Mon pays c’est la langue

Kinga, comme elle dit, n’a pas traversé de mers ni d’obstacles pour venir à Besançon. On a l’impression en l’écoutant, que sa vie est une suite d’événements faciles. Comme si tout lui cédait, même les langues, elle qui en maîtrise sept. A moins que ce ne soit pas sa manière de voir la vie et le manque d’appréhension qui rendent les choses faciles… L’histoire de son parcours nous fait du bien. Les parcours sans heurt semblent encore possibles.

Les doux souvenirs de l’enfance

Je suis Kinga, je suis hongroise et roumaine, née dans la minorité hongroise en Roumanie, à Baia Sprie, région de Maramures. Le hongrois, c’est ma langue maternelle. Le roumain, je l’ai appris quand je suis entrée à l’école et évidemment j’ai fait toute ma scolarité en roumain. J’ai cette richesse de deux cultures. Tout ce qui est lié à l’affect : souvenirs d’enfance, odeurs, coutumes, fêtes, plats, berceuses est hongrois, et tout ce qui est lié à l’intellect s’exprime en roumain. Deux langues très différentes, mais très vite les deux langues sont devenues parties de moi-même.

J’ai vécu une enfance merveilleuse. Je suis enfant unique comme dans la plupart des familles roumaines de cette époque. Cela ne m’a pas dérangée petite, je n’étais jamais seule. D’autant plus, qu’après l’école on allait jouer tous les jours dans le jardin de mes grands-parents. Il y avait aussi mon amoureux. C’est marrant quand j’y pense.

A l’école, on était les pionniers de la patrie. On devait faire régulièrement les spectacles, réciter des poèmes, pour nos parents ou bien pour la patrie. Je détestais y participer. Je sentais que ce n’était pas pour les enfants. Je me souviens aussi que très régulièrement, en arrivant dans la classe, on devait mettre nos mains sur la table, sur un linge blanc pour vérifier si nos ongles étaient propres et bien coupés. On chantait l’hymne tous les matins et on avait nos habits d’écoliers.

Une histoire de cigognes
Un jour, je me souviens, j’étais avec une cousine, enfant unique aussi, chez elle. On était seules. Elle voulait avoir un frère ou une sœur. On était sures que c’était les cigognes qui apportaient les enfants. Alors on a pris les graines de maïs et de blé qui étaient stockées pour l’hiver dans le hangar, et on les a disséminées partout devant la porte, sur la véranda, pour que les cigognes viennent. Ses parents n’ont pas trouvé cela drôle, on a été punies mais on ne comprenait pas leur réaction. On était tristes, les cigognes ne viendront donc pas parce qu’elles n’auront rien à manger.

Trois jeunes mères heureuses, dont celle de Kinga (tout à gauche)

L’aventure commence aux Pays Bas
J’ai toujours fait ce que je voulais. Je n’avais pas prévu de partir, j’avais un bon travail dans une banque, de bons amis, un amoureux. Personne n’a compris quand je suis partie. C’est peut-être la phrase « Asa e viata » : « Ainsi va la vie » et le fatalisme roumain omniprésent que je n’ai jamais pu accepter qui m’a fait partir.

Alors après une licence à Timisoara, j’ai souhaité faire mon master aux Pays Bas. J’avais d’abord envie d’apprendre une autre langue, complètement étrangère. J’avais une occasion de m’inscrire au cours de néerlandais, à Timisoara, pendant 3 ans. J’ai commencé à adorer les Pays Bas. Je cherchais un master en économie ou en environnement. Il n’y avait pas d’Erasmus à l’époque, mais j’ai eu de la chance de trouver une bonne bourse, payée par le gouvernement néerlandais. Ce que j’ai beaucoup aimé de mon expérience néerlandaise, c’était les gens. Par rapport aux gens de mon pays d’origine, les Hollandais ne sont pas spontanés, ni ouverts, mais ils sont disponibles et ont une humanité profonde selon moi. Les professeurs aussi, sont au service des étudiants. Ils les aident à se construire. Cela m’a impressionnée. Il n’y avait jamais d’ambiguïté, et c’est ce que j’ai gardé toute ma vie. C’est une grande école de la vie.

Un petit passage en Angleterre…
C’est là que j’ai rencontré Vincent, mon compagnon, qui était étudiant aussi. Après ses études, il est reparti travailler en Angleterre, à High Wycombe. Mon tuteur néerlandais m’avait proposé d’aller le rejoindre et de continuer mes études à distance, cela ne posait aucun problème. Incroyable, je tombais des nues. En effet, j’ai fini mon master depuis l’Angleterre.

… pour arriver à Besançon
En cherchant mon dernier stage je suis tombée sur une offre à Besançon, à Energie-Cités, un stage de 6 mois. Cela me convenait. Je ne voulais pas rester en Grande Bretagne de toute façon. Entre temps, on m’avait proposé un poste à Energie-Cités et me voilà en mars 2007 à Besançon pour un bout de temps.
Vincent a décidé de me rejoindre et a trouvé un poste à Dijon. Nous étions contents de nous retrouver. J’ai tout de suite beaucoup aimé Besançon. Aux Pays Bas c’est très plat, il n’y a pas de nature sauvage. J’ai retrouvé ma nature sauvage en arrivant à Besançon, c’était au mois de mars, il y avait de la neige qui crissait sous mes pieds. Cela m’a rappelé mon enfance. Et puis, culturellement, il y avait beaucoup plus de choses qu’aux Pays Bas : concerts, films, fêtes… Ce qui m’avait aussi marqué c’était le monde associatif. C’était très nouveau, il y en avait pour tous les goûts.

Transmettre la langue maternelle, toute une affaire
Trois ans après, Thomas est né. Au début je me suis posé la question dans quelle langue lui parler. Il pleurait tellement, alors pour le calmer je lui parlais en trois langues. Je me suis demandé comment lui transmettre ma langue maternelle, alors je lui chantais des comptines. Thomas parle hongrois. Cela me paraît normal maintenant. Au début, il disait beaucoup de mots en hongrois, mais au bout d’un an, il a commencé à tout remplacer par le français. J’étais très déçue, je ne comprenais pas pourquoi, mais je continuais à lui parler. Quand il a eu 3 ans et demi, on est allés en Hongrie. A la caisse d’un magasin, la caissière s’est adressée directement à lui et il a répondu comme s’il avait toujours parlé hongrois. En rentrant à Besançon, il a continué à me parler uniquement en hongrois. Je n’en revenais pas. Aujourd’hui, il a moins de vocabulaire qu’en français, mais il me parle en deux langues.

« Le jour où j’ai appris ma langue maternelle »
Je dois faire un grand travail sur moi-même que je n’ai pas encore entamé. Je dois revenir vers la Hongrie, pays que je n’ai jamais habité. Je connais moins l’histoire, la culture, les arts hongrois que ceux français. Pour me retrouver, j’ai besoin de cette composante intellectuelle en hongrois pour me sentir complète. Pendant des années, je ne savais pas ce qui me manquait. Le fait d’être loin, dans un autre pays, je me dis qu’il faut que je fasse ce travail. J’aimerais écrire un livre intitulé « Le jour où j’ai appris ma langue maternelle ».

Vue sur Budapest depuis la Citadelle

La France : un ancrage plus que symbolique
J’ai décidé de demander la nationalité française, je me sens prête. Pour moi, c’est symbolique. Je ne suis pas obligée, mais je me suis appropriée cette culture. J’aime la France, sa culture, la vie ici. Lors des attentats à Paris, Nice, je me suis identifiée à la France.

Langue comme rapport d’ouverture au monde
J’ai toujours adoré les langues étrangères. J’adore apprendre une langue totalement inconnue, commencer à comprendre, lire, écouter, être émue. Chaque fois c’est tout un monde qui s’ouvre.

Le pays pour moi c’est la langue. C’est peut-être même Cioran (N.D.L.R. Emil Cioran, poète et philosophe roumain) qui l’a dit. C’est la langue qui me transporte. Quand je parle en français, je me sens française, quand je parle en hongrois, je suis hongroise. Quand je maitrise la langue, finalement je me sens du pays. Tout cela peut très bien cohabiter dans une même personne, on est multiple (N.D.L.R. Certes, Kinga parle aussi italien et espagnol). Finalement, les frontières sont à l’intérieur de nous.

Le goût perdu de la madeleine
Aujourd’hui, ce qui me manque beaucoup c’est de ne pas pouvoir venir à l’improviste chez mes parents ou chez mes amis, comme cela se fait naturellement au quotidien chez nous. Les relations amicales ici ne se font pas de la même manière. J’ai plusieurs amis en Roumanie à qui je peux tout dire, chez qui je peux passer n’importe quand… Ma langue maternelle aussi me manque beaucoup. Et peut-être aussi le calme des rues des villes roumaines la nuit où je peux m’aventurer n’importe où sans crainte d’être agressée. Les Roumains au fond sont très pacifiques.

Projet particulier d’avenir
Je me vois à 60 ans, pas dans 2 ou 5 ans. Je me vois en Hongrie. C’est l’âge où j’ai décidé de prendre ma retraite. J’achèterai un appartement à Budapest, pour y vivre ou bien y venir de temps en temps. Mon conjoint le sait.

Témoignage de Kinga Kovacs, juin 2018, recueilli et transcrit par Douchka Anderson

Baia Sprie, Roumanie

Besançon, France

Votre navigateur est dépassé !

Mettez à jour votre navigateur pour voir ce site internet correctement. Mettre à jour mon navigateur

×