Retour aux sources

Nguyêt Anh naquit et grandit à Hanoï, en Indochine française. Mais en 1951, alors que la pression du Vietminh rend l’avenir du Tonkin incertain, ses parents l’envoient poursuivre sa scolarité à Dalat, sur les Hauts-Plateaux du Sud-Vietnam.


En 1954, la partition du pays provoque du nord vers le sud l’exode de plus de huit-cent mille Vietnamiens catholiques. La famille de Nguyêt Anh fait partie de cette migration et trouve refuge à Saïgon.
À la présence française se substitue progressivement celle des Etats-Unis. Puis une seconde guerre de libération se conclut en 1975 par la réunification du Vietnam sous la férule communiste.
En 1984, Nguyêt Anh et son mari réussissent enfin à fuir Saïgon . Seule leur fille les accompagne car leurs deux fils les ont précédés quatre ans plus tôt et se sont installés à Besançon pour reprendre leurs études. C’est ainsi que la capitale franc-comtoise devint le point d’ancrage de la famille.
C’est pour la première fois en 2002 que Nguyêt Anh retourne dans son pays natal pour un séjour de trois semaines.

Carte de l’itinéraire

L’été 2002, je suis revenue au Vietnam après dix-huit ans d’absence. Notre départ en juillet 1984, bien qu’avec des papiers officiels, avait ressemblé à une fuite, la peur au ventre, en nous cachant de la police du quartier. Peur des voisins, peur des amis qui venaient nous dire un dernier adieu. Car je pensais que c’était un adieu. Je m’étais promis de ne jamais revenir dans ce pays qui m’était devenu hostile, une terre de tous les dangers, où j’avais dû lutter jour après jour pour la survie de ma famille.

Dix-huit ans ont passé. Tout le monde me disait : « Tout est changé, tu n’as plus rien à craindre ». J’ai fait la sourde oreille. Mais un jour mon frère me dit : « Allons ensemble voir les tombes de nos ancêtres, nous devons cela à notre père, chef de la grande famille ». L’idée a fait son chemin, j’ai pris en main l’organisation du voyage avec notre cousin An, guide à ses heures et resté au pays. Sa sœur, Jacqueline Binh, sœur de Notre-Dame à Hongkong, promet d’être du voyage. Ma sœur Nga, des Etats-Unis, un de mes frères, sa femme, ses deux petites filles, enfin mon fils et sa femme, médecins en Thaïlande, rejoignent le groupe. Nous sommes dix à notre rendez-vous à  Hanoi le 15 juillet. An nous attend avec un minibus qui sera à notre disposition pendant vingt jours.

Sur le chemin de l’hôtel près du marché de Dong Xuan, An égrène pour nous des noms familiers. Mais rien ne ressemble à nos souvenirs ! Quarante-huit ans ont passé depuis que ma famille a quitté le Nord, en 1954. Il faudra que je me lève très tôt le lendemain matin, qu’avec ma sœur je sillonne à pied le quartier, pour reconnaître notre rue et, enfin, notre maison. Elle avait été une grande et belle maison, à  portique aux coins recourbés comme aux pagodes ; une cour intérieure immense conduisait à un séjour spacieux et six pièces sur deux niveaux. Aujourd’hui, elle est méconnaissable. Les deux étages ont été cloisonnés pour seize familles. L’escalier obscurci nous mène à l’appartement de mon oncle. Il a réussi à garder pour sa famille un espace de 4 mètres sur 6 et l’autel des ancêtres. Ma cousine, que je n’ai jamais vue mais avec qui je suis entrée en contact grâce à son frère réfugié en Allemagne, nous réserve un accueil chaleureux et nous prête son téléphone pour dire bonjour à toute la grande famille. Nous prenons rendez-vous pour une visite aux tombeaux de nos ancêtres et un repas « grand familial ».

Grande famille

Je retrouve dans le Sud mes cousins amicaux, mais amers. En effet, ils ont été toute leur vie dans l’armée, mais leur avancement a été empêché du fait que leur famille a été classée « de petite bourgeoisie » (tieu tu san). Ils vivent maintenant avec une retraite de misère.
Le problème brûlant dans le Nord aujourd’hui est celui du logement, surtout dans le « Hanoï des 36 rues ». On construit beaucoup en périphérie mais pas dans la ville classée « historique ». Et les familles se déchirent en se disputant l’héritage des ancêtres.

Nous restons à  Hanoï le temps de retrouver nos amours d’autrefois : Notre-Dame du Rosaire bien sûr, repérée grâce à l’université située presque en face, maintenant édifice d’Etat. Binh, Nga et moi ne reconnaissons que la véranda bordant les classes, qui nous servait de cour de récréation les jours de pluie – oh, les jeux d’adresse aux cailloux, aux baguettes, les courses de saute-mouton… – puis la grande cour où toutes les classes confondues jouaient aux gendarmes et aux voleurs, sautaient en file à une corde unique immense ou jouaient au jeu traditionnel du médecin poursuivant la queue du Dragon.

Anciennes tombes
Il fallut déplacer les tombes des ancêtres de la grande famille car la rizière qui les hébergeait avait été vendue. On brûle en offrande des fac-similés de dollars ou des images représentant des objets, qui prennent réalité une fois « passés » du côté des morts.

De Hanoï nous allons à Sapa (station d’altitude française mythique, comme Dalat), au prix de deux nuits d’enfer dans le train poussif qui ferait pâlir de jalousie les pièces du musée des transports en France. A Sapa, rien ne rappelle plus la présence des colons à l’existence dorée, plus rien que l’exotisme des habits des Dao, des Hmong dont le « marché d’amour » se passe le samedi à minuit, et le dimanche la foire aux produits agricoles de Bac Ha, terre des Meo aux costumes chargés de broderies chatoyantes. 

Rizières en terrasses dans la région de Sapa

Les routes boueuses, défoncées, aux lacets en épingles à cheveux nous mettent en danger permanent de verser dans le ravin. Mais quel paysage de rêve ! Il est vrai que les chauffeurs répondent avec maestria aux situations les plus cocasses ; nous avons fini par leur faire confiance et nous adonner aux plaisirs du spectacle qu’offrent les rizières en terrasses, les montagnes baignées de brume… Le plus original à Sapa a été un repas de com lam (riz gluant cuit dans du jus de coco, dans un tronc de bambou calciné qu’on décortique comme la canne à sucre) accompagné de poulet et de porc grillé, agrémenté d’un œuf cuit dans la cendre chaude… Le tout est dépaysant et délicieux !

Deuxième « must », la baie d’Halong. Tout le monde la connaît depuis le film Indochine et grâce à de nombreux documentaires. Mais c’est autre chose d’avoir pour nous seuls un bateau, d’aller d’île en île jusqu’au village flottant des pêcheurs, de faire sur le bateau même un repas de fruits de mer frais pêchés, de se baigner sur une mini-plage dans une mer chaude, au milieu d’un cirque d’îles. Un rêve !

Cathédrale de Phat Diem

Après Hanoï, en route pour Phat Diem et sa fameuse cathédrale, Ninh Binh, le Ha Long terrestre (terre d’insurrection antichinoise de Dinh Bo Linh et de Lê Loi ), et Sam Son, la plage des étés de notre enfance. Encore une fois, seules la mer et la montagne sont fidèles à notre souvenir. Le tourisme, exploité avec peu de goût, gâche le romantisme du lieu, à moins de se lever très tôt le matin et de marcher seul sur la plage à la rencontre des barques de pêche.

Nous partons ensuite vers le Sud en touristes, car la guerre ne nous avait pas permis de connaître le pays en entier. Après une halte à Quang Tri nous arrivons à Hué, ville restée étonnamment romantique, la rivière des Parfums aux rives herbeuses, et au loin la chaîne annamitique.
En souvenir de mes camarades de Dalat venues pour la plupart de Hué, nous allons déjeuner au marché Dong Ba. Après une journée de visite et une nuit dans un bateau, nous quittons à regret Hué pour Hoi An et Danang d’où Binh s’envole pour Hongkong, nous laissant un peu orphelins.

Dalat – Ecole du Couvent des Oiseaux

La route vers Nha Trang est longue, ainsi que celle de Dalat par le col de Bellevue. Il ne nous reste plus qu’une semaine pour profiter de la mer émeraude de Nha Trang, de ses îles, des étonnantes tours cham, et surtout de Dalat où chacun de nous avait ses souvenirs : mon frère veut revoir le campus où il a vécu un an, mon fils le Collège Pontifical ou nous étions réfugiés lors du Têt Mau Than  (il avait 4 ans et se souvient de tout).
A Dalat, Nga et moi avions été pensionnaires aux Oiseaux  de l951 à 1957. Nous y sommes accueillies chaleureusement par Soeur Amélie, mon ancienne camarade de classe, qui s’occupe d’une retraite de novices. C’est avec un choc au coeur que nous constatons les dégâts dus au passage du temps et des évènements. Le Petit Pensionnat est toujours debout, mais le réfectoire a, paraît-il, brûlé ; le « monocoque » – cette petite construction annexe si originale et si coquette – est toujours là, mais abandonné, envahi de moisissures et de plants de courgettes venus du potager d’à côté. La chapelle, surtout, paraît froide, déserte et délabrée ! Je parcours le chemin de croix, me remémorant les moments intenses des veillées de Pâques ; j’entends dans mon souvenir l’harmonium de Mère M. Renée, les chants grégoriens dirigés par Mère M. de Béthanie, nos chants préférés entonnés d’un seul cœur, ces chants que je chantais pour me donner du coeur aux moments les plus critiques de ma vie. L’école toujours aussi belle nous est fermée. Elle sert désormais à la promotion des Montagnards . De l’extérieur, je montre avec fierté à mon frère et à ma belle-sœur, à mon fils, mes nièces et ma belle-fille, où j’ai dormi, où j’ai étudié… c’est-à-dire partout ! Le parc est un peu dégarni mais évoque encore nos déambulations d’autrefois, après le repas ou pendant le week-end, le temps des confidences…

Dalat – Retrouvailles d’anciennes élèves de l’école du Couvent des Oiseaux


Nous consacrons ensuite une après-midi à nos filleuls de SOS Villages d’enfants, trois à notre arrivée, cinq à notre départ, tant les enfants se sont spontanément attachés à nous ! Ils donnent l’air d’enfants entourés et bien soignés mais qui ont besoin d’une affection plus personnelle. Ce sont cependant des privilégiés, dit-on, à qui on assure une famille (artificielle mais stable), des études sérieuses et une éducation suivie. Les plus doués sont envoyés à l’université et vont même étudier à l’étranger.

Cathédrale de Saïgon (Ho-Chi-Minh-ville)

Nos trois derniers jours ensemble sont pour Saïgon. Dès la sortie de l’autoroute mon fils s’exclame : « Maintenant, on est chez nous ». Notre groupe se disperse. Chacun accomplissant son propre pèlerinage : la maison, 1’école, les contacts avec d’anciens et rares voisins).
Pour moi Regina Mundi . Tout le monde a vieilli, bien sûr, mais les sœurs me reconnaissent tout de suite, ainsi que bon nombre d’amis, fidèles de notre « paroisse ». Il fait chaud au coeur de voir que la vie continue, les générations ont grandi, passé, mais 1a relève est là. Le jardin, la cour, la chapelle, la Communauté, tout respire une joie paisible, tout est entretenu avec soin et amour. Dehors, je retrouve la ville, sa circulation trépidante, ses nouveaux bâtiments, de nouvelles routes, élargies et grouillantes de vie.

Non, je ne regrette pas la Saïgon que j’ai quittée en 1984, ville morte, morne de désespoir. Je la retrouve d’un dynamisme incroyable, c’est une résurrection inespérée. Mes anciennes étudiantes, réunies pour un repas de retrouvailles, ont toutes du travail, souvent à des postes de responsabilité. Ceux qui cherchent trouvent de petits boulots. Le peuple revit et reprend espoir. Tant pis pour la maison de mes parents détruite et remplacée par une belle villa de trois étages, tant pis pour ma propre maison transformée en bureaux…

Je quittais Saïgon l’espérance au coeur. Tout était loin d’être parfait et je savais que cette nouvelle prospérité ne profitait pas à tout le monde. Et je regardais en arrière, renouant avec mes racines et me demandant : « Nous qui avons quitté le pays, tout en y restant attachés malgré nous, que pouvons-nous faire pour lui ? ».

Cet article a été écrit en 2002, et je l’ai fait lire récemment à un ami qui revient souvent au Vietnam. Or, il m’a trouvée trop optimiste quant à ma conclusion, car il y a de plus en plus d’écart entre riches et pauvres et certaines familles ne mangent pas à leur faim.

Témoignage de Tran Nguyêt Anh, recueilli par Alain Gagnieux – décembre 2010

Hanoï, District de Hoan Kiem, Hanoï, Vietnam

Besançon, France

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