Je rêvais, enfant, d’être une princesse, une reine, comme dans les contes de fées des livres, des livres de l’école, de l’école de mon village. C’est un grand village, au Nigéria, un village assez loin de Lagos, l’ancienne capitale.
J’y vivais avec ma famille qui y avait immigré ; nous venions de plus loin, et mes parents disaient qu’ils avaient fui la guerre ; c’était la fameuse guerre de sécession, la guerre du Biafra. Notre situation sociale dans ce village n’était pas des plus enviables. Nous n’étions pas natifs de cet endroit, et on nous le faisait savoir un peu. Papa n’assistait pas, malgré son âge avancé, aux réunions des anciens et des notables. Maman devait quémander des lopins de terre pour cultiver ce que nous mangions. Papa louait ses forces, son savoir-faire auprès des autochtones pour lesquels il effectuait différents travaux manuels. A l’école, mon petit frère et moi n’étions pas vraiment des souffre-douleur, mais je rêvais d’être la princesse au bois dormant, d’être Blanche-Neige, ou cette fille qui avait perdu sa chaussure dans le bal, et que le prince a cherchée, puis épousée.
Il n’y avait que les contes que nous lisait l’institutrice qui me faisaient rêver. Je voulais quitter le village, aller en ville, y réussir comme ces princesses des contes, puis revenir, riche et opulente, changer la condition sociale de notre famille. Je dois dire que je n’étais pas très douée à l’école, et je redoublais presque chaque classe. J’avais quatorze ans, et je n’avais pas encore mon diplôme de fin de cycle primaire. C’est alors que je tombai enceinte. Grossesse d’enfant, grossesse honteuse ! Ma fille devint la risée du village; quelque temps après mon accouchement, il fut décidé que j’irais tenter ma chance en ville, à Lagos, où se trouvait le père de ma petite fille. Il m’avait promis monts et merveilles et, quand je fus dans cette immense ville, ce fut un tel dépaysement ! J’y ai mieux vécu que dans mon village. Bien que cinquième femme de son harem, nous avions, ma fille et moi, de quoi vivre assez décemment. Ce que je ne savais pas, c’est que c’était un réseau de prostitution. Les autres femmes de mon homme allaient « travailler » la nuit et moi, je gardais les enfants, dont le mien. Avec le temps, elles m’initièrent au « travail de la rue », comme on l’appelle là-bas. J’ai appris à me faire sexy pour mieux aguicher les hommes. Et quand j’ai commencé à me prostituer, ce fut terrible, j’avais un tel succès que je rapportais à notre homme -notre souteneur, en somme- cinq fois plus que n’importe quelle autre fille.
Mais j’étais physiquement et moralement épuisée. J’étais entrée dans un autre monde, aux valeurs différentes. L’amour-propre, la dignité et la honte n’existaient plus. Quand il fallait se donner du courage pour aller « travailler », l’alcool et les drogues nous transformaient. Je gagnais beaucoup d’argent ; il m’en donnait un peu, et j’envoyais le tout à ma famille au village. Papa, Maman et mon frère faisaient des envieux. Ce que je leur envoyais transformait leur vie. Mon statut de « reine » des prostituées évoluait. Mon jeune âge y jouait un rôle important, car je formais d’autres jeunes femmes que notre homme ramenait. Quant à lui, il devenait très prospère. Il avait construit des hôtels-restaurants dans lesquels nous travaillions aussi comme « hôtesses ».
Au bout de quatre ans, il me proposa d’aller en Europe avec une équipe de filles, pour nous prostituer. Nous sommes arrivées à Besançon il y a quelques années. Nous étions six, et nous avons envahi les rues la nuit. Nous avions, au niveau du « travail », un franc succès. Nous étions une nouveauté exotique pour nos clients, et nous cassions les prix. Le prix de nos « prestations » variait de 50 à 20 euros selon les « clients ». Les week-ends, nous allions dans les foyers de travailleurs, frappant aux portes des résidents et proposant nos services. J’étais la chef, et je récoltais le gain des filles que j’envoyais à notre homme. J’avais une vie matérielle assez aisée. Au pays, ma fille et mes parents vivaient décemment. Mais je ne pouvais leur dire le vrai métier que je faisais. Une fois par mois, ils venaient en ville, toucher leur mandat ; je leur parlais au téléphone.
Nous sommes entrées en France, les filles et moi, avec des visas de tourisme d’un mois. Puis nous avons demandé l’asile politique, racontant des histoires qui ne tenaient pas la route. En attendant les réponses négatives et les différents recours, nous avions des « papiers ». Mais nous étions fichées par la police…
Puis, un jour, j’ai été arrêtée par la police. On me reprochait de faire du proxénétisme; une de nos compagnes avait été récupérée par une association qui s’occupe de prostituées. Il faut dire que je lui avais infligé une sévère « correction », car elle ne me remettait pas toute sa « recette ». Je confisquais à toutes les filles leurs papiers, afin qu’elles ne puissent pas prendre la poudre d’escampette.
J’ai été emprisonnée, jugée, et j’en ai pris pour deux ans. A ma sortie, j’avais changé. J’ai, pendant mon séjour en prison, rencontré une visiteuse de prison qui m’a beaucoup aidée. Elle m’a trouvé des institutions qui m’ont accompagnée pour me former, avec du travail légal. C’est, entre autres, l’association Le Nid, et la Cimade. J’ai obtenu une régularisation de mon séjour au titre de la protection subsidiaire. Je travaille à présent dans un restaurant où je suis aide-cuisinière : bientôt ma fille viendra me rejoindre, car mon dossier de « regroupement familial » a été accepté. Cependant, ma peur bleue reste d’être reconnue par des anciens « clients », quand je faisais le trottoir à Besançon. C’est déjà arrivé, mais j’ai nié et nié encore, affirmant que c’était une ressemblance.
Je dois avouer que je ne gagne plus beaucoup d’argent comme dans la rue, mais je suis heureuse ; je ne rêve plus d’être la princesse des contes de notre école, mais je continue de rêver d’un prince charmant, d’un homme normal dans ma vie.
Témoignage recueilli en avril 2011 par François Zoomevelée
Nigeria
Besançon, France