Entretien avec un franc-comtois alsacien

Mon père est né à Thann, dans le Haut-Rhin, en 1876. Il était donc allemand de nationalité.


HENRI, LE PERE

G. K.- Il avait des responsabilités dans l’usine d’imprimerie sur tissu où il travaillait (et où son propre père et son grand-père avaient déjà travaillé). En Alsace, le dialecte est parlé par presque tout le monde. Mais chez nous, on parlait français à la maison. Mon père a fait ses études à Thann, mais à la fin, il a passé un ou deux ans à Sainte-Marie à Besançon.

Question- Donc vous parliez mal le dialecte ?
GK- Oui, je le comprenais, mais très mal. Je ne suis pas un bon exemple.
En août 1914, les Français ont fait une offensive qui a libéré une bonne partie de l’arrondissement de Thann, mais ils ont été prudents, et ont convoqué les hommes qui n’étaient pas dans l’armée allemande (situation de l’Alsace: chronologie) , mais auraient pu l’être. Mon père avait 38 ans, et deux enfants. Ils ont emmené les hommes dans des sortes de camps ; mon père a été emmené à Annonay, où lui et ses camarades étaient logés dans des salles de classe, avec de la paille. La plupart ne connaissaient pas le français, et étaient un peu considérés, là-bas, comme des Boches. On a demandé à mon père d’aider les gens à parler français, et il les a un peu alphabétisés en français.
Il a été rappelé à Thann pendant la guerre, dès 1915, pour travailler à l’usine pour l’année française.


L’ONCLE VICTOR

Le 13 décembre 1940, mon oncle Victor – l’aîné de deux ans de mon père – qui était ingénieur en chef, a été expulsé d’Alsace avec sa femme et sa plus jeune fille, qui était encore avec eux. Les nazis expulsaient les couples mixtes (un conjoint alsacien, l’autre issu d’un département de l’intérieur). Mon oncle a été assimilé à ces couples parce qu’il avait eu la Légion d’honneur. Avoir la Légion d’honneur, ça n’était pas glorieux pour le Grand Reich.
Les gens ont été réunis entre Cernay et Thann dans des espèces de baraquements pendant un jour ou deux, et puis ensuite on les a fourgués dans des trains. Le train venant de Cernay-Mulhouse a été accueilli en gare de Besançon le 14 ou le 15. Je crois qu’il y avait mademoiselle Marchand, de la Croix Rouge.
Ensuite, ils ont passé plusieurs nuits dans le train, et ont atterri à Villeneuve-sur-Lot. La femme de Victor, Marie Schubetzer, a écrit un Journal, que ses enfants ont retrouvé partiellement, et qui raconte ces événements.
Les Juifs, eux, avaient été expulsés d’Alsace dès le mois de septembre.


LEON, L’ONCLE INSTALLE EN ALLEMAGNE

Léon, le plus jeune frère de mon père, était né en 1882. Il a fait des études de pharmacie, mais a attrapé la tuberculose. Il est allé se soigner à Davos, en Suisse, où il a connu sa future femme, puis il a fait un stage à Saint-Biaise, dans la Forêt Noire. En 1910, je crois, l’officine de la ville était à vendre, il a sauté sur l’occasion.
La nationalité allemande n’existait pas avant 1918. L’Alsace était « terre d’empire », « Reichsland ». Vint la victoire française de novembre 1918 et donc le retour de l’Alsace à la France.
Léon était alsacien : il fut « réintégré de plein droit » comme tous les Alsaciens nés soit avant, soit depuis 1871. Mais comme habitant de la région de Bade, il devenait aussi citoyen allemand de la toute jeune république d’Allemagne. Il garda la double nationalité jusqu’en 1935. Par suite du développement du nazisme et des pressions politiques notamment sur ses enfants, il finit par renoncer à la nationalité française en 1935.
Même pendant la période difficile, après 1933, l’oncle Léon est venu plusieurs fois, à Thann, voir son frère. Il ne conduisait pas ; il avait un chauffeur et une Mercedes. Il nous disait, avec son fort accent : « On a paaassé par Bâââle ». Il passait par Bâle parce que, comme ça, les autorités nazies ne savaient pas qu’il venait en France. Ses enfants, mes cousins, sont venus en vacances une fois au moins dans l’Ain avec nous, quand ils avaient 12-13 ans.


LE COUSIN ALEX, SOLDAT DE LA WEHRMACHT

Léon avait deux enfants, Hélène, née en 1917, et Alex, né en 1919. Comme jeune Allemand, Alex a été obligatoirement aux Jeunesses hitlériennes, avant d’être mobilisé. Pendant la guerre, je vivais chez des cousins, à Dole, les Guinier. Lui était tanneur. Elle, Suzanne Pfïster, était la fille d’un cousin germain de mon père, Jean-Baptiste, qui, dans les années 1870-80, avait fait des études en France, avait quitté l’Alsace et était devenu pâtissier à Besançon. Un beau soir, à Dole, je m’en souviendrai toujours, on sonne à la porte. Il était 21 heures, la nuit noire. Je vais ouvrir. Je me trouve devant un Allemand en uniforme. C’était Alex. J’aime autant vous dire que mes cousins étaient dans leurs petits souliers, ils ne savaient pas comment ça allait tourner.

Question- Ils avaient peur du qu’en dira-t-on ?
GK- Non. On se demandait en nous-mêmes s’il venait par attachement familial ou par humeur de patriotisme allemand, pour me mettre sur la route de la Grande Allemagne. On était à la fin de l’hiver 41-42, avant Stalingrad.


L’ABBE JEAN K., LE FRERE DEPORTE

J’avais deux frères prêtres, Louis et Jean.
Louis, mon frère le plus âgé, a été fait prisonnier en 40. Les nazis libérèrent les prêtres alsaciens. Il revint et resta à proximité de nos parents.
Mon troisième frère, Jean, a terminé ses études au Séminaire universitaire de Lyon en juin 1943. Il avait demandé à être « incardiné » (=intégré) au diocèse de Besançon. Il rejoint en fraude un poste de vicaire de l’abbé Flory, un vieil ami de très longue date, archiprêtre de Montbéliard et grand relais et animateur d’un groupe de résistance. Tous les vicaires sauf un ont été arrêtés par les Allemands. Actif dans le mouvement « Témoignage Chrétien », mon frère a été arrêté fin septembre 44, peu avant la libération de Montbéliard, puis envoyé au Struthof-Schirmeck, et ensuite à Dachau. Il est libéré après l’avance américaine de fin avril 1945.
Après la guerre, il a été aumônier du lycée Victor Hugo à Besançon, puis est parti dans la région parisienne. Il vit maintenant à Paris, il a 90 ans.

Question- Nous nous souvenons qu’il est revenu à Besançon en octobre 2007 pour une cérémonie d’hommage au jeune résistant Fernand Belot, militant actif de « Témoignage Chrétien », fusillé par les nazis. Il a célébré ce jour-là la messe du souvenir.


G. K., ALSACIEN, RESISTANT, COMTOIS

G.K. à l’âge de 16 ans

GK- Je suis né en 1924 à Thann. J’y ai fait mes études jusqu’à la Seconde. A la défaite, à l’été 40, mon père est allé voir des cousins, les Guinier, installés à Dole, pour savoir s’ils acceptaient de me prendre. Il l’a fait en cachette, je ne l’ai même pas su. Et puis en septembre, il me l’a dit. J’ai pris mon vélo, on avait rendez-vous à la gare de Belfort. L’Alsace était déjà annexée par les nazis. Je suis passé sans problème.
A Dole, j’ai fréquenté le collège de l’Arc. J’ai passé mon écrit de bac au centre d’examen de Besançon, au Kursaal.
Et puis, en juin 42, j’ai passé la ligne de démarcation. Mes cousins avaient trouvé un passeur, Maurice Chavaud, à Buffard. J’ai passé la ligne près d’ Arc-et-Senans , à Ecleux, à 9 heures du matin, à vélo avec un râteau, avec la fille du passeur, elle aussi avec un vélo et une fourche à la main, jusqu’à l’extrémité d’un bois. Ensuite, la zone libre. J’ai marché jusqu’à Poligny.
J’ai rejoint mon frère Paul à Clermont-Ferrand, où j’ai passé l’oral du bac math élem. Et puis je suis allé à Toulouse, et je me suis inscrit à la Faculté, où il y avait un Institut agricole. Je bénéficiais d’une allocation modeste de réfugié alsacien. .Il y avait trois ans d’études. J’en ai fait deux dans la foulée en 42-44, et puis en 44, je suis parti au maquis, le 6 juin.
Mon maquis était à la limite du Gers et de la Haute-Garonne. C’était plutôt l’Armée Secrète (A.S.) que les FTP. Des officiers d’active ou de réserve nous encadraient. La couleur de mon maquis, c’est que ses membres étaient, en partie, des étudiants alsaciens et des policiers de Strasbourg qui étaient repliés là-bas. Nos officiers étaient en relation avec d’autres du côté de Montauban, et ces maquis sont passés sous l’obédience de Malraux. Ça a donné la brigade Alsace-Lorraine.

G.K. dans la brigade Alsace-Lorraine

Entre le 3 et le 6 septembre, on nous a réunis, et habillés avec des pantalons et des bandes molletières retrouvés dans des vieux stocks d’une caserne de Montauban. Et puis des GMC (Camion servant au transport des troupes) de l’armée de de Lattre sont venus nous chercher, on a traversé le Massif central pour arriver à Lozanne, du côté de Lyon.
J’ai ensuite cantonné à Sornay. Plus tard, j’ai pu avoir une permission exceptionnelle, et aller voir mon frère, médecin dans l’armée à Besançon, et mes parents à Thann. Mon père couchait encore dans la cave, parce qu’il y avait encore des bombardements. Ma mère était à l’hôpital. C’était en décembre 44, peu après la libération de Strasbourg. On se battait encore dans les Vosges.
J’ai été démobilisé en août 45, à Neustadt, en Allemagne.

Par la suite, Mr K. revint à Toulouse faire sa troisième année d’études agricoles, tenta une expérience de communauté agricole dans le Lot-et-Garonne, se maria en 1949, fut agriculteur 19 ans dans les environs de Besançon, puis travailla dans les milieux associatifs bisontins.


L’ALSACOPHOBIE

Question- Joseph Pinard, l’historien bisontin bien connu, a constaté dans une de ses chroniques rassemblées dans « 50 Chroniques d’histoire comtoise », tome 1, l’existence d’un véritable racisme anti-alsacien, qui s’exprima en 1898 lors d’élections où le docteur Biïtterlin, conseiller général radical, Alsacien qui avait choisi la France en 1871, subit des attaques grossières venant du journal de son concurrent le marquis de Moustier. J’ai moi-même le souvenir des plaisanteries stupides dont, enfant, dans les années 50, je poursuivais avec mes copains un camarade alsacien (moqueries sur son accent, utilisation du mot « speck » pour le désigner ; j’évoque cela le rouge au front…). Avez-vous subi de telles plaisanteries ?

GK- Non. Et je n’ai jamais entendu le mot « speck ». Quand j’étais à Dole, les gens savaient que j’étais alsacien, et je n’ai rien entendu.

Question- II est vrai que vous n’avez pas l’accent. Est-ce que vous vous souvenez d’un feuilleton passé sur Arte il y a pas mal d’années, qui racontait en plusieurs épisodes la vie de familles alsaciennes entre 1870 et l’après-deuxième guerre ?

GK- Oui. C’était « Les deux Mathilde ». Je pense que c’était un bon reflet de la situation historique et des sentiments des Alsaciens.

Question- Je crois que ce feuilleton a joué un rôle important pour une meilleure compréhension des Alsaciens par leurs compatriotes non-alsaciens.

GK- Je ne suis pas sûr qu’il y ait tellement de gens qui l’ont vu.

Question- Je suis plus optimiste que vous. La critique a été très favorable. Et beaucoup de « Français de l’intérieur » ont réalisé la complexité affective, culturelle, historique, de ce qu’on peut appeler l’« alsacité », et ont compris les maladresses et les incompréhensions dont la France avait fait preuve à plusieurs reprises à l’égard des Alsaciens. On peut être à la fois patriote français et très attaché à sa culture germanique.

Mme K.- Moi je ne suis pas alsacienne, mais ma belle-sœur Annette, une pure Alsacienne, disait à l’époque que cette série reflétait très bien l’atmosphère.

Question- Pour conclure notre entretien, je voudrais vous poser une question plus générale. Vous êtes citoyen du monde, comtois, français, paysan, alsacien, bisontin, mamirollais, catholique, militant d’associations familiales, européen… et j’en oublie certainement. Toutes ces appartenances ont-elles pour vous la même importance ? Et comment les articulez-vous ?

GK– Je suis européen, parce que la construction et l’évolution positive de l’Europe sont indispensables pour contribuer à une vraie paix dans notre continent et dans le monde. Je suis alsacien par mes parents et ancêtres, qui y ont vécu tous depuis le seizième siècle.
Je suis chrétien à la fois par mes parents et mes ancêtres, qui ont été des pratiquants fervents de leur époque, et aussi par mes démarches personnelles qui depuis mon enfance et aussi mon éducation ont fait que je suis, avec des hauts et des bas, et avec d’autres, un chercheur du Dieu de Jésus-Christ.
Je suis comtois, parce que j’ai vécu dans cette Comté, que j’aime depuis plus d’un demi-siècle, une vie d’adulte, avec ses joies et ses difficultés.
Les autres appartenances tiennent plus directement de ce ruban déroulé et de toutes les personnes qui me sont chères.
Je mets la valeur européenne en premier, car pour moi elle est renforcée par un voyage-pèlerinage à Compostelle en septembre 2007. Ce voyage a renforcé mon attachement à l’Europe.

Propos recueillis par Pierre Kerleroux

Thann, Haut-Rhin, France

Besançon, France

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