le dernier tiers est resté dans des centaines de camps de regroupement, plus ou moins précaires, construits par l’armée française à partir de 1958. Ainsi cette politique a provoqué un violent déracinement d’une partie importante d ale paysannerie algérienne.
En 1962, l’Algérie est un pays exsangue. Si elle n’est pas sans disposer d’atouts, une population en croissance rapide malgré la saignée de la guerre, des infrastructures non négligeables (routes, voies ferrées, ports), un potentiel de production considérable en matière d’hydrocarbures, son économie est dans une situation dramatique. L’exode de centaines de milliers d’Européens constitue une perte considérable. L’agriculture est profondément désorganisée : les ouvriers agricoles algériens, la plupart sans formation, assurent avec de nombreuses difficultés les récoltes de l’été et de l’automne 1962 en autogérant les domaines ex-coloniaux. La situation de l’industrie est beaucoup plus grave : le départ des cadres, l’exode des capitaux, la fermeture du marché français ne permettent qu’un redémarrage très lent et sans créations d’emplois : de ce fait les émigrés de retour d’Europe à l’été 1962 y retournent très rapidement et l’émigration vers la France, organisée par plusieurs accords inter-gouvernementaux successifs, reprend jusqu’en 1973 où, du fait des créations d’emplois en Algérie et d’attentats racistes en France, le gouvernement algérien décide de la stopper. Malgré la création d’entreprises dans le cadre du « plan de Constantine » lancé en 1958 par de Gaulle (usine Berliet à Rouiba, dans la banlieue d’Alger, par exemple), la production industrielle de 1963 est inférieure à celle de 1954. Dans le bâtiment , de nombreux chantiers sont abandonnés et, en 1963, l’activité n’est que le cinquième de ce qu’elle était en 1961. Dans le domaine des infrastructures, la situation s’est également détériorée, du fait des combats de la guerre de libération ou des attentats des desperados de l’OAS au printemps 1962.

Ainsi, en 1962, c’est un pays encore peu peuplé, mais où le chômage est important (un tiers des actifs), profondément traumatisé par 132 années de colonisation et 8 années de guerre, un pays particulièrement sous-développé, que le nouvel État algérien devra réorganiser selon ses propres objectifs, encore peu clairs au moment de l’indépendance, et avec des moyens humains plus que réduits.


Le modèle de développement urbano-industriel étatique (1962-1979)

Les conséquences de la colonisation (mise à l’écart de la bourgeoisie foncière et commerçante) et de la guerre de libération (disproportion des forces militaires entre l’armée française et les maquisards algériens, ce qui a entraîné la mise en place en Tunisie et au Maroc d’une « armée des frontières » qui sera, in fine, conçue plus comme un instrument de pouvoir pour la période qui suivra l’indépendance, notamment par H. Boumédiene) explique largement la mise en place du modèle de développement algérien. La conjoncture internationale entre également en compte : dans les années soixante (les « trente glorieuses » battent leur plein), l’industrialisation est encore perçue, mondialement, comme la seule voie vers un développement accéléré, dans le monde développé (capitaliste aussi bien que « communiste »), comme dans le tiers monde. Ce choix est d’autant moins inattendu qu’il est le fait d’hommes ayant souvent une expérience syndicale ou partisane dans de grandes entreprises françaises et qu’il est approuvé par l’URSS, principal soutien à la guerre de libération algérienne.

Après trois années d’instabilité politique sous la direction d’Ahmed Ben Bella, son ministre de la défense, le colonel Boumédiene, s’empare du pouvoir le 19 juin 1965 par un coup d’état. La nouvelle instance dirigeante, le « Conseil de la révolution » où les militaires jouent un rôle prépondérant, juge prioritaire la mise en place d’un modèle de développement, la création d’institutions étatiques étant reléguée à une phase ultérieure (c’est ainsi que le code de la commune et celui de la wilaya [département] seront adoptés en 1967 et la nouvelle constitution qu’en 1976). Les modalités d’intervention du politique sont marquées par des caractéristiques particulièrement fermes qui font que l’on parle parfois pour cette période de l’histoire algérienne d’état démiurge :
– logique unificatrice quasi obsessionnelle (qui peut s’expliquer par les divisions du mouvement nationaliste avant, pendant et même après la guerre de libération),
– volontarisme, beaucoup plus marqué que dans la plupart des pays du tiers-monde,
– centralisation de la décision, le politique décide de tout : les ministres ne sont que les grands commis de l’État ; à la tête de la wilaya, le wali est un simple délégataire du centre,
– interventionnisme tous azimuts : la volonté de transformer l’ensemble du corps social conduit l’État à s’intéresser à l’ensemble des activités.

Pour les dirigeants algériens, qui se réclament d’un socialisme étatique, l’industrialisation est conçue comme un outil privilégié de transformation sociétale pour une transition vers un État-Nation moderne et développé. Ils s’inspirent aussi de la théorie des industries industrialisantes de F. Perroux et G. Destanne de Bernis. L’Algérie dispose d’un atout économique important, les hydrocarbures et, dans un premier temps, le pétrole (la production gazière ne se développera que dans la première moitié des années quatre-vingt) : la production pétrolière double entre 1962 (20M t) et 1968 (42 M t) ; la nationalisation des hydrocarbures (1971) puis le quadruplement du prix du baril après la guerre israélo-arabe de 1973 permettent une augmentation conséquente des revenus. L’Algérie peut donc se permettre des choix industriels audacieux : emploi de technologies avancées coûteuses, création d’entreprises de grande taille… Chaque branche industrielle est gérée par une société nationale monopolistique dont la totalité du capital est possédée par l’État et dont le siège social est situé dans l’agglomération algéroise, au contact immédiat des centres de décision politique. Au début de la seconde moitié des années soixante dix, l’industrialisation algérienne semble sur la bonne voie.

Dans le domaine agricole, aucune stratégie claire de développement n’a jamais été formulée, la question du statut des terres a toujours été éludée. En 1962, les domaines coloniaux laissés en déshérence par leurs exploitants européens sont occupés par leurs ouvriers agricoles qui s’organisent sur le mode autogestionnaire. En 1963, le gouvernement décrète l’étatisation des 2 300 000 hectares de terres coloniales en domaines autogérés qui font figure de géants aux côtés des 850 000 exploitations privées. Ce système sera complété en 1971 par une réforme agraire (dite « Révolution agraire ») qui aurait dû provoquer une socialisation progressive des terres privées. Mais cette socialisation n’a pas eu lieu et cette réforme n’a finalement concerné qu’un million d’hectares de terres agricoles. Dès la fin des années soixante-dix, il est évident que l’agriculture algérienne n’atteint pas les objectifs fixés : la production agricole n’augmente que faiblement alors que les besoins se développent rapidement sous le double effet de la croissance démographique et de l’amélioration du niveau de vie.

Dans le domaine sociétal, les mutations sont considérables. La population augmente à un rythme soutenu, voisin de 3% par an sur toute la période, à cause d’une natalité qui reste très forte (7 à 8 enfants par femme en moyenne) alors que la mortalité, en particulier infantile, baisse : en 16 ans (1962-1978), la population algérienne passe de 10 à 17 millions d’habitants. Son urbanisation s’accentue, surtout à partir du début des années soixante-dix : au recensement de 1977, 45% des Algériens vivent en ville. Dès l’indépendance, un effort considérable est fait dans le domaine de la scolarisation, grâce à la coopération internationale (française dans un premier temps [rôle de la FEN, syndicat enseignant à l’été 1962], puis de plus en plus moyen-orientale) : en 15 ans, le taux de scolarisation à l’école primaire double, passant de moins de 40% en 1962 à 80% en 1977, avec cependant le maintien d’une nette différence, de l’ordre de 25 points, entre garçons et filles. Un grand effort, un peu plus tardif, est également fait dans le domaine de la santé : création d’infrastructures (centres de santé, polycliniques, hôpitaux), appel à la coopération internationale et mise en place, en 1974, de la médecine gratuite dont les effets commencent à se faire sentir à la fin des années soixante-dix. En revanche, dans d’autres secteurs tels l’habitat (où l’on vit sur le mythe de l’importance des appartements vacants laissés par les Européens) ou l’hydraulique, rien n’est fait -ou si peu- et les pénuries commencent, en particulier dans les villes.

La mort de Boumédiene (30-12-1978) marque symboliquement la clôture de cette première phase de l’évolution de l’Algérie indépendante. Le bilan en est largement positif, mais des difficultés commencent à se faire jour : la croissance économique est plus faible que prévu, l’unanimité autour de l’équipe dirigeante commence à se fissurer (cela sera patent avec les difficultés du FLN à désigner un candidat à la succession de Boumédiene en janvier 1979)…


Le projet de libéralisation : de la crise larvée à la crise ouverte (1979-1992)

La période qui commence après la mort de Boumédiene marque une rupture fondamentale dans l’histoire de l’Algérie contemporaine, rupture idéologique : le socialisme étatique est abandonné progressivement pour un libéralisme économique qui, au début, n’ose se montrer sous son vrai jour ; rupture politique : le parti unique cède la place à un multipartisme dont les islamistes sembleront être, dans un premier temps, les bénéficiaires.
De 1979 à 1985, le projet de libéralisation économique avance masqué, alors que du point de vue politique, le système se ferme de plus en plus. L’intention est claire : donner plus de poids au parti-État, au détriment des autres acteurs politiques et sociaux, pour imposer le nouveau choix de libéralisation économique. Derrière un discours paternaliste, voire démagogique, sont prises des décisions discrètes qui toutes tendent à clore l’ère de l’économie étatisée. Les grands projets industriels (comme l’aciérie de Jijel) sont abandonnés. En 1983, le marché foncier, bloqué depuis la Révolution agraire de 1971, redevient libre et une nouvelle loi permet l’accession à la propriété foncière. La faible légitimité du président désigné en 1979, Chadli Bendjedid, se révèle propice à une corruption rampante, favorisée par l’augmentation du prix du pétrole en 1979. A partir de 1982, du fait de l’érosion du prix du pétrole et du développement de la corruption, les moyens financiers de l’État régressent et ce dernier diminue discrètement son intervention dans le domaine économique et social. Pendant cette période, il n’y a pas de contestation organisée, mais une multiplication de revendications particulières : printemps berbère de 1980 qui a une double dimension, identitaire, mais aussi démocratique, manifestation islamiste à Oran en avril 1981, manifestation de femmes à l’automne 1981 contre le projet de code de la famille (qui sera finalement adopté en 1984)…

A partir de 1985, la libéralisation s’affiche de plus en plus ouvertement et le gouvernement, après un code de la famille inspiré d’éléments de la charia et institutionnalisant l’infériorité des femmes, donne de nouveaux gages aux islamistes, à l’école en particulier (introduction de matières religieuses dans l’enseignement en 1986…). En 1987, le morcellement du secteur agricole d’État en 50 000 exploitations individuelles ou en en micro-collectifs est décidé, mais le pouvoir ne va pas jusqu’au bout de sa logique et préfère garder la propriété de la terre, ne concédant que l’usufruit. Le projet libéral se manifeste aussi ouvertement dans différents autres domaines : découpages territoriaux, régionalisation, gestion des entreprises publiques. Désormais la crise s’installe et va rapidement s’aggraver : au sous-investissement industriel qui ne permet plus la création d’emplois s’ajoute dès le début de l’année 1986 l’effondrement du prix du pétrole. Le chômage explose, le PIB baisse, le poids de la dette s’accroît et les premières mesures d’austérité sont prises. Le corps social multiplie les protestations (grèves, manifestations et même émeutes à Sétif et Constantine à l’automne 1986).

Les émeutes d’octobre 1988 n’arrivent pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. La montée des tensions était perceptible depuis plusieurs mois. Des mouvements sociaux commencent dès les premiers jours d’octobre et débouchent le 5 sur des manifestations de grande ampleur, à Alger d’abord , puis dans la plus grande partie du pays, à l’exception des Kabylies. L’état de siège est décrété le 6 octobre, l’armée tire dans la foule où commencent à apparaître les militants islamistes (absents des premières manifestations), tandis que le pouvoir se tait. La crise se dénoue le 10 octobre par un discours de Chadli qui promet des réformes. Le bilan, controversé, est d’au moins 500 morts et plusieurs centaines de blessés. L’Algérie entame alors une série de réformes qui se traduiront avec l’adoption d’une nouvelle constitution (23 février 1989) : multipartisme, liberté de la presse et d’association… Les mouvements islamistes, ayant compris la profondeur du mécontentement populaire, forment un parti politique très structuré, le Front islamique du salut (FIS) qui sera rapidement reconnu par le pouvoir, malgré la présence de références religieuses anticonstitutionnelles dans ses statuts ! Inversement, le mouvement démocratique éclate en multiples chapelles rivales. Le FIS saura séduire en suppléant aux carences de l’État, en particulier dans le domaine social. Avec plus de 50% des suffrages exprimés, il est le grand vainqueur des premières élections locales pluralistes de juin 1990. Mais ses pratiques autoritaires et de corruption, peu différentes de celles du FLN, lui aliènent une partie de son électorat, ce qui l’amène à se radicaliser et à tenir ouvertement un double discours sur la conquête du pouvoir, soit par la voie légale, soit par la voie illégale. Les partisans de la voie illégale sont de plus en plus actifs (grève insurrectionnelle de mai-juin 1991, mis en avant des « afghans » -Algériens de retour du jihad contre les soviétiques-, assassinat de soldats en novembre…). Le 26 décembre 1991, le FIS remporte nettement le premier tour des élections législatives, malgré la perte du quart de son électorat, mais le mode de scrutin choisi lui donne la certitude d’obtenir la majorité absolue des sièges au second tour. Le 11 janvier 1992, sur pression d’une part importante de la société civile (syndicats, partis politiques démocratiques, associations…) qui craint l’instauration d’une dictature théocratique l’armée interrompt le processus électoral et met en place un Haut Comité d’État dont elle confie la présidence à un responsable historique du FLN mis à l’écart par Ben Bella et Boumédiene : Mohamed Boudiaf qui tente de réformer l’État algérien malgré le développement de la violence des islamistes. Mais il est assassiné le 29 juin 1992.


Les « années noires » et la tentative de reconstruction (1992-2012)

Dès l’hiver 1992, l’Algérie s’enfonce dans une spirale de violence que rien ne semble pouvoir arrêter. Pendant ces « années noires », c’est une véritable guerre civile qui oppose l’armée aux groupes armés dont le nombre de membres s’accroît au moins jusqu’en 1995 (27 000 selon certaines estimations). Commencée contre les forces de sécurité, la violence des groupes islamistes s’étend rapidement aux civils (attentat à l’aéroport d’Alger en août 1992, assassinat d’enseignants devant leurs élèves, de femmes non voilées…). Des listes de personnes à abattre sont affichées dans certaines mosquées :artistes, universitaires, intellectuels (l’écrivain Tahar Djaout est assassiné en mai 1993), journalistes (« les journalistes qui combattent l’islamisme par la plume périront par la lame », selon le GIA -Groupe islamique armé-), militants politiques et syndicaux progressistes… Cette violence entraîne le départ en France, mais aussi dans d’autres pays (Canada…) de nombreux intellectuels et militants progressistes algériens. Le GIA décide de s’en prendre à la France, accusée de soutenir le pouvoir algérien : assassinat de 5 Français à Alger en août 1994, détournement d’un avion d’Air France en décembre, attentats en France entre juillet et octobre 1995… Le pouvoir algérien met du temps pour prendre la mesure de la situation : en 1994, il semble déliquescent, mais en 1995, il commence un rétablissement et organise en novembre une élection présidentielle qui donne une majorité nette au général L. Zéroual. A partir de 1996, la violence du GIA qui massacre les civils par centaines dessert la cause du mouvement islamiste auprès de la population qui se lance dans la constitution de groupes d’autodéfense (avec le soutien des autorités) et des autres mouvements armés qui entrent dans un processus de négociations avec le pouvoir et finissent par déposer les armes (1-01-2000), après que A. Bouteflika, élu sans opposition le 15 avril 1999, suite à la démission de L. Zéroual, eut fait adopter une loi d’amnistie par référendum. Le GIA est petit à petit éliminé (2002). Seule une dissidence (datant de 1998), le GSPC (Groupement salafiste pour la prédication et le combat, dirigé d’abord par H. Hattab, puis par A. Droukdel) qui s’attaque essentiellement aux forces de sécurité, continue la lutte armée. Très affaibli par les offensives de l’armée, il n’a plus que des actions sporadiques à partir de 2000 et choisi, en 2002, de se réfugier dans le nord du Mali. Il se rapproche de Al-Qaïda et prend en 2006 le nom de Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Le bilan de la « décennie noire » est dramatique : entre 60 000 et 150 000 morts selon les sources, des centaines de milliers de personnes déplacées, de multiples infrastructures détruites (établissements scolaires, administrations, usines…). Cet épisode dramatique de l’histoire algérienne laisse des traces dans la société algérienne, traces qui seront longues à se dissiper.

Pendant cette « décennie noire », l’action du pouvoir central a été principalement centrée sur la question sécuritaire, en particulier jusqu’en 1997. Du point de vue économique, la libéralisation s’est poursuivie, notamment en raison du plan d’ajustement structurel imposé par le FMI en 1994 à cause de l’endettement massif : plus de 30 milliards de dollars. Néanmoins, peu d’entreprises ont été privatisées (à l’exception du complexe sidérurgique de El-Hadjar [à proximité de Annaba], passé sous le contrôle de Mittal, et de quelques cimenteries). Par contre des entreprises nationales (textile en particulier), victimes de la concurrence des produits importés, ainsi que de nombreuses entreprises locales (communales et de wilaya) ont licencié en masse, voire ont été dissoutes, ce qui entraîne une explosion du chômage qui culmine à 30% à la fin des années quatre vingt dix. A l’inverse, les carences de l’État ont laissé d’immenses secteurs à l’économie informelle : petite industrie, bâtiment et travaux publics, circuits commerciaux illégaux… Pendant cette décennie, la population algérienne à continué à croître à un rythme élevé, certes moins soutenu que pendant la période précédente, (2,2% par an entre 1987 et 1998) en raison d’une forte baisse de la natalité, mais son évolution est géographiquement beaucoup plus contrastée, certaines régions montagneuses ayant subi une forte diminution de population à cause de la présence de maquis islamistes, alors que d’autres ont connu une forte augmentation, en particulier les villes situées à proximité de ces maquis. L’absence de maîtrise foncière, déjà réelle en 1990, s’est largement amplifiée pendant les années sombres. Jamais les villes algériennes, en particulier les plus grandes, n’ont été aussi fragmentées : la faiblesse de l’État a favorisé les transactions à la légalité douteuse et les constructions illicites en dehors des périmètres d’urbanisation ; les autorités communales ont dilapidé leur capital foncier auprès de leur clientèle… Le résultat est un éclatement de plus en plus grave des grandes agglomérations algériennes avec de nombreuses discontinuités et un mitage de l’espace péri-urbain. Par ailleurs, l’absence de préoccupations environnementales a abouti à des situations particulièrement explosives en ville où la pollution et les atteintes graves à l’hygiène collective ne sont plus acceptées par les habitants.

Au tournant du millénaire, la situation évolue rapidement en Algérie, aussi bien pour des raisons de conjoncture nationale qu’internationale. Au plan intérieur, la violence islamiste est en net recul -plusieurs groupes islamistes ont accepté l’amnistie proposée par le nouveau président, A. Bouteflika, les autres sont en voie de marginalisation, la situation sécuritaire s’améliore et le gouvernement peut recommencer à s’occuper de politique économique et sociale, et ceci d’autant mieux que la conjoncture internationale est de plus en plus favorable : les attentats du 11 septembre 2001 entraînent une plus grande compréhension de la politique intérieure algérienne de répression des mouvements islamistes et, surtout, la hausse du  prix du pétrole à partir de 1999 donne à l’Algérie des moyens financiers qu’elle n’avait jamais connu. De ce fait, les principaux indicateurs macro-économiques vont s’améliorer rapidement : sa balance des paiements redevient excédentaire dès 2001 (et elle ne cessera de l’être jusqu’à ce jour) et son budget en 2003, sa dette fond (elle représente aujourd’hui moins de 10% de son PIB) et en 2012, l’Algérie a même prêté plusieurs milliards de dollars au FMI ! Ses réserves de change dépassent les 150 milliards d’euros, soit l’équivalent de son PIB annuel, la croissance est au rendez-vous (3 à 7% par an depuis 2003) et l’inflation est maîtrisée (2 à 4% par an). Mais à l’inverse, les indice de niveau et de qualité de vie restent médiocres : l’indice de développement humain reste moyen, bien qu’en progrès (0,698 en 2011, soit le 96e rang mondial sur 187 pays, inférieur à celui de la Libye ou de la Tunisie, mais supérieur à celui du Maroc ou de l’Égypte),  le chômage des jeunes est encore élevé, un tiers de la population vit avec moins de 250 € par mois, alors que la grande bourgeoisie (issue de la caste militaire au pouvoir ou d’affaires, les deux étant fréquemment liées) vit dans l’opulence.

Dès son arrivée au pouvoir, A. Bouteflika essaie de relancer la machine économique, principalement dans le domaine de l’agriculture, des hydrocarbures et des infrastructures. En 1999, l’État lance un programme national de développement agricole (PNDA) qui concerne de nombreux secteurs (hydraulique, forêts, plantations, habitat rural, infrastructures…), grâce aux revenus des hydrocarbures : au milieu des années 2000, on constate une multiplication par 5 ou 6 de l’effort financier des années 1990. Néanmoins, malgré une augmentation de production, notamment dans le secteur des fruits et légumes, l’agriculture algérienne est très loin de satisfaire les besoins de la population et le recours aux importations reste massif. Un premier plan de relance économique de  milliards d’euros a été mis en place entre 2001 et 2004, un second de 45 milliards a été lancé en 2005, puis un troisième. L’effort le plus important est fait dans le domaine de l’habitat (près de un million de logements édifié en 4 ans) et des infrastructures :l’autoroute est ouest (Tlemcen – Oran – Alger – Constantine – Annaba) est quasiment terminée, la première ligne du métro et du tramway d’Alger fonctionnent, les tramways de Constantine et de Oran doivent entrer en service eu 2013, une douzaine d’autres lignes sont prévues, plusieurs centaines de km de voies ferrées ont été créées, des milliers d’autres sont prévus… Le rôle de l’État semble donc se limiter à la mise en place des conditions de la croissance économique par le développement des infrastructures, mais il ne semble pas que cela suffise, ainsi qu’en témoigne l’évolution de la croissance industrielle en dehors des hydrocarbures. La production de pétrole et de gaz, principal moteur de l’économie algérienne, est en augmentation constante, grâce aux investissements de la Sonatrach (compagnie nationale algérienne) et des multinationales pétrolières favorisées par une loi de 2005 libéralisant le secteur. Actuellement, les hydrocarbures représentent près de la moitié du PIB algérien contre 30% en 1992. Inversement, la production manufacturière d’État régresse et l’industrie privée n’a toujours pas pris le relais, à quelques exceptions près, tel le conglomérat Cevital, basé à Béjaïa. Quant aux investissements directs étrangers (IDE), ils restent faibles, en dehors du secteur des hydrocarbures. L’exemple de Samsung qui a installé une importante unité de production à Sétif (2009 ?) en collaboration avec Cevital reste l’exception.

La population algérienne qui garde un taux d’accroissement important (1,5% par an) malgré une nette diminution de la taille des familles (l’indice synthétique de fécondité est aujourd’hui d’environ 2,5 enfants par femme, alors qu’il était de 8 en 1970), qui est massivement scolarisée (à plus de 95%), n’a pas l’impression de bénéficier de la manne pétrolière. La mal-vie de la plus grande partie de la population entraîne des troubles sociaux localisés suivis d’une répression, puis de négociations avec l’État qui accorde des compensation financières plus ou moins importantes. Cette relation conflictuelle entre l’État et la population ne débouche pas sur une crise globale, comme cela s’est passé dans d’autres pays arabes en 2011; Certes il y eu bien une tentative d’importation du modèle tunisien début 2011, mais elle fit long feu pour deux raisons essentielles : le pouvoir -disposant de moyens financiers conséquents- n’hésita pas à augmenter notablement les salaires dans la fonction publique, exonéra de taxes les produits d’alimentation courants et renforça le dispositif d’aide à l’emploi des jeunes ; par ailleurs, le souvenir des « années noires » reste très vif dans la population qui n’est pas prête à se lancer dans un nouveau processus révolutionnaire.  Ainsi, après les années de récession et de guerre civile, le système politiquo-militaro-économique algérien semble avoir retrouvé une certaine stabilité, malgré tout ces défauts, mais est-il viable à moyen terme et est-il capable de préparer l’après-pétrole ?

Contribution de Jacques Fontaine, MCF honoraire de géographie, Université de Franche-Comté, février 2013

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