Les réfugiés et le père Gilles : une longue histoire

Le père Gilles est un personnage incontournable de l’histoire de l’accueil des migrants à Besançon. Il a consacré une très grande partie de sa vie et de son énergie aux réfugiés du Sud-Est asiatique.


L’immeuble où habite le père Gilles jouxte l’église Saint-François-d’Assise à Planoise. En entrant tout est propre, cela sent bon dans l’ascenseur qui mène à l’étage dans un long corridor ; d’un côté les appartements, de l’autre des petits balcons. Il habite au bout du couloir. Il me reçoit dans son bureau en disant qu’ici c’est tout un monde parce qu’ici c’est l’Asie. Une grande bibliothèque couverte de livres occupe tout un mur. Dans un coin un ordinateur est allumé. Vous prenez place de part et d’autre d’un bureau couvert de documents, par piles, des livres, des carnets. On sent que quelque chose est en cours.

Dans ma jeunesse j’ai été imprégné de ce climat que j’ai retrouvé après avec les réfugiés.

La première fois où j’ai entendu le mot « réfugié », c’est en 1938 ou 39. Je ne me souviens plus exactement. C’était au Kursaal à Besançon, où maman s’occupait des réfugiés espagnols républicains qui y étaient hébergés. Elle m’avait fait entrer et elle a dû dire que j’étais séminariste. C’est alors qu’un Espagnol a sorti une patte de lapin de sa poche, comme un talisman, en disant « Mon dieu, le voilà ! » Je n’ai pas vu ça comme de la provocation. C’était plutôt de la superstition. C’était tous des communistes, donc des républicains qui avaient persécuté des prêtres et des religieuses. Ce fut un premier choc pour l’adolescent que j’étais.

Puis il y eut le deuxième choc, celui de ma fuite à Limoges.

Feldgendarmerie au pont Battant, 1940, Bidoli Marcel Musée de la résistance

J’ai été moi-même réfugié à l’âge de 16 ans. Pendant la guerre, quand les Allemands sont arrivés à Besançon, maman était infirmière militaire à l’hôpital. Elle avait dit à mon frère et moi même « Sauvez-vous ! » On s’est sauvés, et je me suis réfugié à Limoges. C’est là que j’ai rencontré un jour, sur une place, une femme qui engueulait son gosse et qui lui dit : « Si tu n’es pas sage, je te donne à manger aux réfugiés. » Et les réfugiés en question, c’étaient les Alsaciens-Lorrains et moi-même. En France, les réfugiés Alsaciens-Lorrains et de l’Est étaient hébergés dans les villages. Il n’y avait pas de camps (En revanche, des camps furent créés pour y interner les nomades en provenance d’Alsace-Lorraine). Mais les gens du centre de la France n’aimaient pas ces « Boches de l’est ».

Un peu plus tard, j’ai retrouvé maman qui avait été démobilisée… Et puis ça a été dur parce qu’après j’ai fait de la prison avec les Allemands… Et j’ai fait de la prison deux fois. Une fois en 1941 et une autre fois en 1942. La première fois, on a été pris lors du passage de la ligne de démarcation à Arbois. J’ai vu la torture. J’ai vu des gars torturés devant moi. Je les ai entendus hurler. J’ai été considéré comme otage pour être fusillé si la Résistance tuait quelqu’un dans la région (« En franchissant la porte, nous lisons un écriteau sur lequel est écrit : les prisonniers sont considérés comme otages. Dans le cas où un Allemand serait tué dans les parages, sept prisonniers seraient fusillés dans les vingt-quatre heures. Cela donne à réfléchir. » (C. GILLES, Prêtre dans son siècle, L’Harmattan, 2008). C’était des choses courantes ailleurs. Enfin là, j’ai eu de la chance. Et puis, j’ai donc fait de la prison  une deuxième fois. J’avais un Ausweis (Laisser passer allemand) pour aller en zone libre. Àu retour, à Avignon, quelqu’un sur le quai de la gare m’avait confié une lettre. Mais on n’avait pas le droit d’apporter du courrier. Et manque de pot, à Chalon-sur-Saône, les Allemands ont trouvé cette lettre en me fouillant. Donc, encore en prison…Ainsi, dans ma jeunesse j’ai été imprégné de ce climat que j’ai retrouvé après avec les réfugiés.

Camp DP en Autriche, famille de réfugiés

Le troisième choc, ce fut en 1947 ou 48 au camp de Linz, près de Mauthausen en Autriche. C’est la première fois que j’allais dans un camp de réfugiés. J’y ai rencontré des D.P. (prononciation anglaise Dipi), des personnes déplacées. Il s’agissait de gens qui avaient été libérés des camps de concentration, mais qui ne voulaient pas retourner dans leurs pays. C’était des Yougoslaves ou des ressortissants de pays d’Europe de l’est ; ils étaient contre le régime communiste qui s’était imposé de leur pays. On les avait donc mis dans des camps de réfugiés gérés par l’ONU. Maman était alors en relation épistolaire avec une famille et elle envoyait un peu d’argent. Un jour elle me dit : « Tiens, si tu pouvais y aller… » Alors j’y suis allé. J’ai apporté des paquets, de l’argent, des lettres. C’était la première fois que j’allais dans un camp de réfugiés.

Le quatrième choc, c’est quand je suis devenu vicaire à la paroisse de Saint-Claude à Besançon, en 1956. Des réfugiés hongrois étaient parqués au camp militaire de Valdahon ; d’autres logeaient à Besançon. J’ai fait la connaissance de l’un d’entre eux qui logeait dans la paroisse. On a sympathisé. Je l’ai emmené en auto pour visiter la région.

Puis, en 1970, quand je suis arrivé à Besançon, plus précisément à Planoise, comme curé bâtisseur de l’église de ce nouveau quartier alors là ça été le bouquet avec les réfugiés asiatiques.
En 77 je suis allé dans un camp de réfugiés en Thaïlande et j’ai fait venir les premiers réfugiés. Ce fut le début de vingt-cinq visites dans des camps de réfugiés.
Je suis devenu délégué départemental du CNE, j’ai créé l’Afcar et La Pastorale des migrants.

C’est en 1999, à l’occasion d’une rencontre avec un étudiant qui m’avait demandé conseil pour faire un mémoire sur les Asiatiques que j’ai eu l’idée d’écrire. Je me suis dit verba volent scripta manent. Je m’aperçois d’ailleurs maintenant que tout ça – depuis trente ans – serait parti. Donc j’ai écrit. J’ai fait un premier livre qui s’intitule

livre de l’enfer à la liberté

De l’enfer à la liberté, Cambodge, Laos, Vietnam. Il y a un peu l’histoire du Cambodge, du Vietnam et du Laos pour que le lecteur puisse s’y retrouver. J’avais interrogé des réfugiés de la région en prenant scrupuleusement des notes. J’ai transcrit ainsi une multitude de témoignages plus ou moins longs de ce qu’ils ont vécu, au Vietnam, au Cambodge et au Laos. Cela présente un intérêt historique, dans le sens que ce n’est pas une seule mémoire, mais une multitude de témoignages. Donc c’est le livre de base, le départ : pourquoi ils ont quitté leur pays ? Les Cambodgiens pour fuir l’enfer de Pol Pot, les Laotiens les répressions du Pathet Lao, Les Vietnamiens pour échapper aux communistes vietnamiens du nord après la prise de Saigon.

Donc voilà ! Premier livre, deuxième livre Franche-Comté, terre d’accueil. Et ce troisième livre, intitulé Intégration des réfugiés asiatiques en France, qui traite de l’intégration et des problèmes à l’école.
Alors, si je lis ça publiquement, [il prend le troisième livre et cherche dans la table des matières]. Alors là, j’ai les chevilles qui enflent ! Voici un article de « Haut Doubs magasine » de décembre 1981, suite à la visite du conseil général du Doubs en Thaïlande : « … lorsqu’un réfugié est un cas particulier, un handicapé physique par exemple et que personne ne le veut, la France accepte de s’en charger…nous ne pourrions rien faire sans l’aide du père Gilles…son travail est fantastique ». Voyez, là, j’ai les chevilles qui enflent.

Vous le dites avec humour, mais avec un certain contentement…

Eh bien oui ! Vous savez…tout de même, ce remerciement a été ma médaille du mérite cette année-là (Le père Gilles a été décoré de l’Ordre national du mérite en 2008) . Et si j’en ai été très fier autrefois, je me rends compte que tout ça passe. ça passe comme le vent.
Mais vis-à-vis des cambodgiens, laotiens et vietnamiens, c’est différent. Quand j’étais malade, ils sont venus m’aider. C’est leur manière de me dire leur reconnaissance et ce n’est pas du vent.

Propos recueillis par Samuel Mesnier le 24 octobre 2008 et mis en forme par Alain Gagnieux et Odile Chopard.

Besançon, France

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