Le goût des langues

Vers la fin de la deuxième guerre mondiale, en des temps encore troublés, un Français, Louis Rouillet, et une Autrichienne, Maria Denk, se rencontrèrent à Aspang, en Autriche.


-La vie…

Ils s’aimèrent. De cet amour, naquit une petite fille, Gaby, qui sera la mère de Stefan.

Stefan Neuwirth, aujourd’hui âgé de 37 ans.

La vie, si elle ne lia pas durablement les destins de Louis et de Maria, déposa néanmoins dans la corbeille de leur rencontre la langue française et sa culture.

Imprégnée du récit de sa mère et de sa nostalgie, Gaby grandit en rêvant de son père. Jeune fille volontaire et énergique, elle ne se contenta plus d’en rêver mais décida de le retrouver.

Bien lui en prit, les retrouvailles eurent effectivement lieu. Retrouvailles entre la fille et son père, non éphémères et qui déterminèrent l’importance et la vitalité de la racine française de l’arbre familial.

Mère de famille, Gaby Neuwirth n’eut de cesse d’offrir à ses deux fils une éducation où la langue française tiendrait une place prépondérante.

-Le lycée français de Vienne :

C’est ainsi que de Salzbourg, ville natale de Stefan, elle prit la décision d’aller vivre et travailler à Vienne.

À Vienne, il y avait, il y a toujours, le lycée français « fondé en 1947 par le général Béthouart, commissaire des troupes française en Autriche ». Jouissant d’un label de qualité – aujourd’hui, il est considéré comme l’un des plus grands lycées français à l’étranger – de prestige même, « il était prisé par une partie de la bourgeoisie viennoise. Ce qui donnait quelques appréhensions à ma mère qui craignait pour mon frère et moi les mauvaises fréquentations qui nous auraient donné le goût de la vie facile, du manque d’efforts ! » raconte Stefan.

Jusqu’au Bac, il y poursuivra sa scolarité, du cours préparatoire à la terminale. Avec un goût qui s’annonce tôt pour la lecture, la présence des livres et celui des langues.
Le premier souvenir de lectures enfantines qui surgit en premier, est de langue française, Le Club des Cinq dans sa traduction française, bien sûr. Vient en second lieu celui des livres pour enfants de langue allemande de Christine Nöstlinger.

-Chez-moi en Autriche, chez-moi en France :

Je reviens au grand-père français. Celui-ci avait épousé une Française, Madeleine. Le couple n’aura pas d’enfants.

Grâce à Gaby, Louis et Madeleine auront des petits-fils et les fils de Gaby auront des grands-parents maternels français.

Ainsi, commente Stefan, « le lien avec la France a toujours été là, constant. Les promenades à Paris remontent dès la petite enfance. Chaque été, nous passions un mois de vacances dans la maison de campagne de mon grand-père.

J’ai un accès familier à la France, jamais je ne m’y suis senti étranger. J’ai de bonnes raisons de me sentir chez-moi en Autriche. J’ai de bonnes raisons de me sentir chez-moi en France.»

Du côté des papiers, Stefan Neuwirth est de nationalité autrichienne. Lorsque je lui demande pour quelle raison il n’a pas pris la nationalité française, il me répond qu’il ne voit pas pourquoi il entamerait une procédure… Son sentiment intime d’appartenance ne passant pas forcément par un passeport.

-Accent tonique :

Nous évoquons son prénom, plus précisément sa prononciation. En France, il tient absolument à sa prononciation française. Son oreille ne s’habitue pas à l’erreur des francophones ne plaçant pas l’accent tonique « sur la première syllabe ». « Ma mère, quand elle discute en français avec des personnes qui s’expriment en français prononce Stefan, ma famille française aussi ».

Il tient également à la transcription de son nom telle qu’elle est portée sur son État-Civil : Stefan et non Stéphane. Car d’une part, l’erreur pourrait vite se glisser et perdurer dans les documents administratifs et exigerait une longue démarche pour la rectifier. Et d’autre part, comme tout un chacun, il préfèrerait voir son nom écrit correctement. Ce qui est, sans doute, l’attention minimale requise quand on écrit à l’autre, l’attention portée à l’exacte transcription de son nom.

-Paris et deux langues :

En 1990, à l’âge de dix-huit ans, il quitte Vienne pour Paris afin d’y suivre des études de mathématiques en classes préparatoires.

Études, amis, famille – ses grands-parents ne s’exprimant qu’en français -, la langue française est présente à tous les niveaux de sa vie sociale mais, dit-il « je lisais beaucoup en langue allemande ».

Cinéphile, il suit les rétrospectives autour de cinéastes de langue allemande dont Fritz Lang à propos duquel il pourrait être intarissable ! « J’allais voir aussi les films pour le plaisir d’écouter l’allemand »

Si les deux langues le constituent fortement, le lecteur qu’il est, et qui s’affirme au fil des années, les ressent de manière différente : « La langue allemande est plus de l’intériorité. Elle a plus accès à un destin individuel. La langue française me paraît plus sociale, s’intéressant moins à l’individualité. »

-D’autres langues :

Est-ce le geste initial de la mère qui fit que, dès le début, il n’y eut pas une seule et unique langue, est-ce la perception du côtoiement des langues au lycée français de Vienne, une partie des élèves étant d’origines diverses, est-ce une prédisposition qui serait particulière aux matheux (dit-on), toujours est-il que Stefan Neuwirth, en plus de l’allemand et du français, parle anglais (recherche en mathématiques oblige), italien, ayant vécu un an à Rome pour raisons universitaires et qu’il a mis à profit pour apprendre la langue. Quant au croate, langue native de son épouse Tea, il précise : « Je l’apprends lentement mais continûment depuis que je connais Tea ».

Elle-même pratique, en plus de sa langue, le français, langue dans laquelle elle entreprend une thèse en linguistique, l’italien, l’anglais et se met actuellement à l’étude de l’allemand.

-Écouter, lire l’autre dans sa langue :

Stefan ne s’embarrasse pas d’explications. « Écouter l’autre dans sa langue, tel est l’avantage d’apprendre une langue ! Lire les livres dans leur langue d’origine » affirme-t-il avec une tranquille évidence. Évidence qui ne serait pas étrangère à l’enfant qui répondait : « Étudier » quand on lui posait la question : « Que feras-tu quand tu seras grand? »

Conviction de l’apprentissage des langues, où perce une pointe de coquetterie : «J’avais une curiosité diffuse pour les langues. J’avais quinze ans, je m’ennuyais et en partie par désœuvrement, je m’étais mis à l’étude du russe et de l’espagnol ».

Étude qu’il voudrait bien reprendre, aujourd’hui. Celle du russe mais aussi de l’arabe (qu’il avait choisi en troisième langue étrangère au Bac). Et il ne serait pas mécontent de s’attacher à celle du grec ancien.

L’année universitaire 2008/2009, il a mis en place le cours « Littérature et Mathématiques » à la Faculté des sciences et à la Faculté des Lettres de Besançon.

En prévision de ce cours, fidèle à sa démarche, il s’était établi un programme de lectures, en lisant « à parts égales », dans leurs langues respectives, des auteurs d’expression allemande, anglaise, française.

-Bruissement :

Autant dire que ce bruissement de langues n’est pas en contradiction avec la ville de Besançon qui abrite, comme chacun sait, le Centre de Linguistique Appliquée (CLA) qui propose en plus de l’enseignement du français, celui d’une dizaine de langues étrangères ni avec le Département de Mathématiques de l’Université de Franche-Comté où Stefan exerce en qualité de maître de conférences.

« Les mathématiques se portant très bien en France », le laboratoire de mathématiques est par vocation un lieu d’ouverture et d’échanges. Échanges scientifiques divers, colloques, séminaires, conférences et autres se déroulent en connexion avec les villes universitaires de France et d’ailleurs.

Les langues des enseignants-chercheurs et des universitaires invités, sont le français, l’anglais, l’allemand, l’arabe, le berbère, le mandarin, le roumain, l’italien, l’espagnol, le russe, le polonais, le tchèque… et je dois certainement en oublier !

En plus de contacts professionnels et scientifiques, « le labo » est le lieu où Stefan « puise l’essentiel » de ses « relations sociales bisontines ».

-Des villes :

Si dans la trajectoire de Stefan, Paris – ville de la jeunesse et des études finalisées par une thèse de mathématiques en 1999 -, Rome, Lille, Berlin, Besançon sont des « lieux et des temps » diversement liés au cursus, aux travaux et à l’enseignement universitaires, Vienne tient une place particulière.

Ville de l’enfance et de l’adolescence vers laquelle il retourne encore et toujours, « à Noël, en avril, en juillet-août » pour toutes sortes de raisons, pour voir « mon frère, ma mère, mes amis », lieu d’ancrage fort vers lequel « il n’est pas beaucoup plus compliqué d’aller qu’à Paris ».

Pour lui, le voyage et le temps consacré au voyage ne posent pas de problème.

À l’heure de la rapidité et du confort, intériorisés par la plupart comme une seconde nature, prendre les routes départementales « longues et tortueuses à souhait » est un bonheur en ce qui le concerne. Que ce soit pour aller en Allemagne ou en Croatie, traversant l’Italie du Nord ou pour d’autres directions.

L’heure venue, confie-t-il, il gare sa voiture, dort sous une tente ou volontiers à la belle étoile, se réveillant parfois au matin non loin d’un troupeau de moutons bêlant…

Qui sait? Dans une autre vie, il aurait été nomade, dépliant et pliant sa tente au gré des horizons et des parcours. Ou cartographe, cheminot ou aiguilleur de trains, passionné qu’il est par les voyages en train mais aussi par le fonctionnement et la circulation de ce moyen de transport. Passion qu’il semble partager avec quelques collègues et qui enrichit leurs discussions !

Zagreb, située à 400 kilomètres de Vienne, ville des parents de Tea à laquelle celle-ci est très attachée, est aussi une ville régulièrement visitée. Zagreb, la Dalmatie… 

-Des saveurs aussi :

À chaque anniversaire, tel un rite institué, Stefan reçoit de Vienne, par la poste, une sachertorte « fameux gâteau au chocolat viennois » qu’il partage avec ses amis.

Les préparations des escalopes viennoises, du pot au feu bien français, de la fondue franc-comtoise (parfois, selon une variante suisse, il remplace les morceaux de pain par des morceaux de pommes, c’est plus léger !) n’ont pas de secrets pour lui.

Il songe aussi à s’initier, s’il n’a pas commencé, à la confection de cette pâte très fine avec laquelle sont préparés les bouraks et autres bricks algériens, tunisiens, turcs; pâte qui existe aussi, dit-il, dans les recettes autrichiennes. Sans oublier son goût du café et des cafetières italiennes, des petites tasses contenant le nectar brûlant et dont il apprécie en amateur l’arôme particulier.

En regard de la diversité des origines de ses proches et de ses relations sociales, sa palette culinaire est loin d’être appelée à se restreindre.

-Besançon :

Arpentant la ville à pied, à vélo, utilisant le moins possible la voiture, il en apprécie la rivière qui la traverse, les crues qui la gonflent, en relève la beauté.

La pierre de Chailluz, matériau de construction des maisons du centre ancien de Besançon lui est « agréable ». Il est « intrigué par l’architecture de la ville, par l’influence flamande » qui lui donne « un air un peu mystérieux, un peu unique, spécifique ». En même temps, il avance qu’il n’est ni « surpris ni déçu » par la ville, qu’il « l’accepte telle quelle est », révélant sans doute une capacité propre d’acceptation des paysages et des visages d’une Cité ou encore le rapport complexe qu’on peut entretenir avec Besançon.

Toujours est-il que son rapport personnel à Besançon passe principalement par la culture.

Très intéressé par les musiques de recherche, Stefan « place très haut » selon ses propres termes, Philippe Romanoni, le créateur et directeur artistique du Festival Jazz et Musique improvisée en Franche-Comté. Organisateur convaincu dont il apprécie la ténacité et l’esprit « d’offrande ».

Spectateur attentif, il déplore d’autant plus certaines attitudes du public n’accordant pas toujours l’écoute voulue aux musiciens lors des concerts gratuits. La gratuité ne supposant pas un fonctionnement sans nécessités économiques ni une prestation artistique moindre mais le choix assumé de permettre un accès plus large aux musiques contemporaines de création et de réflexion. Choix dont certains ne mesurent pas assez la portée.

Le Kursaâl, l’Espace théâtre, le Foyer des Jeunes travailleurs (FJT), le Plazza Victor Hugo sont, entre autres, au gré des programmations et de ses intérêts, les points de la ville familiers à mon interlocuteur.

Tous ces lieux à Besançon qui rendent compte d’une conception de la culture où le souci du partage, de la qualité, de la recherche esthétique est central.

Enraciné dans sa double culture, fort de cette assise, Stefan Neuwirth se définit aussi comme un « voyageur ». Prêt à « bouger, revenir, repartir », « l’ailleurs » étant pour lui un horizon vers lequel il se déplace volontiers, attiré qu’il est par la diversité chatoyante et bruissante du monde, de ses langues et de ses villes.

Salzburg, Autriche

Besançon, France

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