Espagnols à Besançon en 1974-75

Mise en valeur la situation de la colonie espagnole de la ville au sein des autres mouvements migratoires pour donner une « image spécifique et locale de l’immigration espagnole à Besançon, afin d’en tracer une sorte de portrait »


Dans les années 1970, les débats concernant la place et le quotidien des immigrés en France se multiplient, révélant ainsi une prise de conscience de l’opinion publique sur un phénomène marquant de la vie du pays. C’est également dans ces mêmes années que Paul Dijoud (1) , alors secrétaire d’État auprès du Ministre du Travail chargé des Travailleurs Immigrés, propose un nouveau programme approuvé le 9 octobre 1974 par Valéry Giscard d’Estaing. La mesure principale de ce programme est la suppression temporaire de l’immigration afin de favoriser les travailleurs déjà inscrits sur les listes des Agences Locales pour l’Emploi: « L’immigration ne doit pas être subie mais assumée » selon Monsieur Dijoud.
Ainsi, l’aspect visible de l’immigration comme le renouvellement de la politique migratoire française forment le cadre initial du travail de Bernard Vannier, étudiant en lettres à Besançon, qui travaille alors sur les immigrés espagnols à Besançon en 1974-75. Il s’agit, selon l’auteur, de mettre en valeur la situation de la colonie espagnole de la ville au sein des autres mouvements migratoires pour donner une « image spécifique et locale de l’immigration espagnole à Besançon, afin d’en tracer une sorte de portrait » (p. 4). Ce tableau général est rendu possible grâce aux témoignages des Espagnols installés à Besançon, aux services sociaux d’accueil et d’aide aux migrants (dont les associations bénévoles), mais aussi par l’aide apportée par les pouvoirs publics de la ville. L’étude de l’histoire, des origines et du quotidien bisontin des migrants espagnols permet alors de dresser les caractéristiques de l’une des principales colonies étrangères de la ville.

1. Le cadre historique

L’immigration espagnole est une immigration ancienne qui varie selon l’histoire politique et économique de l’Espagne. Ainsi, les premières arrivées espagnoles datent de la Première Guerre mondiale (1914-1918). Alors que la majorité des hommes valides est mobilisée sur le front, les Espagnols sont recrutés par l’Office de la Main-d’Oeuvre Agricole créé en 1915 recrutant les ouvriers des campagnes. Cette vague migratoire est marquée par des retours massifs au pays en temps de paix, et ce jusqu’en 1936, date à laquelle les motivations politiques à l’immigration prennent forme.
En effet, la Guerre d’Espagne (1936-1939), guerre civile opposant le gouvernement républicain du Front Populaire (Frente popular) à l’insurrection militaire nationaliste du général Franco (2) , pousse hommes, femmes et enfants à fuir les bombardements et les batailles: les réfugiés politiques (3)  arrivent à Besançon dès 1940 mais l’étude des cartes de séjour montre que cette situation est bouleversée par la Seconde Guerre mondiale (1939-1945); l’occupation allemande interrompt les mouvements et force les réfugiés à se cacher dans l’attente du « retour au pays » qui n’aura jamais lieu.
Ce n’est qu’avec l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui réglemente l’entrée et le séjour des étrangers en France, et par la création de l’O.N.I. (Office National de l’Immigration) appliquant la politique définie par le gouvernement français, que l’introduction d’étrangers est à nouveau soumise à l’autorité publique. Malgré tout, la recherche de main-d’œuvre pour relancer l’économie du pays est entravée par les tensions et la fermeture des frontières entre l’Espagne et la France; les passages clandestins sont nombreux et l’O.N.I. intervient a posteriori pour légaliser la situation des immigrés espagnols.
Il faudra attendre le tournant de 1960 pour voir changer la « nature » de l’immigration espagnole en France. Les migrants économiques se substituent alors aux réfugiés politiques. C’est l’époque de l’ouverture économique du régime franquiste. Le gouvernement de Franco permet à l’O.N.I. d’installer sa propre mission en Espagne dès 1956 et l’Instituo Español de la Emigración (I.E.E.) favorise les départs afin de freiner le chômage et de contrôler la rentrée de devises sur leur sol. C’est en 1963 que Besançon verra le paroxysme de cette migration à vocation économique.


1.Paul Dijoud est né en 1938. Ancien élève de l’E.N.A. (École Nationale d’Administration), il participe à de nombreux gouvernements; en 1974, celui de Jacques Chirac sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Il fait alors partie de la formation française des Républicains Indépendants.
2.Francisco Franco (1892-1975). Général puis homme d’État espagnol, impose un régime autoritaire, catholique et conservateur à l’Espagne au terme de la guerre civile (1939) et jusqu’à sa mort.
3.Terme définit par la Convention internationale de 1951 comme toute « personne se trouvant hors de son pays et qui refuse d’y retourner ou de regagner sa résidence habituelle, parce qu’elle craint à juste titre d’y être persécutée, en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité ou encore du fait de son appartenance à un groupe social déterminé ou en raison de ses opinions politiques »
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2. Origines sociales et géographiques

Pour les réfugiés politiques ou pour les migrants économiques, l’exil est vu comme une étape, une nécessité, un sacrifice pour l’avenir. Cependant, il est important de distinguer les deux formes de l’immigration espagnole telle qu’elle se présente à Besançon.
Les réfugiés politiques espagnols (34 selon la Préfecture en 1974-75, chiffre peu élevé en raison des naturalisations et des départs) perdent toute protection diplomatique de leur pays d’origine. Ce sont généralement des individus jeunes (30-35 ans) qui arrivent à Besançon avant 1955; l’idée du retour ne les quitte pas et  le sort de cette migration ancienne reste lié au changement du régime politique espagnol. En 1974-75, c’est une population vieillissante dont les enfants sont avancés dans leur scolarité qui voit le régime franquiste perdurer signifiant ainsi la fin de leur combat.
Au contraire, les migrants économiques espagnols, tels qu’ils sont définis par Bernard Vannier, aspirent à une amélioration, une hausse du niveau de vie avec les débuts de la société de consommation. Le travail est alors le souci majeur de ces hommes et femmes afin d’éviter l’insécurité financière. L’exil est accepté dans l’espoir de mieux vivre. Toutefois, si les motivations économiques semblent premières, le second facteur reste indéniablement l’éducation des enfants. C’est pourquoi l’immigration espagnole à Besançon est essentiellement familiale (à la différence des courants migratoires plus récents). L’auteur dénombre 350 familles espagnoles dans la ville, soit 1680 personnes.
Aussi, il existe une corrélation entre le milieu d’origine et l’exil. Selon les études de Bernard Vannier, les Espagnols sont largement originaires d’Andalousie où le sous-emploi et la crise du secteur agraire poussent les hommes à partir; les Andalous représentent alors 30,4 % des migrants. Les Castillans, quant à eux, migrent pour faire face à l’importance du chômage urbain malgré le développement industriel et constituent 23,9 % des migrants. Enfin, la Galice est un réservoir de migration ancienne (11, 4 %) bientôt supplantée par les Asturies. De même, d’un point de vue global, la durée du séjour des migrants à Besançon n’est pas délimitée. Elle dépendra surtout des conditions de vie qui modifient les projets de départ; conditions matérielles dans le pays d’accueil (le logement surtout), la possibilité d’éduquer les enfants, les conditions de travail, la situation économique et la politique du pays d’origine.


3. Le quotidien

Si la majorité des Espagnols de Besançon provient du grand mouvement migratoire de la fin des années 1950 et des couches sociales les plus défavorisées de la société espagnole, alors le travail constitue la condition de base de toute venue en France. En 1968, selon l’I.N.S.E.E., les Espagnols représentent 15 % du total des actifs étrangers de Besançon. Devant la longueur des procédures légales pour l’obtention d’un contrat de travail (clef de l’acquisition de la carte de séjour), les régularisations une fois sur place dans la majorité des cas. Les hommes sont surtout employés dans le bâtiment et les travaux publics et comblent les besoins de main-d’œuvre locaux. Les femmes travaillent dans les services domestiques, les entreprises de confection textile pour les plus jeunes. Les travailleurs espagnols sont généralement jugés sérieux et sont estimés par leurs patrons et collègues; leur ascension sociale est alors envisageable.
De plus, si les migrants sont venus par la filière officielle, les employeurs sont tenus de les loger (baraquements de chantier, chambres collectives) mais la plupart ont une « adresse » à Besançon; parents, amis, compatriotes. Aussi, les célibataires sont plus aisément logés en foyer (Amitié I à Saint-Ferjeux notamment) alors que les familles transitent par les cités familiales des Montarmots ou Amitié II à Saint-Ferjeux avant d’obtenir un logement au loyer accessible. Selon l’A.A.T.E.M., les Espagnols n’ont pas de grandes difficultés à se loger et si une centaine de familles vivent dans des logements anciens (Boucle et Battant), la durée de leur séjour et l’amélioration de leur niveau de vie les dirigent vers des habitats plus récents et plus décents à cette époque (Planoise, Clairs-Soleils, Palente, Orchamps, Saint-Claude…).
L’intégration des Espagnols à Besançon semble suivre les modèles des classes françaises moyennes et modestes. L’adaptation est bien vécue malgré les difficultés dont celles impliquées par l’apprentissage de la langue française. Facteur d’intégration dans le milieu d’accueil, la langue est un barrage plus ou moins franchissable pour les migrants espagnols et dépend du niveau d’alphabétisation initial, de la durée du séjour, des liens tissés sur place, dans les immeubles, les quartiers, bien que des cours du soir soient proposés par la F.R.A.T.E. (Fédération Régionale d’Alphabétisation des Travailleurs Étrangers) dès 1971. Selon Bernard Vannier, l’apprentissage de la langue n’est pas perçu comme primordial dans le quotidien des migrants espagnols en raison de la longueur des journées de travail.
Le manque de temps se retrouve dans les loisirs. La promenade dominicale et les loisirs sédentaires (télévision, radio, journaux sportifs…) constituent les activités des aînés tandis que les plus jeunes et les hommes se retrouvent au café. Il existe pourtant quatre associations culturelles et sportives espagnoles à Besançon; « Club deportivo español », la « Juventud española », le « Club Alegria » et l’ « Union Hispánica » qui sont regroupées en 1972 par la municipalité sont le nom de « Centro español ». L’intégration au sein de la société bisontine ne doit pas impliquer l’abandon des valeurs traditionnelles selon les migrants espagnols qui souhaitent ainsi conserver leurs coutumes. Cependant, la véritable intégration sociale est incarnée, aux yeux des espagnols de Besançon, par la promotion sociale des enfants qui passe par l’école. L’enseignement est alors la possibilité d’apprendre un métier, à lire et à écrire. Les enfants espagnols sont bien intégrés au milieu scolaire et la multiplicité des contacts avec les enfants français favorise leur intégration.
Enfin, la naturalisation est vécue comme le fait le plus concret de l’intégration de l’étranger à sa société d’accueil; « l’ancienneté du mouvement migratoire joue un rôle considérable dans le processus de naturalisation » (p. 107) explique Bernard Vannier. C’est alors un lien juridique qui unit l’individu et l’État. Selon la Préfecture de Besançon, 245 Espagnols (dont des réfugiés politiques) ont été naturalisés depuis 1966 sur 1373 étrangers naturalisés au total.

Ainsi, l’immigration espagnole à motivations politiques puis économiques se caractérise surtout par son aspect familial et la bonne intégration au nouveau cadre de vie que constitue le quotidien bisontin. La vue d’un « retour progressif » au pays s’atténue et la perspective d’intégration devient une « véritable assimilation » pour l’auteur.

Mémoire de maîtrise de lettres (1974-1975) réalisé à la faculté des lettres et sciences humaines de Besançon
Résumé réalisé par Clarisse CATY
Diplômée du Master 2 en Histoire contemporaine et licenciée de Philosophie, Université de Besançon

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