L’implantation juive à Besançon, passée et présente, marque des territoires différents ; à la boucle du Doubs, territoire de l’économie, de la finance s’oppose l’espace du religieux, de la vie communautaire autour de la synagogue, des anciens cimetière et « quartier juif » médiévaux.
Besançon est une ville visiblement catholique ; témoins de l’implantation de l’Église romaine au fil de l’histoire, la cathédrale Saint-Jean, l’église Saint-Pierre, l’église de la Madeleine – parmi d’autres édifices religieux – s’élèvent sur la capitale comtoise.
Le judaïsme, explique Sébastien Tank-Storper(1), n’est rendu visible qu’en fonction de la présence des hommes, du peuple juif, « peuple du Livre, du temps, de l’exil »(2).
Rendre compte de la présence juive à Besançon, c’est explorer l’histoire et les traces que la communauté juive a donné à voir d’elle-même : des monuments au cimetière de la rue Anne Frank, en passant par la synagogue et le centre communautaire, la référence à des personnalités marquantes, c’est ainsi de façon multiple qu’il s’agit de la rencontrer.
I. Brèves d’une histoire des Juifs à Besançon
De longue date, la population juive bisontine est implantée dans les quartiers situés à l’extérieur de la boucle du Doubs; les actuels quais de Strasbourg et Veil-Picard, les rues Marulaz et Richebourg, les alentours du fort Griffon et la Grapille de Battant. Déjà au Moyen Âge (XIIIème et XIVème siècles), les sources répertoriées par le rabbin René Gutman mentionnent une « rue des Juifs »(3). Peu nombreux, ils habitent essentiellement dans l’actuelle rue Richebourg et ont un cimetière porte de Charmont. Durant le bas Moyen Âge, leur statut se détériore et, au-delà des polémiques doctrinales, ils sont accusés des troubles et calamités du temps (grande peste noire en Europe notamment) et sont frappés d’ostracisme.
C’est à la fin du XVIIIème siècle surtout que l’on retrouve la trace de familles juives à Besançon, subissant les mesures restrictives envers la population juive de l’époque (droit de séjour limité, cantonnement à certains métiers…). Suite à l’émancipation de 1791 et à la série d’actes législatifs qui reconnaissent aux Juifs la citoyenneté française, la Troisième République transforme le statut des confessions minoritaires par « des critères plus méritocratiques »(4). Habitant le quartier d’Arènes, quartier de commerçants et de marchands ambulants essentiellement (colporteurs), la vie des familles juives paraît centrée sur la communauté, autour de la synagogue à l’angle de la rue de la Madeleine et de la rue de Vignier. Aux alentours de 1850, la population juive de Besançon est plus dispersée dans la ville, partagée entre les quartiers populaires et fréquentés de Battant et de la Madeleine et l’intérieur de la boucle du Doubs (Grande-Rue notamment). Cette nouvelle répartition par quartier marque les différences sociales; « les négociants, les riches artisans, les professions libérales, les rentiers et les propriétaires résidaient principalement à l’intérieur de la boucle »(5). Quittant ainsi Battant et la Madeleine pour les deux grandes artères du centre-ville (Grande-Rue et rue des Granges), une partie de la population juive marque sa réussite économique et, plus implicitement, sa volonté d’être reconnue et intégrée à la société bourgeoise bisontine comme à la modernité de l’époque, privilège des plus aisés. Cette intégration est aussi le signe d’un éloignement de la vie communautaire juive et de la pratique religieuse. Au contraire, les journaliers, colporteurs et brocanteurs aux revenus plus précaires, résident à l’extérieur de la boucle, là où les traditions juives restent les plus vivaces.
Plus tard, dans l’entre-deux-guerres, les Révolutions russes, la croissance de l’antisémitisme en Europe centrale, puis la montée du nazisme en Allemagne poussent les populations juives d’Europe centre-orientale à migrer vers l’ouest. À Besançon, ces nouveaux arrivants s’installent aux alentours des rues Battant et Bersot, pour ensuite se diriger vers le centre-ville.
Pourtant, si la communauté juive est fondue dans la ville, elle reste présente par son implication culturelle s’exprimant à travers le centre communautaire « Maison Jérôme Cahen(6) ». Ouvert dans les années 1970, le centre organise et concentre les actions communautaires; repas shabbatiques, répétition de théâtre, cours de Talmud-Torah… L’espace est ouvert à toutes les associations juives telles que l’Association Culturelle Israélite, les Amitiés judéo-chrétiennes, les Éclaireurs Israélites de France, etc. ainsi, l’enseignement religieux est assuré, tout comme les cours d’hébreu moderne et même un approvisionnement en produits cashers.
II. Des hommes et des lieux ; parcours à travers une « urbanité juive »(7)
Des personnalités notables
La communauté juive de Besançon a laissé des traces sensibles de sa présence dans la ville comme le révèle le monument Veil-Picard de la place Granvelle dont l’inscription rend hommage au « bienfaiteur Adolphe Veil-Picard »(8). Installée depuis 1922 1822. à Besançon, la famille Veil-Picard(9) voit ses affaires prospérer et se diversifier. C’est en 1846 que Aaron Veil-Picard et son fils, Adolphe, fondent une société de banque avec Régis Girardot, financier: « grâce à cette institution, il facilite l’installation à Besançon d’une succursale de la Banque de France dont il devient l’un des administrateurs »(10). L’ouverture d’une caisse d’épargne municipale lui permet de prêter de l’argent aux maisons de commerce locales lors de la crise de 1848(11), les sauvant ainsi de la faillite. Parallèlement à ses actions de banquiers, Aaron Veil-Picard subventionne des travaux dans la ville : agrandissement de l’hôpital Saint-Jacques, construction de l’actuel quai de Strasbourg, etc.
Par la suite, son fils, Adolphe (1824-1877) prend la direction de la banque paternelle qui devient la « Banque Adolphe Veil-Picard et Cie ». Cette entreprise prospère participe au développement de l’horlogerie à Besançon et de l’industrie locale en général. Outre ses fonctions publiques et honorifiques, Adolphe Veil-Picard s’illustre par ses dons et actions charitables. C’est ainsi que la ville se voit attribuer une somme importante pour la construction du Quai d’Arènes (actuel quai Veil-Picard) et un don pour l’aménagement de la place Bacchus. Il aide également à l’installation de canalisations d’eau en banlieue et permet, par un financement, le début des recherches archéologiques du Square Castan. De la même manière, il finance -entre autres- la construction de l’asile Saint-Paul, la restauration des écoles de Saint-Ferjeux et aide à la création de bibliothèques.
Dans le passé, au lendemain de la seconde Guerre mondiale, le bâtiment de la Vieille Intendance qui sert en partie de local à la banque de la famille Veil-Picard, est vendu à la famille Weil, membre de la communauté juive de Besançon. Ce bâtiment qui « vit naître les plus florissantes entreprises de la ville »(12) (banque, ateliers LIP, ateliers de confection) loge alors les vêtements Weil, l’une des plus importantes entreprises de confection pour homme françaises. La maison Weil, installée à Besançon depuis 1872 et fondée par Joseph Weil, se lance dans la confection industrielle en 1878. Elle ne cessera de s’agrandir jusqu’à devenir la plus grosse entreprise de confection pour homme de France en 1965 et devra quitter le centre-ville pour le quartier de Chaillot à Fontaine -Ecu.
Une inscription dans la géographie de la ville
La synagogue de Besançon, bâtiment consacré au culte israélite, est inaugurée le 18 novembre 1869 en présence d’une foule nombreuse et de personnalités officielles. Elle vient alors remplacer la synagogue de Charmont, trop étroite pour une communauté de 600 personnes environ en ce milieu de XIXème siècle. La communauté accepte alors de couvrir les frais nécessaires à la construction d’un nouveau lieu de culte en échange d’un terrain. La municipalité propose tout d’abord une place square Saint-Amour mais se heurte au refus des habitants. Le second choix sera le quai de Napoléon (actuel quai de Strasbourg), au sein du quartier Battant. D’une architecture arabo-mauresque(13) propre à l’engouement orientaliste du XIXème siècle, la synagogue est dotée d’une grille offerte par Adolphe Veil-Picard en 1869 et, si le nombre de pratiquants et habitués est en baisse, elle reste un lieu très fréquenté lors des offices de Pessah (la Pâque) et de Kippour (jour d’expiation et de pardon consacré à la prière et à la pénitence(14)).
Le cimetière de la communauté juive de Besançon se trouve en contrebas de Palente, rue Anne Franck. Sa partie la plus ancienne est acquise par la communauté en 1796 par deux notables, Nathan Lippmann et Pierre Picard, chargés d’obtenir une propriété aux alentours de la ville où la population juive serait libre d’enterrer ses morts. Une parcelle supplémentaire y est ajoutée en 1839 tandis que le Consistoire Israélite de Besançon se charge d’acquérir une terre adjacente pour y construire une maison de gardien. Le cimetière recueille les sépultures des membres de la communauté dont les plus anciennes et les plus modestes datent de 1849. Celles-ci côtoient les caveaux imposants des riches familles Veil-Picard, Picard, Hauser-Picard et le mausolée de la famille Haas(15).. Les tombes les plus récentes éclairent sur les migrations nouvelles ; les noms séfarades (originaires d’Afrique du Nord) se mêlent alors aux noms d’origine ashkénaze (d’Europe occidentale et centrale). Enfin, un monument aux morts est érigé à la mémoire des membres de la population juive bisontine tués au combat pendant la Première Guerre mondiale.
L’implantation juive à Besançon, passée et présente, marque des territoires différents ; à la boucle du Doubs, territoire de l’économie, de la finance (où les Juifs s’intégreront à la société dominante et participeront à la vie de la cité en étant des acteurs primordiaux de son développement économique et urbain(16)) s’oppose l’espace du religieux, de la vie communautaire autour de la synagogue, des anciens cimetière et « quartier juif » médiévaux. L’époque contemporaine est marquée par une affirmation culturelle comme un par un regain cultuel. La population juive s’exprime ainsi, au fil du temps, en cette succession de pratiques différentes qui s’articulent et cohabitent à Besançon.
(1) Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », dans l’ouvrage Quand Besançon se donne à lire. Essais d’anthropologie urbaine, Anne Raulin (dir.), L’Harmattan, Collection Dossiers Sciences Humaines et Sociales, Paris, 1999, p. 35 à 54.
(2) Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », op. cit., p. 35.
(3) Documents Choisis par René Gutman, Centenaire du consistoire israélite de Besançon, J. Berda, Besançon, 1982, cité dans l’article de Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », op. cit., p. 46. Si la « rue des Juifs » est mentionnée, il n’est pas possible d’en définir son emplacement exact.
(4) Pierre Birnbaum, Les Fous de la République, histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Fayard, Paris, 1992, p. 7.
(5) Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », op. cit., p. 46.
(6) En hommage au rabbin de Besançon exerçant dans les années 1960.
(7) Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », op. cit.
(8) L’inscription exacte est: « Au bienfaiteur Adolphe Veil-Picard, ses concitoyens ».
(9) Aaron Veil-Picard et son épouse Pauline Hauser-Picard possèdent alors un commerce d’étoffe Grande-Rue.
(10) Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », op. cit., p. 38.
(11) La révolution de 1848 est précédée par une crise du monde agricole et une déstabilisation des milieux financiers et industriels.
(12) Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », op. cit., p. 40.
(13) La conception du bâtiment est déléguée à l’architecte Marnotte.
(14) Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », op. cit., p. 45.
(15) Emmanuel Hass a été vice-président du Consistoire Israélite de Besançon.
(16) Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville », op. cit., p. 51.
Résumé réalisé par Clarisse CATY (Diplômée du Master 2 en Histoire contemporaine et licenciée de Philosophie, Université de Besançon), d’après Sébastien Tank-Storper, « En quête d’une « urbanité » juive: une promenade dans la ville ».