Histoire de Baba, ancien combattant Marocain

Je voudrais témoigner de la vie d’un homme qui s’appelait Baba, c’est son prénom. De nationalité marocaine, berbère originaire de Kenifra dans le moyen Atlas… je voudrais qu’il reste une trace de sa vie parce que de traces matérielles il ne reste malheureusement plus grand-chose.


Je voulais témoigner sur une situation individuelle pour mettre en évidence la question des anciens combattants, ces hommes que la France a enrôlée au XXème siècle, que cela soit pour les conflits – les deux guerres mondiales- ou pour les guerres « coloniales ».
Cet homme, Baba, je le rencontre en 1990 à l’époque où je travaillais au Service Social d’Aide aux Emigrants. Il revient en France en 1990 pour faire valoir un droit au séjour. Depuis les réglementations des années 70, la qualité d’ancien combattant permet la délivrance de plein de droit d’une carte de résident de 10 ans. En tant qu’ancien combattant, il fait valoir ce droit après obtention d’un visa et il l’obtient sans difficulté.

Foyer Sonacotra

Il vient s’installer à Besançon, après un transit dans l’Hérault chez une nièce, sans doute parce qu’il connaît les lieux puisque sa dernière caserne était à Besançon mais il n’a pas plus d’attaches que ça. Il arrive, il obtient sans trop de problèmes une chambre au foyer Sonacotra de Besançon Trépillot.
Physiquement c’est un « bel homme » malgré son âge. C’est quelqu’un qui faisait plus d’un mètre quatre vingt, qui a un visage carré, un beau visage, une belle allure. Mais quelqu’un de très doux, très respectueux… Un guerrier avec un code d’honneur …Tu sentais l’homme droit … quelqu’un, je veux dire… si on avait été dans un conflit… sur qui on peut compter. On sent quelqu’un de solide à ce niveau là, tant au niveau moral que physique. La preuve, c’est qu’il est analphabète et il a quand même été nommé adjudant, petit grade, mais obtenu grâce à des citations, des médailles militaires, différents documents qui attestaient de sa bravoure et sa loyauté au combat. Quelqu’un qui militairement a été reconnu et qui a rendu ans nul doute de fiers services à l’armée française… Il était âgé, en 1990 de 70 ans (présumé né en 1920…)

–    On pourrait raconter un peu son parcours de militaire…
Ce dont je me souviens c’est qu’il a été enrôlé au début des années 1940 comme supplétif « Goumier » en Afrique du Nord pour libérer la France occupée en commençant le débarquement dans le sud de l’Italie.

Goumier à Monte Cassino en 1944 – Musée de Clerval

Il faisait partie de ces troupes, que l’on voit dans le film « Indigènes » qui se battent et qui remontent petit à petit toute la péninsule et tout cela va s’échelonner sur plusieurs années, jusqu’en 1946. Il est jeune soldat et il fait toute la campagne d’Italie, il arrive en France et il remonte, il passe par la Franche-Comté, l’Alsace et ils remontent jusqu’en Allemagne et se battent jusqu’à la fin de la guerre.
Il laisse des camarades de combat dans les cimetières militaires.
Il en en réchappe. Je pense qu’il participe au combat jusqu’en 1946 parce qu’il va jusqu’en Allemagne. Jusqu’à la capitulation des nazis.

Et valeureux comme il est, l’Armée le décore. Il s’engage après la guerre.
Ce qui l’entraine ensuite dans nos guerres coloniales ; quelques années plus tard, il part en Indochine, je crois qu’il est à Den Bien-Phu. Il connaît la défaite, la capitulation, la France qui quitte l’Indochine…  Ensuite, il est envoyé en Algérie… sans doute dans des opérations de maintien de l’ordre délicates pour des Marocains dans ce contexte.
Il reste donc jusqu’à la dissolution de son bataillon en 1960. Ses états signalétiques de service  se terminent en 1960 et rentre chez lui avec sa pension militaire même si ses supérieurs essayent de l’en dissuader pour sauvegarder ses droits.

Il raconte : « mais non Baba, il ne faut pas que tu partes,  reste en France, tu trouveras du boulot ». Et lui, » non, non, je rentre chez moi, j’en ai marre, je rentre ». Qu’est-ce qu’il fait ensuite ? Je ne sais pas, il n’en parle pas. Les officiers lui disent tu sais ta pension elle va pas bouger. Mais à cette époque, il n’imagine pas qu’il va y avoir de l’inflation, que le monde va changer, que le niveau de vie en France va augmenter aussi, donc il décide quand même de rentrer. Ce qu’il fait entre 1960 et 1990, je n’en sais rien…
Est-il  instructeur dans l’armée royale marocaine, compte tenu de son expérience. Il n’en fait pas état peut-être pour des raisons financières parce qu’il peut être titulaire d’ une petite pension marocaine. Mais je ne pense pas qu’il soit resté sans rien faire pendant quasiment trente ans. En 1990, il décide de s’installer en France.

« Il était titulaire d’une pension militaire mais qui avec les Lois de Finances, au début des années 60, avait été cristallisée – c’est-à-dire que le montant qui leur avait été alloué demeurait le même en 1960 qu’en 1990. Donc, à cette époque là, en 60,  ça représentait une somme qui équivalait à un salaire ; mais en 1990 ça ne représentait  plus grand chose. »
Ces pensions sont versées au Maroc via la paierie du consulat de France.

Il arrive en forme, c’est quelqu’un qui est bien valide, pas à la force de l’âge, mais qui tient la route malgré ses 70 ans… Alors il y a un lien qui va se créer entre nous. Au-delà de la relation professionnelle, il y a une relation amicale qui s’installe petit à petit, j’ai du respect  pour cet homme et pour les AC en général, qui se sentent non reconnus par cette société française des années 90, qui a perdu petit à petit la mémoire des services rendus par ces hommes.
Les considérer d’abord comme des anciens combattants et pas seulement comme des migrants représentent beaucoup à leurs yeux et ils remercient sans cesse cette considération légitime.

Les droits des AC étrangers en 1990….peu de personnes dénoncent cette discrimination et ce malgré les contentieux qui commencent à se multiplier.

Ils ne peuvent pas faire valoir de droits à la retraite puisqu’ils sont également exclus du minimum vieillesse du FNS (Fonds National de Solidarité) à l’époque et ils ne peuvent prétendre qu’au RMI (revenu minimum d’insertion) dès 1988 pour ceux qui n’ont pas cotisé comme salarié. Lequel RMI est assujetti à une notion de résidence, donc ils ne doivent pas quitter la France sous peine de voir suspendre  cette prestation.
Alors Baba demande le transfert  de sa proportionnelle  militaire pour que son dossier traité par  la trésorerie de Besançon et  ouvre des droits au RMI. Un RMI différentiel qui vient compléter cette pension militaire et cette retraite annuel du combattant. Le montant de ces ressources est de 2000 Francs environ ¼ du SMIC de l’époque.
Il s’installe au foyer Sonacotra et sa demande c’est : je voudrais faire venir ma femme… sa femme qui est à Kénifra , qui s’appelle Yamina, il voudrait bien que sa femme soit à ses côtés parce qu’il est seul , certes, avec d’autres compatriotes, mais c’est difficile à son âge de vivre dans ces conditions. Son objectif c’est de rester en France et de s’installer pour éviter ces voyages entre la France et le Maroc souvent dangereux (accident de la route et de santé, vols en Espagne…)
Mais il ne peut pas faire venir sa femme parce que la conjointe d’un combattant ne peut pas obtenir de plein droit un titre de séjour. Pour la faire venir, il ne peut faire qu’un regroupement familial, lequel regroupement familial est assujetti à un logement, mais surtout à des ressources supérieures au SMIC ; lui est au RMI, donc il ne peut pas faire venir sa femme légalement.

Le regroupement familial est impossible donc reste l’autre solution : je veux  devenir français.  Il dépose un dossier de naturalisation, mais son dossier est déclaré irrecevable parce que l’ensemble de ses attaches familiales ne sont pas présentes en France. C’est une grosse déception pour lui et il le vit comme une trahison.
Pour obtenir la nationalité, il faudrait rompre les attaches avec le pays…
L’accès à la nationalité lui permettrait, bien sûr, la décristallisation et de fait la revalorisation  des montants.
Reste le soutien moral, une relation professionnelle et amicale… j’avais déjà essayé de trouver une sortie  avec des anciens combattants Marocains des RTM dissous  de Bourg-en-Bresse, intervention dans une association locale pour trouver des solution à cette injustice de la cristallisation des pensions avec des contentieux auprès des tribunaux compétents.
Un contentieux est engagé pour Baba qui  sera un échec et une nouvelle désillusion.


–    Comment il vous voit ?
On se prend d’amitié,   il me dit : « mon fils ».
Il part, il revient…et quand il revient on est heureux de le revoir. On sait que le voyage s’est bien passé que cela a été sans encombre mis à part une fois où il s’est fait braquer dans une gare espagnole lorsqu’il est endormi. Il se fait voler tous ses papiers – tous ses papiers militaires, ses citations, tout cela disparaît – c’est un  traumatisme, je lui donne des copies de ce qu’il a perdu, son histoire. On sent, au fil des années, que les allers-retours le fatiguent, et physiquement, c’est vrai qu’il se dégrade. Ici, parce qu’il ne mange certainement pas correctement, de plus, le voyage, il le fait en autocar depuis Besançon jusqu’à la  jusqu’à Kénifra, ce n’est pas simple pour une personne âgée.

–    Ca se situe où ?

Khenifra

C’est dans le moyen Atlas,  à l’intérieur du pays.
Les routes, à cette époque là, ce n’est quand même pas terrible ; c’est un périple. Il ne peut pas se payer les voyages en avion compte-tenu de son budget,  Un grand père de presque 80 ans… Je sais  que le personnel du foyer SONACOTRA s’en occupe, les accompagne au départ des voyages, la solidarité communautaire des foyers de migrants.

–    Et quand Baba est à Besançon… Il fait quoi de ses journées ?
Il fait comme tous les  « chibanis » des foyers, ils restent dans l’attente.
Ils vivent comme dans une maison de retraite, une maison de retraite qui n’en est pas une Mais c’est presque une forme d’exil volontaire mais nécessaire… en attendant qu’on leur rend justice, un dernier combat dans une société qui a oublié son passé.

–    Chibani, qu’est ce que cela signifie ?
Chibani ça veut dire ancien, mais ça veut pas dire le vieux, ce n’est pas péjoratif, c’est plutôt respectueux. C’est l’ancien, celui qui a une histoire et qu’on respecte, le sage qui donne des conseils.

–    Mais il doit se sentir rejeté …
Oui. Il se sent rejeté et franchement, le scénario on le connaît à l’époque ; le refus jusqu’à ce que les choses évoluent en 1997.
A partir de 97, il bascule du RMI au minimum vieillesse. Ce qui remonte considérablement ses ressources mais ce qui n’est encore ni juste au regard de sa situation d’AC, ni pour faire venir sa femme par regroupement familial puisqu’on est encore en dessous du SMIC, ni pour accéder à la nationalité française. Donc on est toujours dans la même impasse, simplement de 97 à 2000, il est dans une situation où financièrement il est plus à l’aise.
Il continue à vivre au foyer Sonacotra. Son beau-frère qui était un ancien combattant comme lui vient  faire valoir ses droits au séjour puis au minimum vieillesse, comme beaucoup qui vont suivre dans les années 2000.
Ils se retrouvent les deux ici. Physiquement il a de plus en plus de mal, on voit qu’il oublie des choses… Et voilà, l’histoire se termine ainsi… Un jour de départ il me laisse procuration sur son livret A de LA POSTE, c’est une preuve de confiance puisque les périodes où il n’est pas là, il continue à toucher son argent mais il doit le faire discrètement car ne doit pas quitter la France plus de 3 mois dans l’année. Je conserve son livret, il revient rechercher son argent, garde sa chambre au foyer SONACOTRA.

–   C’est ce qu’il voulait lui…
«  il disait je veux finir mes jours ici. Je ne sais pas quelles étaient ses motivations. Je pense qu’il y a des anciens combattants qui n’ont que des motivations financières et c’est normal. Compte tenu de leur niveau de vie en général. Lui, au-delà de ses motivations financières, il avait une motivation…psychologique à vouloir vivre ici et à être reconnu par le pays pour lequel il avait tant donné, sans ménagement. Comme s’il avait voulu avoir finalement une pleine reconnaissance de ce  qu’il avait fait à travers l’accès à la nationalité ».

En 2000, il revient une dernière fois sans doute avec l’intuition qu’il va quitter cette vie et me laisse son livret A …

–   La dernière fois que vous vous voyez …
Comme il le faisait précédemment…
Voilà. Mais physiquement il ne va pas bien, il me dit je repars, je ne sais pas si je reviendrai. Moi j’ai en tête effectivement que c’est la dernière fois que je le vois, la seule crainte que j’avais était qu’il décède ici au foyer SONACOTRA dans sa chambre, loin de sa famille et de sa terre natale Même s’il n’était pas seul avec son beau-frère, même si y avait les camarades du foyer. Il part et il décède, je crois, en octobre de la même année 2000. Il décède chez lui à Kenifra.  Il a eu, au moins, la possibilité de rentrer et de partir en paix chez lui parmi les siens. Ce qui n’est pas le cas de son beau-frère qui va décéder au foyer ici quelques mois plus tard… Et qui a vécu sans doute la même chose mais avec une entrée plus tardive.  Baba, il me reste que son livret A, avec quelques dizaines….. de francs en 2000 y avait 35 francs….. J’ai essayé des prendre contact avec la famille au pays parce que je me souviens de son adresse, via la mairie de Kenifra, mais pas de réponse.

–   Son épouse est encore vivante ?
Je ne sais pas…

–    Vous pensez à quoi là ?
Je pense que c’était un type bien…Qu’on ne lui a pas rendu justice à l’époque,  c’était une injustice pour lui et pour les autres…

Entre 1960 – 70 – 80 -90-  2000 beaucoup sont revenus en France parce qu’ils n’avaient plus suffisamment  d’argent pour vivre au pays avec les pensions militaires. Ils sont revenus travailler, lorsqu’ils pouvaient encore travailler et se sont ouvert ainsi des droits à la retraite civile comme salariés.
Ceux qui n’étaient plus en âge de travailler sont revenus avec leur pension militaire cristallisée et la retraite du combattant qui est un versement deux fois par an d’une somme forfaitaire  quand on est national ou qu’on n’a jamais quitté la France,  mais qui pour Baba représentait, je crois, 25 Fr à l’époque (en 1990).En 1997, ils ont pu bénéficié du minimum vieillesse avec condition de résidence.
C’est un problème qui est toujours d’actualité, la question du film Indigènes a réglé la décristallisation de la retraite du combattant — montant de 500 €, payé deux fois par an comme pour un national ancien combattant.
Mais la question des pensions militaires, de ceux qui s’étaient engagés, et qui n’était pas réglée vient d’être débloquée un demi-siècle après l’adoption de la loi de « cristallisation » à travers la décision rendue par le conseil constitutionnel le 28 mai 2010.
Résultat de 40 années de contentieux nénés sur tous les fronts par les anciens combattants et leurs familles.
L’adjudant Baba avait lui aussi participé à ces batailles, les avait perdues mais ces camarades survivants des anciennes colonies eux ont gagnés cette drôle de Guerre en dénonçant l’injustice de la République vis à vis des ressortissants AC de l’Indochine, du Maroc et Tunisie, de l’Afrique occidentale et équatoriale Française., et de tous ceux que la France a abandonné en 1962  en Algérie…

Par Régis MERMET, directeur du CADA de Besançon, 21 novembre 2OO8. Propos recueillis par Samuel MESNIER

Kenifra, Maroc

Besançon, France

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