Ma sœur mon frère et moi comprendrons plus tard : nous ne partions pas vers une France de vacances,
mais vers une terre d’exil.
Les racines
j’ai trié les papiers de la maison vide
draps mouchoirs napperons
assiettes carafes bibelots
dessins lettres carnets
actes de décès
au fond d’un carton un document froissé
j’ai déplié avec précaution
mots d’amour et de reconnaissance d’un tout petit garçon
mon grand-père
dans un autre carton
des lettres d’adolescente révoltée
les miennes je les ai brûlées
puis j’ai entrouvert l’album
frôlements sourires murmures
seule dans la maison je me suis laissée aller à la lente remontée des souvenirs
nous étions intrigués par cet arrière-grand-père au nom grec
parti de Normandie pour s’installer en Algérie
souriants nous nous présentions comme descendants du fameux historien
regrettions de ne pas pouvoir porter son nom – son fils n’ayant eu que des filles –
guettions les réformes
à force d’insistance les aînés eurent droit à une confidence murmurée
c’était un enfant trouvé…
nous ne pouvions plus nous targuer d’une origine illustre
mais nous le trouvions si émouvant cet arrière-grand-père
voilà même qu’il devenait un enfant
que nous aurions voulu garder au chaud tout contre nous
figés dans le temps
le visage inexpressif
ils semblent me fixer
moi qu’ils ne connaissaient pas encore
au centre ma mère
je l’observe avec émotion
son sourire clair
elle n’imaginait pas être un jour victime
bien plus tard
quand la guerre déchirerait l’Algérie
de l’horrible violence
-en connaissait-elle alors le nom-
tue pendant des années
criée seulement en maison de retraite
elle apprenait le violoncelle
confiante
la vie devant elle
j’avais rarement entendu mon père parler de lui
ne connaissais que des bribes de sa vie confiées à demi-mots
le chat qui venait le chercher au lycée d’Alger
le jardin entretenu avec amour
sa mère il l’avait soignée jusqu’à la fin
son père vieux et sourd
tout seul
pendant que lui militaire au Liban s’inquiétait
le sachant la cible des gamins du quartier
et sa mort juste avant son retour
les veilles de Noël il faisait des oreillettes de la confiture de patates douces
en s’aidant d’un cahier de recettes jauni
un soir il me proposa de me montrer d’anciennes photos
me livra quelques légendes si proches de mots d’adieu
je ne pouvais les entendre
l’enfance
« Rha ï ra… »
nous trébuchions sur son nom l’écorchions
elle souriait
nous chuchotait des mots qui caressent
le soir nous la regardions s’éloigner
la reconnaissant à peine sous le voile
le couvre-feu vidait les rues
fermait les portes
le pick-up à tue-tête pendant que nous feuilletions le livre d’images
il fallait tout essayer pour distraire la petite sœur
tout près on se battait
explosions échanges de tirs ébranlaient le quartier
peine perdue
la guerre finie l’Algérie quittée
le plus inoffensif pétard faisait toujours hurler la petite fille
nous détestions les 14 juillet festivités bruyantes
dans l’appartement aux fenêtres closes
l’angoisse s’emparait de nous
nous en venions même à détester les assaillants de la Bastille
l’exil
11 août 1962
peu de mots dans mon carnet d’enfant retrouvé dans la maison vide
embarquement à 6 heures départ à 9 heures
j’ai ouvert la boîte des agendas de ma mère
elle les tenait avec soin
je les saisis un à un
de 1936 à 1999
une seule année manque
1962
les côtes d’Algérie déjà au loin
douleur dans les regards
un seul souvenir
le soulagement d’échapper à la violence
ma sœur mon frère et moi comprendrons plus tard
nous ne partions pas vers une France de vacances
mais vers une terre d’exil
les étrangers
arrivés les premiers à l’école
agrippés à nos cartables neufs
quelle fraîcheur inconnue en ce matin de septembre
nous hésitions à rentrer
à nous séparer
et si de là encore
nous devions fuir
tout seuls retrouverions-nous l’hôtel
non la Méditerranée de ce côté-là
ce n’était pas une vraie mer
ce n’était pas la leur
mes grands-parents préféraient lui tourner le dos
et tant pis pour le contre-jour
tout à l’heure ma grand-mère supplierait
ramenez-moi à Oran s’il vous plaît
rendez-moi les clés de la place des Victoires
étonnée qu’autour d’elle on se mette à pleurer
je me bouchais les oreilles
je m’enfuyais en courant
je ne voulais plus d’Oran
de grands-parents ni de parents
désormais privée d’eux
il me faut revenir dans ce pays
je le sais ils attendent
à moi de trouver les clés
le retour au pays
j’arpente le centre ville
changeant sans cesse de trottoir
espérant fouler par hasard
celui où ma mère et ma grand-mère déambulaient ce jour-là
d’un pas si léger et si gai
serrées l’une contre l’autre
scrutant les façades
cherchant malgré moi aux balcons les silhouettes d’autrefois
je marche seule
les bras ballants sur d’anciennes traces
les larmes au bord des yeux
une voiture freine
le conducteur sourit
vous avez sans doute retrouvé votre ancien domicile
j’arrête là mon escalade du mur de clôture
en équilibre instable
j’acquiesce
entre mensonge et vérité
je cherche la villa aux roses de la photo sépia
espérant follement reconnaître la treille
que le couple âgé avait choisie pour poser timidement
lui endimanché
elle les mains croisées sur le tablier
et sur ses genoux leur chat au regard fier
on va vite prévenir le sous-chef et sa mère
ils sont de retour
les lointains habitants de la gare
-vieux enfants de l’ancien sous-chef –
sur le palier
nous n’osons pas y croire
immobiles
quelqu’un appuie sur la sonnette
tout doucement
des pas
nous reculons
soudain prêts à fuir
nous ne voulons pas vous déranger
et puis nous n’avons pas beaucoup de temps
Aïcha ouvre grand la porte
nous pousse dans le couloir
vous êtes ici chez vous
je trébuche
j’ai dix ans
je fonce en trottinette jusqu’à ma chambre
je m’invente des histoires avec les motifs des carrelages
un train siffle s’ébranle et s’il allait sauter sur une mine
une voix nous appelle
je la connais à peine
je la connais depuis toujours
je me dirige les yeux fermés vers la salle à manger
c’est l’heure du goûter
du thé et des gâteaux
est-ce que votre mère connaissait cette recette
oh me blottir contre elle
maintenant Aïcha nous accompagne sur le trottoir
jure-le moi
tu iras sur la tombe de tes parents
tu leur diras que tu es revenue
agite la main
le taxi s’éloigne
elle tremble dans le rétroviseur et puis s’efface
pour laisser apparaître celle qui autrefois
sur le même trottoir
vérifiait une dernière fois les cartables
plaquait une mèche rebelle
aujourd’hui
plus de traces de l’exil de mes parents à Montpellier
qui dort dans la chambre où le corps raidi de mon père
attendait d’être mis en terre
quelles pâtes lèvent maintenant au-dessus du radiateur dans le placard
de quels nouveaux parfums la cuisine s’emplit-elle
les oiseaux viennent-ils toujours se désaltérer entre les pavés disjoints
de l’allée sous le cerisier
la maison vide a été vendue
ma sœur mon frère et moi poursuivons notre route
le printemps venu elle choisit pour son jardin les fleurs les plus rares
il a remplacé le violoncelle par l’accordéon
mes étagères débordent de cahiers carnets albums
mantecaos et mounas embaument nos maisons
nous nous sommes partagé la poignée de terre du jardin de Sidi Bel Abbès
habités par les mêmes peurs et les mêmes souvenirs
nous cherchons partout
des écoles
des gares
des parfums
des fantômes
ici
là-bas
souvent nous ne trouvons plus rien
nous repartons alors
plus loin
Elisabeth Trouche novembre 2007
Algérie