Božs – prononcer Boch. Porter ce nom-là en 1948, année de son arrivée en France avec ses parents, n’était pas fait pour susciter la sympathie
« Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles » (Aragon)
Ilze Kuenzi a participé à mon Atelier d’écriture de l’année 2010, qui s’est déroulé dans le cadre de l’Université ouverte de Franche-Comté, à Besançon. Son nom a tout de suite chanté à mon oreille, sans que j’en devine les origines précises.
Un jour, j’ai demandé aux participants d’écrire sur leurs noms. Ilze a dit : « Mon institutrice m’appelait Yvette ». Lors de notre entretien, elle a déclaré tranquillement : « Mon institutrice m’a débaptisée ».
Cette « liberté » que s’était arrogée l’enseignante qui devait certainement avoir de bonnes intentions – mais l’on sait de quoi est pavé l’enfer – , j’en ai ressenti l’écho, sachant les dégâts à retardement que cela peut produire. Lors de la séance d’atelier, elle avait expliqué que c’était assez récemment qu’elle avait saisi la portée non anodine de cette action : appeler un enfant d’un nom autre que le sien.
Elle devait également me confier : « A la limite, ça m’arrangeait à l’époque. J’étais comme tout le monde! J’ai remarqué que les noms de famille ‘bizarres ‘ ne choquent pas, ce sont les prénoms… »
Elle affirme cela Ilze mais son nom de famille, le nom de son père, n’est pas non plus passé inaperçu : Božs – prononcer Boch. Porter ce nom-là en 1948, année de son arrivée en France avec ses parents, n’était pas fait pour susciter la sympathie mais plutôt les quolibets de la part des enfants de son âge! « Par la suite, et encore aujourd’hui, je dis que mon nom de jeune fille est Boz »
Venue de Lettonie
Le pays d’origine d’Ilze est la Lettonie. Les causes du départ de nombreux Lettons, comme elle l’écrit elle-même dans un texte qu’elle m’a remis lors de notre rencontre, sont liées à la guerre et à ses conséquences, au Traité de Yalta (février 1945), aux inextricables complexités historiques et politiques :
« En 1944, plus de 200. 000 Lettons sont partis. Ils se sont retrouvés en Allemagne. On les appelait les DP (displaced persons). Ma mère, ma tante et les enfants étions dans un camp près de Hambourg, à Gesthadt, qui accueillait 2300 personnes. Ces camps étaient gérés par l’UNRRA (United Relief and Rehabilitation Admistration).
Dès 1946, l’UNRRA a organisé le regroupement de certains camps et le déplacement des personnes par catégories et par ethnies. Des camps ont été crées pour les gens en attente d’émigration et d’autres pour les personnes qui ne pourraient pas travailler. Dans ces camps, il y avaient de nombreux intellectuels. Ils ont crée une sorte de gouvernement hors-frontières pour être prêts dès le retour au pays. Des écoles y ont été ouvertes, il y eut une vie culturelle et artistique assurée par la création de groupes folkloriques, de troupes de théâtre… »
Des bras pour l’Europe et les USA :
« En 1948, des pays étaient candidats pour accueillir des travailleurs. Ce sont les USA, le Canada et l’Angleterre qui ont accueilli le plus grand nombre. Tous ces pays n’ont tenu aucun compte du métier des gens qui arrivaient, ils avaient besoin de bras. Aux USA, les migrants ont travaillé dans les champs de coton ou comme gardiens dans les gratte-ciels. La France avait besoin de mineurs de fond et d’ouvriers agricoles. Mon père qui était officier de police a choisi l’agriculture, un de nos amis, qui avait été juge, est devenu mineur. »
Douce France, pays d’accueil :
Arrivés en France, les parents d’Ilze et elle-même ont d’abord connu des conditions très dures. Chez les fermiers où ses parents ont initialement travaillé, ils n’avaient droit à table qu’à deux prunes alors que le sol en était jonché. La petite fille qu’elle était n’a jamais vu la couleur de la barre de chocolat auquel les tickets de rationnement lui donnaient droit. Mais je laisse la parole à Ilze qui raconte :
« Mes parents et moi, en 1948, avons été envoyés dans une ferme à Nitry dans l’Yonne. Nous avions une malle, deux valises et l’équivalent de 15 euros. Les fermiers qui employaient mes parents nous ont traités comme des animaux. Nous logions dans une grange ouverte à tous les vents, les parents devaient travailler de 5 heures du matin à 10 heures du soir, nous mangions à la table de la ferme.
Mon père s’est rebiffé contre de telles conditions de vie; avec le peu d’allemand qu’il savait, il a réussi à contacter un inspecteur du travail à Tonnerre pour avoir l’autorisation de rompre le contrat. Entre-temps mes parents correspondaient avec d’autres Lettons de France qui les ont aidés à trouver un autre travail. Nous sommes donc arrivés à l’automne près d’Arc sous Cicon, dans le Haut Doubs.
Les employeurs étaient corrects mais nous étions très mal logés, dans une petite maison d’une seule pièce, sans isolation. Il y avait de la glace contre les murs en hiver. Nous y sommes restés un peu plus d’un an. C’est là que j’ai été scolarisée pour la première fois.
–Le français, je l’ai su c’est tout :« J’allais à l’école d’Aubonne. Je ne savais pas un mot de français mais je n’ai aucun souvenir de l’avoir appris. Je l’ai su, c’est tout. J’ai tout de suite sauté une classe et j’ai eu par la suite une scolarité normale »
Le paradis :
Les amis lettons des parents d’Ilze, ceux qui les ont aidés à trouver un autre travail après l’expérience désastreuse dans la ferme de Nitry, « ayant obtenu l’autorisation de partir au Canada, ont demandé à leur employeur de nous prendre pour les remplacer. Nous vivions dans une ferme isolée, il y avait beaucoup de travail, mais le patron qui était aussi le maire du village, laissait mes parents s’occuper seuls de la ferme. Le salaire était très bas mais nous avions le droit d’avoir nos propres poules et lapins. Il nous donnait un cochon par an et nous avions le lait, le beurre et les légumes à volonté.
Pour moi, c’était le paradis. C’est là que ma passion des chevaux s’est développée ».
–Besançon et un souvenir :« Quand j’ai eu treize ans, il a fallu m’envoyer étudier à Besançon. Je suis entrée au collège Lumière, en 5ème technologique. » A propos de collège, Ilze m’a envoyé un email, après notre entretien où elle a écrit :
« Il me revient un fait qui date de mes années de collège en France. On avait un poème à appendre, je le savais parfaitement car je l’aimais beaucoup mais la prof de français m’a enlevé des points parce que j’avais un accent, j’ai trouvé ça injuste. »
« J’étais interne, ce qui coûtait cher. Mes parents avec l’aide d’une assistante sociale, ont fait des démarches pour obtenir l’autorisation de quitter l’emploi agricole. En 1955, nous nous sommes installés à Besançon, d’abord à l’Hospice Protestant où mon père était chauffeur et ma mère lingère. Puis, ils ont occupé des postes de concierge d’usine chez Bourgeois à Trépillot et pour finir à la Maveg ».
Ilze fera des études de comptabilité. Dans sa vie professionnelle, elle sera comptable puis professeur de dactylographie et transcripteur de braille. Mère de trois enfants, elle travaillera à temps partiel, hormis les cinq premières années avant d’être mère de famille et les six dernières années précédant la retraite, pendant lesquelles elle se consacre pleinement à son travail.
–Nationalité française et une maison :
Les parents d’Ilze et elle-même acquièrent la nationalité française en 1959. Leurs derniers emplois, assortis d’un logement de fonction leur ont permis d’envisager – en pensant à leur retraite – de devenir propriétaires en 1961 « d’une très ancienne maison de ferme avec 30 ares de terrain. Mon père est décédé en 1974 et nous avons construit une maison neuve au fond du verger ».
la langue native, refuge et transmission :
Ilze parle le letton. Son père et sa mère l’ont toujours parlé en famille. Sa vie durant, la mère, qui comprenait et lisait le français, ne s’est exprimé qu’en letton avec sa fille.
Cette mère qui a pourtant entretenu des rapports complexes avec la Lettonie et qui n’a pas voulu y retourner.
L’arrachement à un pays, les conditions de l’exil des premières années ont sans doute oeuvré à renforcer un caractère peu aventurier. Elle avait peur de l’extérieur, de toute idée de déplacement, s’arrimant à la stabilité et faisant de la parole de son époux, une « parole sans réplique ». Une éducation protestante luthérienne, des habitudes culturelles strictes ont dû faire le reste – « Les Lettons ne sont pas démonstratifs. Ils n’ont pas de marques gestuelles d’affection, ne s’embrassent pas, ne se touchent pas. Pour elle, les Français étaient toujours en train de se lécher! Elle a toujours critiqué la culture française » – commente Ilze – .
On peut donc supposer que pour cette femme la langue lettone, sa langue, a été le seul espace qui lui soit resté de son pays natal, de son autre vie. Et cette attitude de repli/résistance dans la langue a peut-être aussi permis sa transmission de mère à fille.
-Au passage, je demande à Ilze ce qu’il en est de la relation à la langue lettone de ses propres enfants. Elle me répond que son fils aîné le comprend.
-Liens avec les Lettons de France :
« Ce n’est qu’à partir de 1956 que mes parents ont commencé à tisser des liens avec d’autres Lettons de France, raconte encore Ilze. Nous nous sommes rattachés à l’association de la région lyonnaise. Au moins deux fois par an (à la Saint-Jean et lors de la fête nationale de Lettonie, le 18 novembre). Nous organisions des rencontres festives au cours desquelles retentissaient les chants populaires. Puis petit à petit, les anciens disparaissaient, les jeunes ont fait des mariages mixtes et beaucoup ont complètement déserté les rangs lettons. Très peu ont eu la chance d’épouser un Français qui se sent presque mieux dans le milieu letton que dans sa propre famille! Avec l’indépendance retrouvée depuis 1991, chez certains il y a tout de même un « réveil national » et par curiosité, ils sont allés voir le pays de leurs ancêtres. »
Le voyage au pays des ancêtres :
Grâce à un certain nombre de contacts, la possibilité de faire le voyage en Lettonie s’est dessinée. C’est avec sa tante d’Australie qui voulait fortement retrouver le pays, qu’Ilze fera le voyage en 1991. « C’était encore russe, début août. Nous n’avons pas voulu suivre le parcours préconisé par l’ambassade de Russie à Paris qui exigeait de passer par Minsk. Nous n’avions pas le droit de faire plus de 400 kilomètres dans la journée. Les étapes que nous avons choisies nous-mêmes ont été l’Allemagne, le Danemark, la Suède et Tallinn… Nous avions une voiture, une Lada. Ma tante avaient pris des robes pour offrir, nous avions pris des tas de choses qui manquaient… C’était pendant le putsch. Et ma mère, en France, était terrorisée.»
–Aujourd’hui, l’amour :De mon point de vue, Ilze entretient des rapports d’amour avec son pays natal. Amour partagé : « Mon mari est tellement tombé amoureux de la Lettonie qu’il m’a dit : On bazarde tout ici et on s’en va! Et il ne parle même pas le letton! »
Cet amour est fait de fierté et de profond intérêt pour la culture lettone : « Les Lettons sont des gens qui font des études. Impossible de ne pas faire d’études. Les lettons en France, ont tous fait des études, au moins, jusqu’au Bac, sans exception. C’est moi qui suis allée le moins loin. J’avais une passion, le cheval. »
Tout ce qui est de l’ordre du patrimoine, chants, poèmes et contes, ne lui est pas étranger, au contraire. Elle lit – entre autres, Logique de la Poésie, Structure et poétique des dainas lettones de Vaira Vike-Freiberga, William Blake &Co. Édit, 2007, En escarpins dans les neiges de Sibérie de Sandra Kalniete, Édition des Syrtes, 2001 – s’informe, connaît les sites internet liés à la Lettonie. Dernièrement, elle a donné une conférence sur la tradition du chant, sollicitée par une Association. Elle évoque le Festival de chants qui a lieu tous les cinq ans en Lettonie : « Plus de vingt mille chanteurs qui chantent en même temps devant trente mille spectateurs… Treize mille danseurs qui dansent en même temps dans un stade… C’est très beau! Le chant choral, explique-t-elle, est enseigné de la petite classe jusqu’au Bac. Il est impensable de ne pas chanter. Ma mère a toujours fait du piano. Elle a acheté un piano ici en France.»
A propos de la connaissance de la Lettonie, Ilze a la grande satisfaction de donner, de partager et d’apprendre : « Actuellement, j’aide une jeune française qui prépare une thèse sur l’histoire de Riga. Elle m’envoie des documents en letton et je les traduis. Cela m’apporte beaucoup, car je ne savais presque rien sur l’histoire de mon pays et grâce à elle, je vais de découverte en découverte! »
Un autre voyage est prévu en 2011. « Riga est une splendeur! Ventsplis est réputée être une ville d’art. Les paysages sont très doux… » Ses enfants seront-ils de la partie? « La seule qui a eu envie d’y aller est la dernière. Son mari voudrait bien. Je les sens intéressés.
Propos recueillis par Soumya AMMAR KHODJA à Besançon, mars-avril 2010
Lettonie
Nitry, France