Sans art, la vie est morte

D’apparence frêle, ses petits yeux noirs pétillants disent que, au contraire, elle a une force très ancrée, naturelle. Elle fait penser à une rivière longue et étroite qui irrigue la terre, les cailloux et tout ce qui est sur son passage. Sans effort et sans contrainte. Simplement. Comme dans ses photos. Et, mine de rien, on se sent irrigué à son tour d’une évidence : vivre la vie qui nous est donnée.

La découverte de la chambre noire
Je suis Vân, je viens du Vietnam. Je suis venue en France, début novembre 2005 à Belfort, pour étudier la photographie. Au Vietnam il y a très peu d’écoles de photo et c’est très cher. Comme une de mes sœurs était déjà en France, à Belfort, elle m’a aidée à m’inscrire en classe préparatoire à Belfort, puis dans le département de photographie à Paris 8, pour une licence 3. J’y ai découvert ce que j’ai toujours voulu apprendre sur la photo, surtout sur la chambre noire.

Rentrer ou rester
Après la licence, j’avais envie de travailler et je suis rentrée au Vietnam. J’ai travaillé dans une agence de publicité. Au Vietnam, la vie est totalement différente. Une fois qu’on a fait des études, on travaille mais on n’a pas le temps de vivre, de réfléchir sur sa vie.

Pendant mes études en France j’avais rencontré mon mari, qui avait sa vie, son travail. Il voulait que l’on se marie et qu’on ait des enfants. C’était un dilemme pour moi, je voulais travailler, commencer ma carrière dans mon pays. Mais j’avais aussi envie de vivre avec lui et d’avoir des enfants. Mais il ne parlait ni anglais ni vietnamien. Quitter la France et construire sa vie au Vietnam pour lui c’était trop risqué. Alors j’ai fait le choix de me marier et de vivre en France. Auparavant, j’avais beaucoup travaillé, j’ai voyagé au Vietnam et en France. Je pouvais imaginer de faire une pause. Je savais que je ne pouvais pas trouver quelqu’un de mieux que Jean-Marie. Un homme avec un grand cœur. Il adore ma culture, ma famille. Il m’a ouvert vers une pensée humaniste.

Le mariage de Vân, avec son père et sa grande mère paternelle

S’ouvrir au monde
Avec du recul, on voit mieux notre pays, notre passé. Je suis rentrée en France, à Besançon, et j’y suis depuis 2011. En France je pouvais aussi vivre, avoir une famille, le temps de m’en occuper. Nous avons un garçon de 6 ans, Tung-Lam. Mon mari aussi a une double culture, un franco-italien né à Montbéliard. Sa famille est très ouverte, humaniste. J’ai appris beaucoup de choses de lui sur la société, les « petites gens ». Sa mère est d’origine italienne ce dont il est très fier. Son père a écrit l’histoire de sa femme, un document très touchant.

Paris illumine
J’étais un temps vendeuse de fleurs le week-end, quartier rue Coquillière, Paris 1er arrondissement. Il y avait des clients réguliers comme une dame qui venait souvent acheter une petite fleur ou bien parler avec moi de son fils en prison, de son divorce. C’était loin d’un Paris chic et riche que l’on s’imagine. Un jour, je lui avais proposé de faire son photo portrait. Et cette rencontre a débuté mon choix artistique dans mes projets photographiques plus tard.

Je découvrais alors la vie des gens pauvres ou bien des gens simples. J’avais envie de les rendre visibles, de faire leurs portraits. Au Vietnam, on montre plutôt la gloire, les gens célèbres. Toujours les mêmes styles de portraits, de paysages. On ne peut pas proposer quelque chose de différent et d’original. La photo d’art n’a pas sa place. J’avais mis mes photos « françaises » sur un site web vietnamien et cela n’a pas marché du tout : une dame âgée, tout nue. Je les ai vite retirées. L’administrateur de web a jugé que ça ne correspondait pas à la culture vietnamienne.
Et je trouve que maintenant même en France, la société aussi ignore les petites gens comme cela.

Mon enfance
Je suis née à Ho-Chi-Minh Ville, je suis une fille de la ville. J’ai deux frères et trois sœurs.
Quand j’étais petite, je me sentais toujours un peu différente. Les enfants aimaient aller dans des parcs d’attraction, les lieux publics, dans des magasins. Moi, j’adorais aller chez mon oncle, dans son village, j’adorais les promenades dans la forêt.

Et la vie prend le dessus et s’impose inévitablement
Mes parents sont toujours en vie. Ils étaient paysans, assez riches, leurs parents avaient des terres. Ma mère est devenue orpheline très tôt, vers l’âge de 10 ans. Pendant la colonisation française, mon grand-père maternel a été obligé d’entrer dans l’armée française, il a été tué, comme tant de jeunes hommes. Ma grand-mère maternelle était frappée à mort car elle n’a pas voulu donner ses terres aux hommes de pouvoir dans son village. Finalement, la famille a tout perdu, ses hommes et ses terres. Du côté de mes grands-parents paternels, les producteurs de soie, leurs trois maisons avaient été toutes bombardées, mais heureusement, ils n’ont pas perdu leurs hommes.

Je ne les ai jamais entendus se plaindre ou bien avoir la haine de ce qui leur est arrivé.
C’est maintenant que cela me questionne, comment cela était possible ? La famille qui a causé la mort de ma grand-mère n’habite pas si loin de chez nous. Et les Français, les Américains féroces ? Mon cousin m’a expliqué que c’était la société à l’époque. Si ce n’était pas eux, cela aurait été quelqu’un d’autre, inévitablement. Donc concentre-toi sur toi, sur ta famille, et on avance. Un point intéressant en observant ma mère et ses deux sœurs. Ses beaux-frères étaient communistes et morts pendant les combats. Mon père, qui préférait le régime américain après la guerre de 1975, était un petit soldat de ce gouvernement, donc capitaliste. Mais cela n’a pas empêché les trois familles de tout construire ensemble.

Ma mère avec ses deux soeurs

Les trois sœurs et le petit Tung-Lam
De la famille de ma mère, il restait trois sœurs qui s’entraidaient beaucoup. Elles ont réussi à partir, 1000 km de leur village, vers la grande ville du Sud, Saïgon, où mes parents ont créé un atelier de textile. Quand j’étais petite je me souviens, ma grand-mère paternelle racontait ces nuits quand elle chantait sous la lune en nourrissant des vers à soie. Mes parents ont continué le métier du textile, mais industriel. Et quand je suis venue en France, une amie française m’a montré chez elle un objet ancien. C’était une navette de tisserand en bois, la même que dans notre atelier familial !

Les immigrés dans leur pays
C’était extrêmement difficile d’obtenir les papiers quand on n’était pas nés à cet endroit. Au Vietnam chacun devait rester là où il était né. Mes parents ont malgré tout réussi à s’installer à Saigon pendant la guerre civile (américano-vietnamienne) et obtenir le livret de famille, en fait « citoyens de la ville ». On nous appelait « les immigrés » car on n’a pas les mêmes droits si l’on est né en ville ou à la campagne. Ils ont quand-même réussi à créer tout un quartier… Les enfants heureusement n’ont pas été obligés de faire le même métier que leurs parents. Dans ma famille, on est libres, chacun fait comme il veut. Je pense que cela nous a été donné par notre mère. Adolescente, je voyageais beaucoup au Vietnam mais je voulais découvrir le monde. Ma sœur de Belfort m’a beaucoup aidée. Tout le monde n’a pas cette chance.

Besançon comme point d’ancrage

Un des 19 portraits de l’exposition « Des visages, des objets, des racines » réalisée par Vân pour Miroirs de femmes

J’habite Planoise, je fais des projets de quartier, je crée des liens. Quand mon enfant était petit, j’avais le baby blues, alors je m’étais dit que je devrais m’ouvrir, rencontrer les gens. J’ai fait deux expositions de portraits, dont une avec l’association Miroirs de femmes (N.D.L.R. : dont elle est une membre active). C’était bien.
J’ai deux nouveaux projets dans ma tête. Mon fils sera au CP l’année prochaine, je travaille beaucoup avec lui, il est un peu distrait. Comme il est doué au piano, je l’encourage à travailler, mon mari étant occupé. Dans un an, je vais sans doute me mettre à travailler à mon compte, j’aurai plus de temps pour moi.
Je tiens beaucoup à une vie saine, savoir pourquoi je vis, profiter de ma famille, développer mes projets personnels.

Besançon est assez petite et assez grande à la fois. J’étais à Paris pendant 4 ans, mais j’étais contente de la quitter. Il me manquait un réseau humain où l’on peut parler et échanger les uns avec les autres, comme ici à Planoise.

Le choix du commun
Au Vietnam, c’est une société très mixte, multi-religieuse, multi-ethnique. On ne dit jamais du mal des autres. Tout le monde vit sa vie, pratique ou pas sa religion. Cela me paraissait évident. Mais c’est loin d’être le cas partout. Ce qui m’inquiète ce n’est pas mon avenir, mais notre avenir commun, comment notre société va s’organiser face aux flux migratoires p.ex., à la violence. De ce fait, je m’ouvre à la politique, à la société.

Entretien avec Thi Vân Cartier, recueilli et transcrit par Douchka Anderson, mai 2018

Hồ Chí Minh, Hô Chi Minh, Vietnam

Belfort, France

Votre navigateur est dépassé !

Mettez à jour votre navigateur pour voir ce site internet correctement. Mettre à jour mon navigateur

×