Si tu me lâches, je suis perdue, je ne sais même pas comment rentrer

Yamina m’accueille avec douceur et réserve. Peu à peu, la distance se dissout, nous nous rencontrons.
Au Maroc, elle avait 5 frères et 3 sœurs. Elles est arrivée en France en 1979, en août.


Son beau-père avait fait la guerre « avec le France », il a ramené sa femme et son fils au Maroc en vacances.
Le jeune homme a demandé le consentement aux parents de Yamina, mais c’est elle qui a accepté le mariage.
Ses parents ne l’ont pas forcée. Il lui plaisait. Au Maroc, cependant, on dit que c’est toujours mieux de se marier avec son cousin.
Maintenant la femme peut demander le divorce. Si elle est malheureuse, elle retourne chez ses parents et le mari essaie d’arranger les choses avec eux. Au bout de trois fois la séparation est admise.

Ils se sont mariés. Ils avaient 18 ans tous les deux. Elle est venue tout de suite en France car son mari y travaillait. Yamina ne savait pas dire bonjour. Elle ne pouvait pas aller acheter son pain, ni amener ses enfants chez le médecin. Au Maroc, elle n’avait pas appris à lire et écrire. Sa Grand’mère, qui décidait pour toute la famille, pensait qu’une femme n’en n’avait pas besoin. Ses frères et sœurs qui ont suivi, eux sont allés à l’école. Lorsqu’elle a quitté le Maroc, son père était triste, il disait : « elle traverse la mer et elle ne sait pas lire ni écrire ».

Arrivée ici, elle ne voyait personne et se trouvait seule entre ses 4 murs. C’était très dur. Et ses yeux sont encore mouillés de larmes en l’évoquant. Elle a habité au début rue de Vesoul et est demeurée seule pendant 3 ou 4 ans en attendant son mari qui rentrait du travail le soir. Personne ne lui adressait la parole. Elle en a encore la chair de poule. Même les voisins ne lui adressaient pas la parole, ne lui disaient même pas bonjour. Elle avait une « peur bleue » sortir dans la rue toute seule.
Au Maroc, ils disaient : » la France, c’est dur ». on garde ça dans la tête. Elle était terrorisée à l’idée de sortir, pensait que si quelqu’un l’attaquait par derrière, elle ne pourrait même pas se défendre, car elle ne savait pas parler. Elle avait le sentiment de se mettre en danger, rien qu’en se mettant à la fenêtre. Elle ne l’ouvrait jamais. Lorsqu’elle était dans la rue avec son mari, elle lui disait : « si tu me lâches, je suis perdue, je ne sais même pas comment rentrer ».Si elle devait emmener son bébé quelque part, son mari devait prendre sur ses heures de travail qui lui étaient décomptées du salaire.
Elle se sentait totalement perdue.

Un jour, elle a rencontré une femme qu’elle voit toujours, en allant faire vacciner sa fille dans un centre PMI. C’est la première personne qui se soit intéressée à elle ; Elle est venue à la maison et lui a montré comment s’occuper d’un bébé. Ensuite, elle a découvert le centre où elle a appris la cuisine et la couture. L’ambiance était bonne ; les femmes venaient de 9 à 16H et chacune préparait la cuisine de son pays. Elles parlaient, échangeaient beaucoup. On lui a appris les mots, les uns après les autres en lui montrant les objets : des ciseaux… Après, elle a continué de « galérer ».

Un jour, elle avait rendez-vous chez l’ophtalmo, elle ne savait pas sur quel bouton elle devait appuyer pour faire ouvrir la porte. Elle est restée une heure devant avant que quelqu’un ne vienne de l’extérieur lui ouvrir. Quand elle est arrivée chez le médecin, il lui a dit que son rendez-vous était passé. Il était trop tard.
Cette image-là, elle la gardera toujours dans sa tête.

Ensuite, elle a appris à lire et à écrire très sommairement à St-Claude, au Centre. Maintenant, elle n’arrive plus à apprendre.
Elle pense dans les 2 langues, mais elle rêve en français On lui a dit que c’était très important. Elle parle très bien.
Parfois, lorsque les gens viennent sonner à sa porte pour lui  vendre quelque chose, elle fait semblant de ne pas comprendre, mais ils lui répondent qu’elle a très bien compris, c’est une ruse.
Elle a obtenu son permis de conduire au bout de la 3ème fois.

Yamina a eu 3 filles qui ont maintenant 23, 20 et 18 ans et un garçon de 17 ans. Elle est heureuse avec ses enfants et sa famille. Elle aime la « France qui lui a beaucoup donné ».
Ce qui demeure chez elle comme un « trou noir » c’est cette heure passée devant la porte du médecin. « Ne pas comprendre la langue du pays où l’on est, c’est comme être sourd »

Elle m’offre ensuite le café et les gâteaux à l’anis et gingembre qui viennent de son pays. Ses filles lui ont demandé d’acheter le livre que nous ferions ensemble. Nous partageons ce moment d’humanité avec beaucoup d’émotion.
Parfois, ses yeux deviennent humides à l’évocation de ce qu’elle a vécu dans une telle solitude, un isolement. Elle est fière d’elle et digne d’admiration comme beaucoup de femmes qui ont vécu cet arrachement.

Texte d’Eugénie Poret Czorny, extrait de l’ouvrage “D’une rive à l’autre” publié en 2005 à l’initiative du Centre Communal d’Action Sociale de la Ville de Besançon.

Maroc

Vesoul, France

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