Né en 1984 à Travnik en Bosnie, Dejan, qui se dit enfant de la guerre, est maintenant chef d’entreprise. Il dirige l’entreprise familiale Façades Bisontines, lauréate de nombreux prix. Que de ponts fallait-il traverser et construire ! Tout en Dejan témoigne d’une envie de vivre, d’une détermination et d’une ouverture au monde. Son histoire, il se l’est appropriée et nous la livre.
Je suis né à Travnik
Travnik est la ville natale d’Ivo Andric, le célèbre écrivain bosnien, prix Nobel de la littérature. Il y a d’ailleurs là-bas sa maison musée, comme celle de Victor Hugo à Besançon. Il y a surtout son roman « Le pont sur la Drina ». Ce pont du 16e siècle, raconté comme lieu de vie, de palabres, de tragédies aussi, entre l’Orient et l’Occident.
Dans ma famille on était depuis toujours très mélangés, de différentes origines, serbes, croates, musulmans, c’était naturel. C’était une grande famille avec beaucoup d’oncles, de tantes, mes grands-parents du côté maternel.
Mon enfance a été heureuse, jusqu’à mes 6 ans quand la guerre est survenue.
D’enfant heureux à enfant de la guerre
Je me considère comme un enfant de la guerre. En 1994 a éclaté ce qu’on appelle « la guerre dans la guerre », une guerre entre Croates et musulmans dont on a peu parlé. Je me trouvais alors par hasard chez ma tante.
Ma tante habitait à côté de Travnik mais sa maison s’est retrouvée de l’autre côté de la ligne de démarcation.
Ça a été le plus dur moment de ma vie. À 10 ans, je me suis retrouvé soudainement sans mes parents, sans savoir si j’allais les revoir un jour car ils étaient de l’autre côté. La séparation a duré un ou deux mois. Mes souvenirs sont peu précis mais cela m’a paru interminable.
Un enfant comprend tout de suite le danger. La guerre je l’ai subie, les bombardements, les obus, les gens qui disparaissent d’un coup de notre vie, ça, c’est terrible… La famille qui est partie aux quatre coins de la planète …
Je ne me suis jamais senti « engagé » dans cette guerre de quel côté que ce soit, car on était mélangés dans ma famille. De la guerre je me rappelle des villages vides qu’on traversait en partant, un silence angoissant, les impacts de balles sur les maisons.
A Travnik, je n’ai fait que peu d’école, une seule année, l’équivalent du CP ici. C’est dans la famille qu’on apprenait à lire le serbo-croate (c’est toujours ainsi que j’appelle ma langue maternelle) et qui s’occupait de notre éducation.
Le départ
Mon père a décidé de partir quand la guerre s’est arrêtée. Il a d’abord été accueilli par un ami habitant Pontarlier. Il a pu ensuite faire venir toute la famille en août 1995.
On s’est tous retrouvés, mes parents, mon frère Boban et moi, à Limoges, dans une ancienne caserne transformée en centre d’accueil pour demandeurs d’asile.
Ça, c’était très dur pour moi. A Travnik, on avait une belle maison et du côté de ma mère, on était plutôt considérés comme aisés.
On m’a inscrit dans une classe pour enfants non francophones. Il fallait tout reprendre.
J’avais déjà rencontré des Français en Bosnie, c’était des Casques bleus … Deux femmes qui m’avaient ramené à mes parents de l’autre côté de la frontière dans un fourgon blindé. Elles m’avaient équipé d’un gilet pare-balles et d’un casque …
Planoise
Après l’obtention de l’asile pour toute la famille, mon père attendait son autorisation de travail. (Il était cordonnier et barman à Travnik). Une fois l’autorisation obtenue, on s’est retrouvés à Besançon en 1996 où mon père a pu travailler dans une entreprise de bâtiment d’un ami de Travnik. Pour anecdote, son fils travaille actuellement dans « Façades bisontines ».
On a emménagé à Planoise. J’ai rejoint le collège Diderot. L’association Pari nous a beaucoup accompagnés dans notre scolarité et notre intégration. Je lui en suis toujours très reconnaissant. Pari est aujourd’hui sponsorisé par Façades Bisontines.
La suite, c’est les lycées Pasteur puis Pergaud avec l’obtention du bac STT (aujourd’hui STG). Après 2 années de la Faculté de droit, pas très réussies, je me suis inscrit en BTS NRC (négociations relations client) chez Franche-Comté Formation à Palente, en alternance. Je crois d’ailleurs beaucoup à l’intérêt des formations en alternance.
Façades Bisontines
Mon père, façadier, m’a proposé de créer une entreprise dans le bâtiment. J’ai hésité, ce n’était pas mon souhait à l’origine, et puis finalement j’ai accepté.
C’est ainsi qu’en 2008, nous avons créé Façades Bisontines, notre entreprise familiale. C’était la période de crise et on a été obligés de se questionner, d’améliorer nos prestations pour survivre et réussir.
Pari tenu. Actuellement nous avons 25 salariés, dont 16 de Planoise.
Mon père et moi sommes associés.
Ma femme Rajah, d’origine marocaine, est responsable administrative. On s’est rencontré au collège Diderot et cela fait 16 ans qu’on est ensemble.
Mes deux frères, Boban et Mario (lui est né à Besançon) y travaillent aussi.
L’entreprise marche bien. On nous a attribués de nombreux prix, « Talents des cités » en 2010, « Palmarès top 500 Champion de la croissance en France » délivré par les Echos …
Nous tenons au lien que nous avons avec le quartier. La plupart des salariés y habite. Nos bureaux sont là, même si notre partie technique est maintenant à Chatillon-le-Duc.
Enfants du monde et une terre d’origine
Par rapport à mon pays d’origine, depuis la disparition de mes grand- parents, peu de choses me lient à Travnik. Mes parents également ont perdu le lien. Nos cousins sont dispersés en Europe, aux USA. On est en contact surtout grâce aux réseaux sociaux.
Quand je veux me rappeler de mon enfance, j’écoute la musique que j’entendais petit. C’est le cas quand je rentre du travail en voiture tard le soir.
La musique chez nous est vraiment centrale. J’écoute des chansons qui sont oubliées par les autochtones, mais qui me rappellent la maison de mes grands-parents, mes cousins, mes voisins. Tout était ‘à côté’.
Un parcours à partager
Longtemps, je n’ai pas eu envie de raconter mon parcours. Je ne voulais pas de pitié, je ne voulais pas être différent des autres, marginalisé. J’avais peur de ne pas être compris. Et aussi par pudeur …
Et puis, après le prix Talent des cités, j’ai été amené à parler aux élèves du collège Diderot pour leur donner envie de se battre, parce qu’un jour ils pourront tous devenir quelqu’un d’important. La lueur dans leurs yeux m’a dit que je dois partager cela, le faire valoir.
Pour mes parents c’est encore trop douloureux, ils ne peuvent pas raconter leur histoire.
Je me sens comme un enfant du monde. J’ai une capacité à m’adapter partout.
Je suis Bisontin depuis 20 ans, mais je ne me sens pas ancré dans un territoire local ou régional. La guerre m’a rendu fort et ouvert aux autres. Je puise dans cette guerre une force, je m’en sers au lieu de m’apitoyer sur mon sort. J’ai tendance à voir la vie positivement.
Des ponts pour vivre ensemble
Ce que je trouve anormal, c’est qu’à l’obtention de la nationalité française, mes parents, comme tant d’autres gens, l’ont obtenue malgré leur très faible niveau en français. Je pense qu’il faut accompagner les étrangers, leur donner les moyens d’apprendre au moins la langue, sinon ils se sentent handicapés, mal intégrés et restent dans leur communauté.
Le Planoise de mon enfance était pluriculturel, mélangé. Il s’est communautarisé depuis. Le quartier est très dynamique économiquement, la ville a beaucoup investi mais socialement parlant il se communautarise. C’est très dommage et même dangereux.
Témoignage de Dejan Barisic recueilli le 16 janvier 2017 par Douchka Anderson et François Lacaille
Travnik, Bosnie-Herzégovine
Besançon, France