L’Orient à l’Occident tressé

Les propos qui vont suivre ne prétendent pas avoir “valeur universelle”. Cependant,  s’ils sont l’expression d’un parcours personnel, ils renvoient aussi à une génération.


Génération s’inscrivant dans un contexte géographique, historique, culturel.

Archéologie…

Je suis née à Casablanca, au Maroc, de père algérien et de mère marocaine, elle-même fille d’une Suisse fille d’un Suisse et d’une Allemande…

Mes deux parents étaient bilingues, plus précisément trilingues en tenant compte de la diglossie de l’arabe. Ils parlaient et écrivaient le français. Ils parlaient l’arabe dialectal (‘darja) et écrivaient l’arabe classique (el fosha).
La première langue qu’ont utilisée mes père et mère pour me parler a été l’arabe dialectal, à travers deux accents différents, algérien et marocain.
Dans l’ambiance linguistique où j’ai grandi, l’arabe et le français ont résonné dans la proximité de l’un et de l’autre. Mes deux parents échangeaient selon les situations dans l’une ou l’autre langue. Le français, pendant le court laps de temps où nous ne le comprenions pas tout à fait, nous autres enfants, fut la langue des adultes et du “secret”. Si nous étions dans les parages et que nos parents voulaient nous cacher quelque chose, ils s’exprimaient en français. Mais cela ne devait pas durer longtemps !
La langue première de ma mère a été le français, ma grand-mère maternelle ne parlant que cette langue.

J’ai été à l’école maternelle, donc française, de Rabat. Mon père suivait des études universitaires de droit en langue française. Cette période est marquée par une “image sonore” précise. Ma mère lisant à haute voix des textes, enregistrée sur magnétophone (sajjala) par mon père car, disait-il, sa bonne mémoire auditive lui permettait de mieux réviser ses cours.

Après la maternelle, j’ai été inscrite à une école marocaine bilingue à Rabat, l’école Guessous. La matinée, on y enseignait en langue arabe, l’après-midi en langue française.

J’ai été très tôt lectrice. Quand j’ai ouvert les yeux, identifié les objets familiers, j’ai vu des livres. Les livres ont été des viatiques dans tous les sens du terme. Le salaire d’enseignant ne devait pas être suffisant pour nourrir cinq enfants qui sont assez vite venus. Pour boucler la dernière semaine du mois, mon père revendait ses livres qu’il s’empressait de racheter et ainsi de suite.
Mes deux parents lisaient. Je m’interroge : pourquoi me suis-je dirigée vers la lecture en français ? Je crois que je dois ce choix au roman. Mon père n’était pas lecteur de roman (à part Les Misérables qu’il tenait en très haute estime, il lisait des essais, des traités de droit, d’économie et autres sujets sérieux et arides dans les deux langues et qui ne devaient certainement  pas m’attirer…
Je crois que mon père tenait de cette tradition qui considérait le roman comme un genre peu sérieux. Lire un roman, c’était s’adonner à une tâche frivole, se détacher d’une réflexion sérieuse … De plus, une sorte d’aura sulfureuse entourait la nomination “roman”. Etait-ce à cause des romans-photos racontant des histoires d’amour que les femmes de la famille lisaient et se passaient sous le manteau ?
Je ne me souviens pas du premier roman qui m’est tombé entre les mains et par quel moyen il m’est venu ? Par contre, je me souviens de ce sentiment trouble de m’adonner à une pratique clandestine et interdite jusqu’au jour où, surprise en flagrant délit par mon père et voyant mon air gêné, il eut la générosité de m’expliquer que le roman ne renvoyait à rien d’autre qu’à un genre littéraire, qui se différenciait de  la poésie, du théâtre… etc.

Après Rabat, nous avons habité Fez. Nous y sommes arrivés quelques jours après la rentrée scolaire. A l’école marocaine, il n’y avait plus de place. Par contre, il en restait une pour moi, à l’école La Fontaine, française… Il ne fut alors plus question d’enseignement bilingue. L’administration devait, pendant l’année, introduire un vague enseignement d’arabe après les cours, non obligatoire… Je n’en garde aucun souvenir.

Pont de Constantine, photo de Sonia CHAOUI

A la fin du CE1, mon père a décidé de rentrer définitivement en Algérie. J’ai fait un médiocre CE2 à l’école de filles Jean Jaurès à Constantine, à l’est du pays.
Les adultes ne s’imaginaient pas qu’une enfant qui n’avait pas tout à fait huit ans pût souffrir sans qu’elle le sût vraiment elle-même d’un départ, d’un déplacement d’un pays à un autre… De surcroît, elle devinait obscurément que l’expression “publique” de sa peine et de son malaise serait jugée indécente. La cassure, la prescience d’une impossibilité de retour s’étaient répercutées sur ma scolarité. Mais j’ai été tout de même une énigme pédagogique. J’avais de mauvais résultats et j’adorais lire.
De cette première année scolaire en Algérie, je ne garde pas un bon souvenir. L’impression négative en est pourtant adoucie par le plaisir que j’ai eu à lire, forcément en français.
Si je me rappelle du nom de mon enseignante française de français, je ne sais plus si en cette année 1962/1963, alors que l’Algérie sortait d’une guerre de presque huit années, j’ai eu une enseignante de langue arabe.

En ce temps-là, les cours d’école bruissaient des chants d’enfants pendant les récréations. Dans mon école de filles, nous chantions à tue-tête des chansons françaises héritées “mystérieusement”.
Je me souviens en particulier de celle-ci : « Quand j’étais à plusieurs batailles et jamais je n’me suis blessé… A Paris comme à Versailles, c’est le ciel qui m’a protégé… Napoléon est à Sainte-Hélène, Napoléon est mort à Sainte-Hélène… Et de toutes nos voix, nous terminions par : « Vive la France et ses Alliés ! ». Jusqu’au jour où “une grande” nous fit honte de notre manque de patriotisme vis-à-vis de notre pays et de notre vassalité vis-à-vis de la France. Arrangeantes, nous avons remplacé « Vive la France et ses alliés » par « Vive l’Algérie et ses alliés » en ne changeant rien au texte !

Au CE1, au Maroc, à l’école la Fontaine, l’Histoire enseignée était, naturellement, celle de France. Mes souvenirs gardent encore les images d’Epinal ( !) des combats de chevaliers revêtus de leurs armures et tenant leur javelot, de Jeanne d’Arc, du roi Saint-Louis rendant justice sous son arbre, des premiers chrétiens levant les yeux au ciel et ne renonçant pas à leur foi jusque sous les crocs des lions… un nom me vient aux lèvres, Blandine…
Au CE2, en Algérie donc, en cette première année de l’indépendance, le livre d’histoire de France était encore là. La seule image qui subsiste encore en moi est la représentation de Vercingétorix. J’avais retenu, avec ma compréhension d’enfant, qu’après s’être battu de toutes ses forces contre l’envahisseur romain, résisté au-delà de toutes limites, il s’était rendu fièrement et sans espoir à César, son vainqueur. J’y entendais comme un écho d’un combat plus proche pour la dignité et la liberté.
Je devais comprendre plus tard que l’Histoire de France ne s’était pas enseignée vainement aux aînés qui avaient pu y accéder. Ainsi en témoignait Kateb Yacine, en 1956 : « A l’école communale, nous étions une minorité. Et nous en avions le sentiment. Certains récits de l’Histoire de France nous atteignaient avec une force bien plus grande qu’ils n’atteignaient nos camarades européens. Pour eux, 89 c’était de l’histoire ancienne. Pour nous, dans notre position coloniale, c’était un éclair, le signe d’un avenir terrible et bienfaisant… »

Puisqu’il est question de la révolution française, je ne sais plus exactement à quelle époque précise, je me suis prise de passion pour elle. Passion qui s’est amplifiée et approfondie avec le temps. Le fait est que, très jeune, dès l’adolescence, les noms de Danton, Robespierre, Camille Desmoulins, Saint-Just et autres m’ont été familiers. La distance et les connaissances de la maturité m’ont mieux fait apprécier leurs complexités, leurs contradictions et pour certains, leur implacabilité, mais n’ont rien enlevé à leur séduction. Des noms de femmes ont confirmé ma fascination pour ce basculement fertile, cette transition de feu annonçant des temps nouveaux : Théroigne de Méricourt, Lucile Desmoulins, Madame Roland, Olympe de Gouges… En avance sur ses pairs, Condorcet m’est un des plus chers, auteur d’un texte énonçant “la première et solennelle reconnaissance des droits de la femme”…

De la classe de sixième à la classe de troisième, j’ai suivi mes études au collège d’enseignement général Jeanmaire, à Constantine. L’enseignement s’articulait sur deux axes, langue française et langue arabe. Un enseignement d’une langue vivante, l’anglais, était également dispensé. Pendant cette période, la politique d’arabisation, remplacement du français par l’arabe, se mettait en place. Ainsi, l’histoire, jusque là enseignée en français, fut arabisée. La géographie et les sciences l’étaient encore en français.       

J’ai été une littéraire. Au lycée, de la classe de seconde à la première, les auteurs enseignés ont été Voltaire, Rousseau, Molière, Zola, Musset, Baudelaire, Rimbaud. Mohammed Dib a été introduit en seconde. Les enseignants étaient français. Je garde un très bon souvenir de leur enseignement où la passion de la littérature n’était pas absente.

Il faudrait m’arrêter sur l’importance qu’eut pour moi le Centre culturel français de Constantine. Dans ces années qui allèrent de la seconde à la première, j’ai eu une éducation austère. En dehors des études, je n’avais de distraction autre que la lecture. Mon grand pourvoyeurs de livres a été le C.C.F. qui a contribué a renforcé mon goût pour la littérature de et en langue française. J’empruntais pour moi et ma mère. Nous avons lu ensemble les auteurs que nous affectionnons. La série des Rougon-Macquart fit partie de ce compagnonnage et de ce partage. J’aurais toujours de la tendresse pour Zola.

Je ne me souviens pas de ce qu’il en fut du primaire mais au collège et au lycée, j’ai connu le prêt de livres en classe, associé à l’enseignement du français et qui se déroulait une fois ou deux fois par semaine. Il n’a pas été de même dans l’enseignement de langue arabe où le prêt du livre en classe était inexistant, une pratique inconnue. L’Algérie ne possédait peut-être pas encore les moyens de son programme d’arabisation.
Il me reste une impression d’un enseignement plutôt aride où le plaisir esthétique était quasi inenvisageable, à quelques exceptions près. Des noms d’auteurs, jugés aujourd’hui par la critique moderne comme des auteurs mineurs, revenaient un peu trop souvent, au détriment d’autres écrivains infiniment plus passionnants. La poésie dite antéislamique, qui est une grande poésie, nous était enseignée de façon pragmatique et très intimidante, présentée comme la perfection même, le modèle inégalé.
En classe de terminale, la philosophie venait d’être arabisée. Sur les conseils de mon père, j’ai enrichi mes cours de philo en langue arabe de la lecture de textes en langue française des annales du baccalauréat français. Cette année-là, j’ai vécu une belle année de bilinguisme vivant, passionnant.
A l’université de Constantine, j’ai choisi de suivre des études de licence de lettres en langue française. Une formule très intéressante nous permettait, en dehors de modules obligatoires, de choisir les écrivains et les thématiques de notre choix. Etaient proposés au programme des écrivains algériens de langue française, français, américains, allemands, notamment et évidemment Brecht, des cours portant sur le classicisme, le réalisme, le surréalisme, le structuralisme, la poésie, la guerre d’Espagne… etc. Les enseignants étaient de jeunes algériens et des Français, assez jeunes, dans l’ensemble, issus, dans leur grande majorité, de la coopération algéro-française. Quelques uns étaient des « droits communs ». Ce furent des années essentielles.
Au programme de licence, figurait un module d’arabe obligatoire. Réduit à une quasi insignifiance, figurant dans la licence de langue française plus par « acquis de conscience » et opportunisme politique, ce module n’a pas été le canal qu’il aurait pu être. C’est par d’autres voies que j’ai accédé à Khalil Gibran Khalil, Naguib Mahfouz (que je vénère), Youcef Idriss, grand nouvelliste (autre vénération), Sonallah Ibrahim, Mahmoud Darwich, Ghitani, Adonis, Hanan Scheikh… J’en passe et des meilleurs.


Langue arabe, rythme et chant…

Mon adolescence et ma prime jeunesse baignèrent dans l’écoute du Coran, de la façon la plus belle. La voix d’Abd Samad, l’un des plus grands récitants du monde arabe, s’élevait dans des matins de lumière, imprégnant mon imaginaire.
Une voix qui s’étirait, s’enroulait, se condensait au rythme de la langue arabe  sacrée. Mon contact avec le Coran fut avant tout d’ordre acoustique (comme on le dirait de la qualité sonore d’un instrument), esthétique. Avant de comprendre le sens de certains versets, j’en ai aimé le rythme, les sonorités, les assonances, les intonations graves et heurtées.
La lecture, étant pour moi une source essentielle de vie, je ne pouvais être insensible à l’injonction de l’ange Gabriel à Mohammed, à l’heure de la révélation : “Lis au nom de ton Dieu qui a crée…” Lecture, acte premier, fondamental par lequel le monde se révèle. Un chant appartenant à la mémoire collective devait aussi faire partie de ce fond acoustique, musical, affectif : « L’aube s’est levée sur nous…» avait accueilli, dit-on, le retour du prophète Mohammed à Médine. Une voix ample et chaude de femme, relayée par un chœur de voix d’hommes et de femmes et d’un orchestre de bendirs chantait la gloire lumineuse du Choisi, entre tous.  
Les miens avaient également des goûts plus profanes. Ils appartenaient à cette génération d’Algériens et de Maghrébins admiratrice de l’Egypte qui avait redonné au monde arabe sa dignité perdue.

Dans le salon, outre le portrait d’Abdelhamid Benbadis, l’une des figures historiques et culturelles de la ville de Constantine, trônait le portrait de Nasser. Du fait de cet engouement, ma mémoire résonne encore des chansons de Mohammed Abdelwahab et surtout de son opéra reprenant le mythe de Madjnun Layla, Le Fou de Layla.

Avant Roméo et Juliette, tous ces couples impossibles qui structurent l’imaginaire littéraire européen, j’ai connu Madjnun Layla. La voix d’Asmahane qui chantait le personnage de Layla et celle d’Abdelwahab chantant celui de Madjnun devaient me mener sur le chemin d’un intérêt et d’un questionnement qui durent encore.
Le couple est empêché par les gardiens de l’ordre patriarcal et social car ils en sentent la force contestatrice et déstabilisatrice. Mais l’impossibilité du couple est troublante : sans elle, point de poésie et de littérature. C’est l’absence de l’être aimé qui est aimée : « Un jour que Madjnun se lamentait sur son amour, quelqu’un vint lui dire : “Madjnun, cesse tes lamentations car Layla vient te voir, elle est là devant ta porte”. Madjnun releva aussitôt la tête : “Dis-lui de passer son chemin car Layla m’empêcherait un instant de penser à l’amour de Layla” »
Résonne également la voix d’Oum Kalsoum, moins présente que celle d’Abelwahab mais assez pour que s’inscrive en moi l’impression d’émerveillement que je ressentais à chaque fois que je l’écoutais chanter les quatrains d’Omar Khayyam.
J’ai dû à ce goût de l’Egypte politique et artistique, mon goût pour les grands films égyptiens de cinéastes talentueux. Ma mémoire est habitée par les films de Salah Abou Seif, d’Henri Barakat, de Youcef Chahine, bien sûr, et les prestations époustouflantes de grands acteurs qui n’avaient rien à envier aux plus grands acteurs français et américains…


Salah…

Tout habitant de Constantine ne peut prétendre être de la ville s’il ne connaît pas et n’aime pas le chant : “Galou larab, galou”, “Les Arabes ont dit”. 
Replacé dans son contexte historique, le texte relate la mort de Salah Bey, trahi par des notables de la cité et liquidé par le pouvoir central d’Alger en 1792. Il ne devait pas être le seul bey à mourir de cette manière. Or, juste administrateur de la ville, il entre en postérité dans le chant, dans la mémoire collective. Le chant anonyme, lourd de chagrin et de nostalgie, serait dû à un auteur juif, rendant hommage à Salah de son attention pour sa communauté.

Des siècles ont passé et le cœur des Constantinois s’y blesse encore. Sans doute, la trahison, la séparation, l’absence sont-elles encore le lot des humains : “Je suis allé sans méfiance/On m’a remis le perfide turban/ Linceul dans lequel on voulait me mettre”
C’est aussi une méditation sur l’inanité du pouvoir. Avoir été le maître absolu d’une ville et s’y retrouver tête nue et pieds nus, affolé et démuni avec comme seule prière : “Laissez-moi voir mes enfants”. Les derniers vers se terminent ainsi : “Salah a été étranglé avec un foulard étincelant/Montrez-moi sa tombe/Pour prier et soulager ma peine/ Des tempêtes et des tempêtes pourront souffler/Mais qui remplacera Salah/Dans la ville de Constantine/Pleurez-le ô assemblées/Salah a été sacrifié” »
Restant dans le registre du chant, j’évoquerai la chanson raï, de l’ouest de l’Algérie qui devait à travers un arabe populaire et transgressif, une musicalité sensuelle célébrer la force de perdition des yeux amoureux et captateurs, l’amour charnel, l’alcool, l’ivresse, le tourment de l’attente de l’être aimé mais aussi le désespoir d’une société bloquée, sans horizon en vue.

J’ai donc, peu à peu, intégré, strates après strates, toute une thématique de la nostalgie, du manque, de l’attente de l’autre, de la sensualité, une sensualité que je ne ressens et n’entends que dans les chants de langue arabe, qu’ils soient maghrébins ou orientaux… Nostalgie qui devait encore s’approfondir avec la révélation de l’Andalousie et de la perte de Grenade…  « Il n’y a de vainqueur que Dieu » ainsi l’ont compris les princes inquiets et clairvoyants, multipliant sur les murs de leurs palais la maxime calligraphiée, témoignant de leur prescience de la fin de leur monde, sans résurrection annoncée.
Grenade hantée de son rêve andalou, inconsolée de la mort de Garcia Lorca, telle est la ville redéployée au fil de mes pas et de mon émotion…

Langue française de tout temps présente, langue arabe, présente aussi se déclinant à travers sa diglossie et ses échappées, hors du carcan de l’enseignement… arabe dialectal, langue du quotidien, d’une façon de vivre, de se vêtir, de recevoir…
Langue des saveurs et des odeurs d’enfance, du pain maison au levain et aux graines de sésame, du rakhsis, fine galette au beurre cuisant sur un tadjine, posé sur un kanoun empli de braises chaudes, de la soupe de blé concassé, des braj confectionnés pour accueillir le printemps, des makroudes, des baqlawas, des ghribiya fêtant la fin du mois de ramadan et le sacrifice de Sidna Ibrahim.
Langue de l’eau de roses et de fleurs d’oranger, de l’ambre, de la cannelle, des clous de girofle, du henné, du tabac à priser, du café offert dans de minuscules tasses, de la confiture translucide de cerises dites boutons des rois, langue des bracelets d’or et d’argent, du brocart et du velours des cérémonies de mariage…
Langue du passant assoiffé demandant de l’eau … Langue des femmes joyeuses ou en colère, résignées, désespérées ou en révolte … Langue d’un accent particulier reconnaissable, l’accent de l’est. Langue des formules d’accueil, des souhaits de sauvegarde et qui me bouleversent encore… : « Que Dieu te fasse vivre », « Que Dieu te protège, prolonge ta vie », « Que le mal s’éloigne de toi » « Que la mort t’oublie » « Que la lumière t’accompagne là où tu vas »…
Ces langues mélangées en moi, mixées, transformées, passées au filtre de ma sensibilité, que deviennent-elles dans l’écriture ? Car je suis faite de ce mélange, je n’écris pas, le français seul dans ma tête.


Ecriture et bilinguisme :

Pratiquant la langue française en tant qu’universitaire, rédigeant une thèse, des articles, des livres collectifs, des comptes-rendus, un essai… je n’ai pas senti pas mon bilinguisme à l’œuvre. Il s’est mis à fonctionner lorsque je suis passée à l’écriture de fiction. Mais sans doute avait-il commencé à œuvrer en poésie : « Il n’est de lui que le poète » est construit sur la forme : « il n’est de Dieu que Dieu ». Dans d’autres poèmes, il serait question d’un “bilinguisme végétal”, empruntant à des paysages, à des motifs maghrébins : corail, gazelle, jasmin, ambre, calligraphie…
C’est lors de l’écriture des nouvelles de Rien ne me manque que je me suis surprise, écrivant en français, à l’écoute de l’autre langue.
L’écriture est miraculeuse. Elle met en branle ce qui semblait dormir en vous. Car, hormis une nouvelle écrite en Algérie, toutes ont été composées en France, pays où je pratique peu l’arabe de mon enfance et de ma jeunesse.
Pour décrire certaines situations, des phrases en arabe sont remontées. Je les ai traduites, en toute conscience, au plus près, espérant faire entendre la nuance, le surplus de sens que la langue française n’exprime pas d’emblée : « Le temps qui passe et donne la patience » (p.42). « Il dût démentir ses yeux » (p.67). « Elle marcha sur son cœur… » (p.71) « Celui qui est aimé de Dieu n’atterrit pas dans un hôpital de chez nous » (p.85) Ou bien encore : « J’implore pour elle ta protection. Sa vie est accrochée à ton cou » (p.85).
Je pourrais dire : je les entends en arabe et je les écrits en français. La langue française devient un réceptacle qui reçoit la langue arabe et la transmue. Il m’arrive également d’insérer directement des mots en arabe transcrits en français. Cet entrelacement des deux langues (glossaire en fin de recueil) me fait écrire dans un état de réflexion et de jubilation. Mon plaisir est grand quand des lecteurs, n’ayant aucune connaissance de l’arabe, me désignent les « phrases habitées » et me disent : “elles sont poétiques”


Rien ne me manque :

Cette expression est donc tirée de l’arabe, telle que je l’ai entendue en Algérie, souvent formulée par des femmes, dans des situations plus ou moins graves.  Lors de rencontres avec le public, je me suis retrouvée parfois à « m’expliquer » sur ce titre, avec le sentiment que certains n’entendaient pas ce qui y était contenu, dans la nuance et la complexité. La cause était entendue. Les Algériennes sont si résignées qu’elles affirment que rien ne leur manque alors que tout leur manque !
Celui qui écrit avec une langue donnée alors qu’il est habité par une autre langue entend des voix qu’il est seul à entendre. Son travail d’écrivain est justement de faire résonner dans son écriture ce qui n’y paraît pas directement : l’inaudible, l’indicible… De façon générale, si je puis dire, et hors de la problématique du bilinguisme, une écriture totalement littérale, lisible, transparente, en supposant qu’elle existe, ne serait déjà plus de la littérature. Toute écriture suppose sa part d’indicible et d’inaudible, son “infracassable noyau de nuit”
Dans la nouvelle éponyme, « Rien ne me manque » est énoncé par une femme qui n’a pas de mots pour signifier qu’elle est dans une impasse, qu’elle y étouffe alors qu’elle est protégée par son époux, le maître de son foyer, qu’elle a des fils, mange et boit. Quand je lui fais dire : « rien ne me manque », je ressens son étouffement, j’ai même les poumons qui se rétractent et je ne veux pas qu’on la renvoie à sa seule résignation. Mes yeux ont capté des réalités, mes oreilles ont maintes fois entendu cette expression déclinée à travers les accents du pays… Le titre de mon recueil a voulu rendre la résignation, le désespoir des femmes, des femmes du passé et des femmes du présent, mais aussi l’écho d’une fierté, d’une pudeur s’interdisant  la plainte…

Texte d’une conférence donnée à Prague en novembre 2005 par Soumya Ammar Khodja, écrivain vivant à Besançon (Photos de Sonia CHAOUI)

Casablanca, Maroc

Besançon, France

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