Agop Kirbidjian, réfugié arménien, et son fils Georges

« Un jour, en 1934, un crochet lui est rentré dans l’œil. Alors, ils l’ont foutu à la porte. Il n’y avait pas de syndicat et c’était un étranger. »


Pourquoi vos parents ont-ils quitté l’Arménie ?

Mes parents habitaient dans la région d’Adana. En 1915, il y a eu le génocide et vers 1920 ma famille a passé la frontière syrienne pour se réfugier à Alep. De là mes parents sont partis en France pour trouver du travail.

Arrivés en France, comment les choses se sont-elles passées ?
Mon père parlait arménien, turc et arabe, et ma mère, turc et arabe. Donc, quand ils sont arrivés en France, ils n’ont plus parlé que le turc. Au début, mon père – Agop – travaillait chez Peugeot à Sochaux (je suis né en 1930 dans les baraquements Peugeot). Un jour, en 1934, un crochet lui est rentré dans l’œil. Alors, ils l’ont foutu à la porte. Il n’y avait pas de syndicat et c’était un étranger.

Agop Kirbidjian et son fils Georges en 1946, place de la Révolution à Besançon. Georges se souvient que son père faisait beaucoup de photos d’identité pour les maçons immigrés (Collection G. Kirbidjian


Après ça, mon père a eu l’idée de faire de la photo. Comme les gens à l’époque étaient déjà pressés, on développait sur place. Pour ça, mon père avait deux bacs, un pour le fixateur, et un pour le révélateur, puis un autre bac avec de l’eau pour laver les photos. Il coupait les photos et les mettait dans un mouchoir pour les faire sécher. En cinq minutes il faisait la photo. Je ne sais pas où il a appris. Ma mère me disait : « Tu devrais apprendre aussi, un jour ça pourrait te sortir de la misère… » Je l’accompagnais souvent. J’ai gardé l’appareil photo, je l’ai encore.
Au début mon père allait à vélo dans les campagnes. Il allait dans les villages et il proposait de prendre des photos gratuitement. En échange, il demandait s’il pouvait coucher dans la grange. Alors il couchait dans le foin, et le lendemain il continuait dans le village. Avec les photos qu’il avait prises, il montrait ce qu’il pouvait faire. Alors là, il se faisait payer. C’est comme ça qu’il a commencé.
En 1945, il a acheté un appartement rue Sachot. C’était le quartier des maisons closes. Aucun Français n’en voulait. J’ai habité là quand j’étais gosse pendant trois ou quatre ans. Mon père a revendu puis racheté une belle maison à Montbéliard. Fallait oser !

Que faisait votre mère ?
Elle devait s’occuper des cinq enfants, faire à manger, le ménage, du matin au soir. Elle passait beaucoup de temps à faire de la cuisine orientale ; c’était très bon ! Mais je lui disais souvent : « Fais des frites comme tous les Français ! ».
Elle lisait dans le marc de café, c’était un don. Entre Belfort et Montbéliard, elle était connue pour ça. Jour pour jour, elle est morte un mois après mon père. De chagrin !

Et pour vous, fils d’immigrés, comment était la vie ?
Ma langue maternelle est le turc, c’est pour ça que je n’y arrivais pas à l’école. Le maître m’interrogeait et je ne savais rien ; il ne comprenait pas, personne ne comprenait. Bien sûr, ma mère ne pouvait pas m’aider, alors elle m’envoyait chez une voisine française. J’avais honte de la déranger, moi petit immigré . Ça m’est toujours resté. Mais ça m’a aidé à vaincre beaucoup de choses. Sans culture !

Quand avez-vous commencé à travailler ?
A 14 ans. J’étais apprenti tailleur d’habits, chez Michel, 44, Grande-Rue à Besançon. C’était pour avoir un métier dans les mains. Quand j’ai eu mon CAP, je crois que mes parents n’ont jamais été aussi heureux.
Mais le métier commençait à péricliter à cause de la confection industrielle. C’est là que je me suis mis à vendre des bibelots sur les foires et les marchés. Je suis devenu marchand ambulant, avec un récépissé. J’ai vendu des bijoux de fantaisie, puis des jouets (j’ai choisi les jouets, car enfant je n’en avais jamais eu). Je me déplaçais avec une valise en tôle, à pieds ou en car. Je m’installais sur le trottoir [rire]. J’ouvrais ma valise et je plaçais mes jouets. C’était les métiers d’antan, comme tous les immigrés faisaient. Après les Juifs se sont installés ; ils sont devenus grossistes. Les Polonais, eux, étaient un peu tailleurs ; ils faisaient aussi les marchés.
Tous les jours, il fallait une recette. Un immigré y arrive car il n’a pas de grands besoins.

Georges Kirbidjian a été président des forains de 1967 à 1973, puis président des commerçants non sédentaires de 1978 à 1994. Pendant toute la durée de ce mandat, il a été délégué consulaire à la Chambre de commerce de Besançon.
Il est décédé le 11 novembre 2007, quatre jours après que nous ayons relu ce texte avec lui.

Extrait du livre Etrangers de chez nous, d’Alain Gagnieux.

Entretien réalisé par Alain Gagnieux le 29 juillet 2005, puis 4 et 7 novembre 2007 avec Georges Kirbidjian.

Adana, Reşatbey, Seyhan/Adana, Turquie

Sochaux, France

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