Mon premier contact avec Besançon a eu lieu il y a exactement cinquante ans, presque jour pour jour, à l’aube d’un matin froid du mois d’Octobre 1960 en débarquant à la gare (Besançon Viotte) par le train de nuit de Marseille.
Je venais à Besançon pour entreprendre des études supérieures de chimie. Mon séjour a été bien organisé, puisque j’avais en poche l’accord pour une inscription en MPC (Mathématiques, Physique, Chimie) à la faculté des sciences, une bourse d’études plein taux (25.000 anciens Francs par mois) et surtout une chambre à la cité universitaire Quai Veil-Picard. Contrairement au cliché très répandu rapporté dans les récits de voyageurs, je ne peux pas dire que je suis arrivé à Besançon à l’aventure ou par hasard.
Bien avant l’obtention de mon Baccalauréat Mathématiques Elémentaires en Juin 1960, j avais déjà choisi de faire des études supérieures en chimie. Je voulais plus exactement être ingénieur chimiste. Après moult recherches sur les écoles d’ingénieurs, mon choix s’est fixé sur l’Institut de Chimie de Besançon qui proposait un cycle d’études de trois ans avec recrutement sur dossier des candidats admis en MPC. Donc pas de concours. Je ne tenais pas, après un long et dur internat de huit ans comme enfant de troupe entre l’Ecole Militaire Préparatoire de Koléa en Algérie (5ans) et celle d’ Aix en Provence (3ans) à faire encore deux années de classes préparatoires comme une bête à concours pour intégrer une grande école. La formule proposée par l’Institut de Chimie était attrayante pour ne pas dire dilettante et sans risque, comparée à celle des classes préparatoires (Maths Sup-Maths Spé). Quand, j’ai fait part à mon père de mon projet d’aller étudier à Besançon, il m’a encouragé en se rappelant que j’avais eu un oncle qui y avait vécu heureux parait-il, et qui y était même enterré ! Cela m’a rapproché de cette ville et conforté dans mon choix.
C’est en taxi bien sûr que je me suis rendu avec mes deux valises à la cité universitaire Quai Veil Picard, où la bonne et brave Mme Ménetrier qui était déjà à son poste à la réception m’accueillit. J’ai pris possession de ma chambre double que je devais partager comme convenu avec mon camarade d’école Mohamed Rouighi, non encore arrivé.
Le repérage des lieux à Besançon a été très rapide. Il ne m’a pas fallu plus d’une journée pour cela : La cafétéria et le restaurant universitaire de la cité d’abord, la faculté des sciences et la bibliothèque universitaire au 32 rue Mégevand, avec évidemment l’incontournable Bar de l’U, juste en face.
Le trajet cité universitaire-fac des sciences a vite été testé : 15 mn à pied. Dès la sortie de la cité, il fallait traverser le Pont Canot, filer tout droit puis longer l’hôpital, tourner à gauche sur la rue de la préfecture, puis tourner enfin à droite sur la rue Mégevand jusqu’à l’Université. C’est incroyable, mais durant tout mon séjour de trois ans à Besançon je n’ai pas pris une seule fois le bus ! Tout était au centre ville, à portée de pied : le logement, la faculté, les administrations, les magasins, les loisirs : cinémas, bars, bals, parcs de promenade, et même la citadelle de Vauban
Après le repérage des lieux, vint la recherche des compatriotes étudiants algériens. Au bout de 3 jours personne en vue, mais le soir, un grand brun de type nord-africain nous aborde Rouighi et moi à l’entrée de la cité, et nous interpelle en arabe : Vous êtes tunisiens ? Non, nous sommes algériens. Ahlen oua sahlen (soyez les bienvenus). C’était Azzeddine Mrad, un étudiant tunisien en chimie, qui nous invite aussitôt à aller prendre le thé à la menthe dans sa chambre avec une musique de fond d’Abdelwahab (célèbre et grand musicien Egyptien de l’époque). Nous voilà replongé dans nos sources arabes. Inoubliable soirée qui a été l’origine de notre amitié, encore vivante jusqu’à ce jour.
Azzeddine nous dresse rapidement la situation à Besançon. Petite ville tranquille, petite fac où tout le monde se connaît. Pas trop de problèmes rapport aux « évènements d’Algérie ».
Il nous confirme qu’il y a très peu d’étudiants nord-africains (4 ou 5 en tout) dont 2 algériens Hamid Hamrakroua et Ahmed Lazib, étudiants en médecine, donc ayant une activité (hospitalière) les éloignant du milieu étudiant. C’était avant l’arrivée tardive de ce que j’ai appelé la bande des quatre d’Alger : Kamel Fenardji, Réda Belkhodja, Abderrahmane Hamrour et Mohamed Derrough qui s’inscriront aussi en MPC et qui ont mis du temps eux, non préparés et très insouciants, pour se loger définitivement.
Une fois la communauté constituée et installée, la rentrée pouvait avoir lieu et la vie estudiantine commencer avec son cortège de chahut et de chansons paillardes au Resto U, de bizutage et de surenchère entre les « Chimistes » (étudiants de l’Institut de Chimie) et les « Chronos » (étudiants de l’Ecole d’ Horlogerie, devenue Ecole de Chronométrie et de Micromécanique) les uns invectivant les autres. « Qu’est ce qu’un Chrono ? » « C’est de la merde ! » répondaient les Chimistes. « C’est un type énorme avec des couilles énormes et qui trainent par terre ! » reprenaient les Chronos.
Après des années d’internat, de discipline et de privation, je goutais enfin à la liberté et au bonheur de la vie d’étudiant. Le plus surprenant et le plus excitant c’était de voir et d’entendre les filles chanter à tue tête, et plus fort que les garçons les chansons paillardes du genre : « La digue du cul en revenant de Nantes, lève la jambe …. ». On se délectait avec les copains à repérer celles qui chantaient au Resto U, ou à la Caféteria où trônait la mère Barrouillet indulgente « Ah la salope, regarde celle là, ah le con, et l’autre là bas… » Il ne fallait pas s’y méprendre, les chansons paillardes n’était pas un appel à l’orgie et les chanteuses de paillardes ou les zélées du bizutage n’étaient pas les plus dévergondées, loin de là. Rien de mieux que ces scènes de franche et saine camaraderie pour démolir les préjugés et désamorcer les tensions libidineuses.
La question du bizutage a été vite réglée pour les étudiants étrangers, plus particulièrement les africains (nord et sud sahariens). Pour des raisons évidentes inhérentes à notre origine, il n’était pas question de subir le bizutage, ni évidemment de le pratiquer.
C’est lors de la constitution des groupes de TP, lorsque l’assistante de chimie Mme Goguely dont je suis devenu le chouchou a demandé dans l’amphi aux bisontins de se faire connaître, que j’ai appris qu’il s’agissait des habitants de Besançon Je me demandais que venait faire ici Byzance !
Au mois de Novembre les cours et TP étant bien avancés, les activités culturelles pouvaient démarrer. Chaque mercredi soir il y avait soit une boum (bal organisé par chaque corporation d’étudiants) soit le ciné club. C’était l’époque de la nouvelle vague française avec la sortie de « Jules et Jim » de François Truffaut et du cinéma italien avec « la Dolce Vita » de Fédérico Fellini, mon cinéaste préféré.
Le samedi, l’espace estudiantin (cafétéria, resto U, bar de l’U) se vidait des étudiants de la région (Franche Comté, Jura ….) qui allaient passer le week-end chez leurs parents. Nous étions obligés, avec les camarades français des autres régions et les étudiants étrangers (Africains, Iraniens…) de sortir de notre microcosme et aller à la ville, vers le peuple, faire la Grand rue, et le soir pour certains, aller danser à Grandvelle avec « la canaille », terme que nous utilisions pour désigner les non étudiants. Nous étions imbus de nous-mêmes, impertinents et provocateurs, mais pas méchants. Il y avait un beuglant qui alternait invariablement une série de tangos, suivie après une transition plus ou moins bien « huilée », par une série de pasos doble, ensuite par la série de slows, très attendue par les amoureux et ceux venus faire une conquête, et enfin par une série de rocks qui dégageait aussitôt la piste, ne laissant que les danseurs chevronnés dont je faisais partie.
Moi ma danse préférée était le boléro, danse plus rythmée que le slow car accompagnée par la tumba, mais qui permettait une bonne approche avec la cavalière et qui se terminait inéluctablement par un chachacha
Mortels dimanche à Besançon où on se retrouvait entre étudiants étrangers à errer en ville, en longeant les quais du Doubs, puis en traversant le pont Battant pour emprunter la Grand’ Rue, passer par Grandvelle et la statue de Victor Hugo dans le parc, pour finir chez Mado au bar de l’U faire des parties de flippers (billard électrique) en écoutant au juke box les rengaines de l’époque. Vivement lundi, le retour des copains et copines, le retour à la vie normale
Pour les vacances de Noel, l’UNEF proposait à des prix très abordables des séjours dans les stations de ski. Avec mon ami Azzeddine nous choisissons d’aller à Garmasch Partenkirchen, station de ski la plus huppée d’Allemagne rien que ça, histoire de nous dépayser. Comme nous n’avions pas réservé nos places à l’avance, il a fallu l’intervention de Jean Ponçot qui a mis tout son poids de Président de l’Association des Etudiants de Besançon (AGEB) pour nous inscrire. Nous avons rejoint en habit de ville et sans aucun matériel de neige, le groupe venant de Paris à la gare de Belfort.
-D’où vous venez vous ? nous demande l’accompagnateur du groupe et où sont vos skis ?
-De Besançon avons-nous répondu.
-Il y a une fac à Besançon ?
Il est vrai qu’à l’époque, parmi les vingt universités de France, Besançon était avec Caen l’une des plus petites, mais une des plus sympathiques.
Jean Ponçot, figure emblématique du milieu étudiant bisontin et militant anticolonialiste très engagé pour la paix en Algérie était à l’avant-garde de la défense des droits de l’homme et des valeurs humanistes de la France. Il y avait trois courants dont deux dominants, les cathos (calotte chantante ou de gauche), les cocos (jeunesse communiste) et les fachos (jeune nation) ces derniers étant vraiment minoritaires.
Je n’ai jamais senti une hostilité quelconque à mon égard, ou subi une discrimination durant mes trois années passées à Besançon. Je me sentais en sécurité dans le milieu étudiant, protégé à la cité par les franchises universitaires et la sympathie de la grande majorité des étudiants français.
La communauté estudiantine algérienne de Besançon bien que très réduite durant l’année 1960-1961 s’est organisée au sein de la section universitaire (SU) de la Fédération de France du FLN. On se réunissait régulièrement pour s’informer de la situation et suivre les directives concernant la conduite à tenir. On était chargé de sensibiliser les camarades français sur le problème algérien et on contribuait financièrement par une cotisation mensuelle de 1000 anciens francs (10 NF). Au début de l’année 1961 un appel aux étudiants algériens (volontariat) pour rejoindre l’ALN a été lancé par la Fédération de France.
Pour ma part je n’y ai pas répondu sans état d’âme. Cela ne faisait que 4 mois que je venais de commencer mes études et je comptais les mener à terme, pour ensuite me mettre au service du pays. Aucun étudiant de Besançon n’a répondu à cet appel, contrairement à d’autres universités.
L’hiver 1961 a été l’un des plus froids du siècle en France, au point où le Doubs avait gelé et était devenu une immense patinoire pour les enfants. De la cité universitaire, nous assistions bien au chaud à ce spectacle surréaliste.
Besançon était peut être la plus petite faculté de France, mais, elle disposait du meilleur Professeur de chimie générale de France et de Navarre en la personne de J Bernard. Nous avions eu grâce à lui le privilège de bénéficier à l’époque, en première année de licence au certificat de chimie générale I (atomistique et liaisons chimiques) d’un enseignement de mécanique quantique avec l’approche du formalisme des opérateurs qui n’a été enseigné dans les autres facultés qu’après la création du DEA (Diplôme d’Etudes Approfondies) en 1964. Comme il n’y avait aucun assistant capable d’assurer les travaux dirigés, et pour cause, Monsieur Bernard les faisait lui-même, ce qui ne gâchait rien. En deuxième année de licence, au certificat de chimie générale II, il enseignait la thermodynamique chimique selon De Donder-Prigogine avec le concept de l’affinité chimique. J’ai conservé à ce jour mes cahiers de cours qui m’ont d’ailleurs servi au début de ma carrière d’Assistant à la Faculté des Sciences d’Alger.
En Physique, il y avait Ubersfeld « Monsieur horloge atomique» que j’ai eu comme professeur au certificat de physique expérimentale (phy-ex). Parmi les professeurs des autres disciplines, je ne peux oublier François Chatelet, professeur de mathématiques, Président du Comité Maurice Audin (jeune mathématicien français assassiné en 1957 à Alger par les parachutistes et dont le corps n’a jamais été retrouvé comme Larbi Ben Mhidi) marchant avec sa longue mèche blonde, en tête des manifestations.
Avec l’arrivée du printemps et l’approche de l’été, les berges du Doubs devant la cité universitaire étaient envahies d’étudiants venant lézarder au soleil, après le café du repas de midi.
En semaine le mercredi soir, on se payait même le luxe d’aller au Casino de Besançon (le Casar) l’un des établissements les plus sélects qui faisait une réduction pour les étudiants pour l’entrée à la boite de nuit ! Pour 300 anciens francs (le prix d’un ticket de cinéma) on écoutait le groupe de Jazz (américain) de passage et on faisait parfois quelques pas de rock quand il y avait un bon swing.
Mais l’arrivée de la belle saison fin mai-début juin sonnait l’approche des examens. Sérieux et studieux que j’étais, je passais les après- midi à la bibliothèque universitaire (la Bibale) à faire des exercices de maths et de physique systématiquement sur chaque chapitre, en ne laissant rien où la main ne passe et repasse. Je me permettais tout de même vers 16 h une petite pause au bar de l’U où je m’offrais, soit un chocolat au lait accompagné d’un chausson aux pommes, acheté dans la pâtisserie juste à côté de la fac, soit une de mes deux boissons préférées (diabolo menthe ou lait fraise). Pas de bière ni blanc cassis, je ne buvais pas d’alcool à l’époque, non par conviction religieuse mais tout simplement par goût. Comme tous mes camarades musulmans je ne mangeais pas de porc. D’ailleurs, au resto U, il était prévu un plat « spécial musulman ». En arrivant avec le plateau devant la petite lucarne de service, il fallait se signaler au cuistot qui ne pouvait pas nous voir, en criant à cause du tumulte « Musulman ! », et lui qui répondait assez souvent « C’est du veau ! »
Les examens à l’ époque étaient un véritable parcours du combattant avec trois haies : l’écrit, les travaux pratiques et l’oral. Il fallait avoir la moyenne à l’écrit qui comportait pour chaque matière une épreuve de 3 heures, pour être admissible aux épreuves de travaux pratiques et ainsi de suite pour l’oral. Compte tenu du nombre élevé d’étudiants, les épreuves écrites en MPC avaient lieu au Kurssal, salle de bal, et de spectacles avec la présence de pompiers comme l’exige la réglementation en cas d’incendie. C’était surréaliste de plancher en maths dans une salle où l’avant-veille il y avait le bal de l’amicale des pécheurs du Doubs, une opérette italienne ou un concert d’Yves Montand !
Fin Juin, résultats des examens de MPC. J’étais reçu avec mention Assez Bien (classé
4 eme par ordre de mérite) et donc admis de ce fait à l’Institut de Chimie. J’étais très content de voir mes efforts récompensés et de partir tranquille en vacances d’été en Algérie.
.J’ai renoncé à intégrer l’Institut de Chimie, dès lors que la plus part des enseignements étaient communs à ceux de la licence. J’ai préféré pour être plus libre, et parce que je n’aimais pas l’ambiance « boîte » qui régnait à l’Institut de Chimie, m’inscrire en licence de chimie à trois certificats (chimie générale I, physique expérimentale et chimie organique).
La rentrée universitaire 1961-1962 verra l’arrivée à Besac d’une douzaine d’étudiants algériens, parmi eux mon ami Abderrahmane Benameur venu s’inscrire en MPC. Les filières choisies par les nouveaux venus étaient diverses : médecine, propédeutique lettres, droit. On avait alors atteint la taille critique pour constituer une section universitaire du FLN formée de 4 cellules de 3 militants chacune, organisées en deux groupes selon les règles de fonctionnement d’une organisation « clandestine », pyramidale et cloisonnée. .
Le chef de la section était Kamel Fenardji et les deux chefs de groupes Réda Belkhodja et moi-même. C’était une « promotion » fulgurante pour moi par rapport à ma position de militant de base de l’année précédente
Nous étions disciplinés et assidus aux réunions hebdomadaires qui avaient lieu d’ailleurs, le plus souvent tranquillement dans une chambre de la cité universitaire, le samedi après- midi.
Le mot d’ordre récurrent était vigilance, vigilance. En fait il n’y avait pas de véritable menace à cette époque de la part de la police dans notre cocon estudiantin, ce qui n’était pas le cas pour le milieu ouvrier avec lequel nous n’avions pas de contact en vertu de la règle du cloisonnement. Il est vrai que nous ne présentions nous non plus, aucune menace vis-à-vis de la sécurité intérieure française, nous n’avions ni armes ni bombes, mais uniquement de la littérature subversive (journal El Moudjahid, tracts …).
C’était le temps du romantisme révolutionnaire, avec comme référence idéologique les « Damnés de la terre » de Frantz Fanon qui venait de paraître chez Maspéro.
En Avril 1961, le coup de force à Alger du «quarteron de généraux en retraite » a isolé pendant une semaine l’Algérie de la métropole (pas d’avions, pas de courrier) et en faisant vaciller la République a commencé à faire basculer l’opinion française en faveur de l’indépendance de l’Algérie.
Durant l’année universitaire 1961-1962, je me retrouve en licence de chimie avec une bourse de 32000 anciens francs (320 NF). Mon train de vie s’est nettement amélioré, au point de me permettre d’occuper une chambre individuelle à la cité et même, de me payer un séjour à Paris en compagnie de Benameur durant les vacances de Noël.
A notre arrivée à Paris, en allant chercher une chambre d’hôtel dans le quartier de Montparnasse, deux flics en civil nous interpellent dans la rue de la Gaîté:
-Eh là vous deux, Police, vos papiers !
Après nous avoir fouillés, ils nous demandent :
-Qu’est ce que vous faites?
-Nous sommes étudiants à Besançon
-Qu’est ce que vous venez faire à Paris ?
-C’est les vacances de Noël, nous sommes venus visiter Paris.
-C’est bon, circulez !
Drôle d’accueil pour notre premier séjour dans la capitale. Il est vrai que le souvenir des manifestations d’Algériens du 17 Octobre 1961 à Paris, réprimées d’une manière sanglante était encore frais. Cela ne nous a pas empêché d’aller passer une soirée au Slow Club, une cave de Jazz à la rue de Rivoli où jouait le célèbre clarinettiste Claude Luter (style New Orléans) et d’aller au cinéma voir Lawrence d’Arabie qui venait de sortir en exclusivité.
La journée anticolonialiste était commémorée chaque année le 21 février. En 1962, il avait été décidé de la consacrer à l’Algérie, et c’est André Mandouze grand militant pour la paix et l’indépendance de l’Algérie, à l’époque enseignant à l’Université de Strasbourg (où il était assigné à résidence) qui a été invité pour animer la conférence débat, et qui à cette occasion nous a dédicacé son livre « La révolution algérienne par les textes ».
Quelques temps après c’était la signature des accords d’Evian et la proclamation du cessez le feu en Algérie. La vigilance s’imposait davantage durant cette période où l’OAS semait la terreur dans les grandes villes algériennes et perpétuait des attentats même en Métropole.
Le 5 Juillet 1962 nous avons fêté l’indépendance de l’Algérie dans la cour du foyer des ouvriers algériens, par une cérémonie symbolique de levée des couleurs, tous au garde à vous au son de l’hymne national « Qassaman » diffusé par les hauts parleurs d’un tourne disque.
L’après midi, nous avons été invité chez le frère aîné de Mohamed Derrough installé en famille à Besançon, pour prendre le thé avec des gâteaux algérois.
Après les joies de la fête, les appréhensions quant à l’avenir du pays commençaient avec les luttes pour le pouvoir entre l’ALN et le GPRA. La conséquence, c’est que la Fédération de France du FLN, sans doute pour peser dans cette lutte, nous a interdit de rentrer en Algérie. Finalement, contrairement aux vacances d’été des années précédentes, je n’ai quitté Besac qu’à la fin du mois de juillet 1962, avec en poche le succès à deux certificats de licence (chimie générale I et physique expérimentale).
A la rentrée 1962-1963, nous sommes algériens de nationalité, mais encore français pour la bourse (la mienne d’un montant de 320 NF a été renouvelée).
De nouveaux étudiants algériens arrivent, mais d’anciens, dont mes premiers compagnons (Fenardji, Belkhodja, Hamrour et Derrough) vont repartir poursuivre leurs études à l’Ecole Nationale Polytechnique d’Alger, répondant à l’appel du ministre algérien de l’éducation nationale Benhamida. Quant à moi, je me retrouve en 2eme année de licence. Je m’inscris aux certificats de chimie générale II et de chimie minérale, et contre toute attente je choisis comme certificat à option mécanique générale, tout simplement par ce qu’il était semestriel. Comme pour la première année de licence, je me suis organisé pour passer un certificat en février, un autre en Juin et le troisième à la session d’octobre. J’étais le seul chimiste à faire un certificat de maths, et à réussir à l’obtenir du premier coup avec la mention bien. Il est vrai que la mécanique générale n’est pas considérée par les puristes comme de la mathématique.
J’ai quitté la cité universitaire pour occuper avec A .Bouchène nouvellement arrivé d’Alger et inscrit en propédeutiques lettres, une chambre en ville. C’était une très grande chambre, avec entrée indépendante, située sous les toits d’un hôtel particulier du XVIII eme siècle à la Place Jean Cornet. On pouvait lire à l’entrée, sur la plaque apposée sur le mur :
« Dans cet Hôtel est né le 1er Mai 1839, le Comte Hilaire de Chardonnet, savant inventeur de la soie artificielle. ». J’étais fier de mon nouveau domicile, et heureux d’y recevoir les copains et les copines. On y organisait même des boums.
C’était ma troisième année à Besac, je devenais un ancien et donc éligible et finalement élu au poste de Président de l’Association des Etudiants Musulmans Nord africains (AEMNA). L’Algérie étant indépendante, il a été convenu avec l’UNEF de consacrer la Journée Anticolonialiste du 21 Février 1963 à l’Angola, qui était alors en lutte pour son indépendance.
Je me devais avec mon collègue malien Moussa, Président de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (FEANF) d’organiser cette journée et d’accueillir le conférencier invité (le représentant du MPLA à Paris) qui devait arriver par train. En attendant le conférencier à la gare, je demande malicieusement à mon camarade Moussa :
-Comment allons nous reconnaître le conférencier, nous n’avons même pas une photo de lui ? -Ecoute Benali, c’est très simple, le premier négro qui descend du train de Paris, on lui saute dessus, ce sera lui !
-Hé oui, bien sûr ai-je répondu en souriant.
Le train de Paris arrive et aucun négro n’en descend. C’est la stupeur, pour Moussa et moi, notre conférence allait être annulée. Soudain, quelqu’un au teint basané, mais manifestement de race blanche, nous interpelle avec un accent inhabituel en Franche Comté:
-Je présume que vous êtes les Présidents de la FEANF et de l’AEMNA, je suis le représentant du MPLA.
-Oui c’est bien cela, bienvenue, bienvenue à Besançon avons-nous crié en cœur, soulagés.
Ce jour là j’ai appris que tous les angolais n’étaient pas noirs.
L’année universitaire s’est écoulée tranquillement, et la fin de mon séjour à Besac approchait avec le pincement de cœur au moment des adieux. J’avais en effet décidé de rentrer au pays. Il ne me restait qu’un seul certificat (Chimie minérale) dont je comptais passer l’examen à la session d’octobre. Je décide de rentrer par Alger en bateau, et non par Oran en avion comme les étés précédents. C’est bien connu, la vue d’Alger à l’arrivée par bateau est féérique.
J’étais attendu par Fernadji et Belkhodja qui m’ont invité chez eux en famille. C’est durant cet été algérois que ma carrière s’est décidée. Le Professeur R. Sauterey, l’un des premiers coopérants français à la faculté des sciences d’Alger, me propose juste après mon succès à la session d’octobre à l’examen du certificat de chimie minérale passé à Alger, un poste d’assistant alors que mon projet initial était de faire une année de spécialisation à l’Institut Français du Pétrole pour être ingénieur. J’ai finalement accepté le poste d’assistant en chimie à la faculté des sciences et de m’établir à Alger. C’était le début de ma carrière universitaire, carrière qui se poursuit encore jusqu’à ce jour…..
Je suis passé à Besançon, mais en coup de vent, l’année suivante en Août 1964 pour assister à Damparis (un village près de Dôle) au mariage de Benameur avec Françoise Coudor, étudiante en histoire- géographie à Besançon.
Je n’ai plus revu Besançon depuis, jusqu’à l’année 2000 où je suis revenu en prospection pour l’inscription de ma fille Dounia au DEA de biologie moléculaire, commun aux Universités de Besançon et de Dijon.
Quarante après, le destin me conduit à nouveau à Besançon et me fait revivre non sans émotion ma vie d’étudiant.
Je débarque en juillet 2000 à la gare de Besançon Viotte où je suis accueilli par mon ancien camarade de fac à Besac, collègue enseignant de chimie en qualité de coopérant à l’Université des Sciences et de la Technologie Houari Boumediene d’Alger pendant plusieurs années, et fidèle ami, Pierre Couchot. Une journée seulement m’a suffit, pour revisiter, avec lui tous les lieux ; la cité universitaire, l’ancienne faculté de la rue Mégevand et le bar de l’U, la bibliothèque universitaire au fronton de laquelle j’ai eu la surprise de trouver peint sur le mur, inspiré de la fameuse photo qui a fait le tour du monde, une représentation de la bouleversante « Madone de Bentalha » ( village non loin d’Alger) une mère en pleurs après le massacre de ses enfants en 1997. Pierre Couchot, actuellement en retraite, continue toujours à militer et à perpétuer les traditions humanistes françaises, faites de solidarité avec les peuples en lutte (palestiniens) et de défense des droits et libertés des étrangers en France (parmi eux beaucoup d’algériens)..
Lors de ma dernière visite en Novembre 2001, j’ai tenu à loger dans une chambre de passage à la cité universitaire du Quai Veil Picard. Rien n’avait changé, pas même la couleur bleue et beige de la peinture du couloir et des chambres. Seul le resto U a été relooké en genre de fast food américain, pas d’un très bon goût.
Avant de quitter Besançon, je n’ai pas manqué évidemment de prendre la photo souvenir de Dounia devant la cité universitaire au bord du Doubs. Mon bonheur est de pouvoir vivre encore une quinzaine d’années, pour avoir l’occasion de prendre en photo au même endroit, l’un de mes petits enfants, encore faut il qu’il ait l’heureuse idée d’aller faire ses études à Besançon….
Alger le 05 Novembre 2010
Témoignage d’Ouassini BENALI BAITICH, Professeur de Chimie à l’Université des Sciences et de la Technologie Houari Boumediene (USTHB) d’Alger, 2010.
Algérie
Besançon, France