Le capitaine 217 : témoignage anonyme d’un jeune homme de 28 ans du Yémen

Dans les yeux et le sourire du Capitaine 217 on retrouve l’éclat d’une ‘Arabia felix’ – Arabie heureuse. C’était aux temps des Grecs et des Romains, l’Arabie du sud, actuel Yémen. On sent le parfum des oranges, de myrrhe, des grenades, du café. Même quand il parle de sa traversée de la Méditerranée, dont sa famille ne sait rien, il garde le sourire et un humour particulier. Sans doute, par pudeur aussi. Nous avons voyagé avec lui à travers des images et des sons. La cuisine yéménite, longue à préparer, mais la lueur dans les yeux du capitaine nous donne envie d’essayer, au moins d’y goûter. D’écouter aussi, le chant de Sanaa, « avec des textes d’une poésie rare et connue », dit-il. Le Yémen nous paraît plus près et on aimerait oublier le présent de la guerre.

J’ai quitté le Yémen fin mai 2015, en pleine guerre
Je suis parti tout seul, j’ai laissé toute la famille, ma femme y compris. Je suis pourchassé par le gouvernement depuis longtemps parce que nous luttions contre la corruption en organisant des actions réclamant des droits et des libertés. Plusieurs membres de ma famille large sont morts dans les manifestations. Le Yémen est en pleine confusion, c’est invivable.
Avant de quitter mon pays, j’étais en Egypte, pendant 7 ans, où je faisais des études d’ingénieur en informatique (5 ans), suite à quoi j’ai trouvé un travail temporaire (2 ans).

Les passeurs nous ont transportés dans un bâteau
Les passeurs soudanais (en coopération avec certains passeurs yéménites) nous ont transportés dans un bateau de transport d’animaux, du port d’Aden au Yémen à Port-Soudan, au Soudan.  Ils nous ont enfermés dans une ferme plusieurs jours jusqu’à ce qu’on ait pu partir pour la capitale soudanaise Khartoum. Cinq jours de voyage en mer entre le Yémen et le Soudan et d’Aden à Khartoum 20 jours environ.
Les passeurs nous ont amenés ensuite vers une zone frontalière entre le Soudan et l’Egypte, et puis, ils nous ont fait entrer à Assouan (la ville égyptienne aux frontières avec le Soudan), de façon illégale. Et puis, comme je connais très bien l’Egypte, je me suis débrouillé tout seul. Je suis resté en Egypte encore 10 mois. J’ai travaillé au noir, sans papiers en attendant de pouvoir partir. Le moment venu, on nous a embarqués. On a passé 8 jours d’appartement en appartement, dans des lieux vides, dans des grands camions, les 2 derniers jours dans un bus qui faisait des tours pour camoufler notre attente. Enfin la mer, un lieu désertique, dans les dunes. Ils nous ont fait embarquer très vite dans trois petits bateaux. A 15 mètres de la rive, (un des 3 bateaux s’est renversé). Ceux qui ne savaient pas nager se sont noyés. On n’avait pas le temps de les sauver tellement c’était rapide. Mon gilet de sauvetage, je l’ai racheté 3 fois. Il y en avait si peu.

D’Alexandrie à l’Italie
Je voulais aller en France et notamment à Besançon. Je l’ai choisie pour trois raisons : j’ai appris que c’est une ville très calme, deuxièmement, des amis à Nice m’ont dit que les démarches administratives dans les petites villes sont plus simples et j’avais des amis à Besançon.
Je suis donc parti d’Alexandrie (en Egypte) jusqu’à Tarente (en Italie). Nous avons changé de bateaux trois fois en mer. Au départ ils nous ont mis dans de petits bateaux, et puis dans des bateaux plus grands et finalement dans des bateaux encore plus grands, 12 mètres de longueur environ. Dans ce dernier, nous étions plus de 300 personnes.

La vie dans le bateau
Le fait de changer de bateau nous faisait vraiment peur, notamment le premier jour, d’autant plus qu’il y avait au moins deux mètres de différence de hauteur entre deux bateaux. Les jours suivants, la mer était calme, pas de vagues, mais le quatrième jour, il y avait une tempête et la mer était très agitée. C’était comme dans des films.
Les passeurs égyptiens étaient très durs, agressifs, ils nous insultaient avec des mots grossiers, ils nous traitaient très mal à tel point qu’ils étaient capables de jeter dans la mer toute personne qui s’opposait à eux. Ce qui nous était fermement interdit, c’est l’utilisation de téléphone portable de peur qu’on informe les autorités concernées.

Il y a eu des morts
Les passeurs n’ont jeté personne, mais 15 personnes environ sont mortes. Le premier jour où on montait dans les petits bateaux, les gens se bousculaient si bien qu’un des bateaux s’est renversé et ceux qui ne savaient pas nager se sont noyés. Lors de la tempête pendant le quatrième jour, le bateau était secoué fortement jusqu’au 80 degrés. Nous voyions des choses qui tombaient dans l’eau, mais nous ne savions pas vraiment si c’étaient des êtres humains ou des valises.
Durant le quatrième jour, j’avais la conviction que notre mort était certaine et mon dernier souhait était de boire une gorgée d’eau. Il n’y avait que du pain sec à manger. Aussi, les passeurs distribuaient chaque jour un petit verre d’eau à chacun d’entre nous pour que l’on puisse survivre. On le buvait à plusieurs reprises. On avait tellement soif ! Alors que j’avais payé 3000 dollars pour le trajet d’Alexandrie jusqu’en Italie.

Je suis resté en Italie seulement trois jours. J’ai passé un seul jour au port, le temps que les autorités italiennes prennent nos empreintes, puis, je suis parti seul : Milan, Vintimille, Nice, Marseille, Dijon, et finalement Besançon. Une fois sorti de la mer j’ai été si soulagé, j’avais oublié tout ce qui m’était arrivé.

Le capitaine 217
Avant que les autorités italiennes nous arrêtent dans la mer, elles avaient filmé et pris en photos tout ceux étant à bord. Quand nous sommes arrivés au port en Italie, les autorités italiennes m’ont apporté une photo de moi pendant que je sortais du cabinet du pilotage, et puis ils elles m’ont interrogé durant deux heures, pensant que j’étais le capitaine du bateau. Mais heureusement j’ai pu les convaincre que je cherchais de l’eau et c’était vrai. Mais ils l’avaient cru d’autant plus facilement que j’avais une petite barbe et je portais un chapeau, comme un capitaine (sourire) Chaque personne avait un numéro, le mien était 217.
Normalement avec chaque bateau qui arrive, il y a un équipage.  Il y avait quatre passeurs avec nous, mais on ne savait pas vraiment qui étaient les passeurs. Et quand ils m’ont montré ma photo dans le cabinet de pilotage, ils m’ont dit « c’est toi », mais j’ai pu les convaincre que j’étais étudiant et que je travaillais : pourquoi alors travailler comme passeur ?

Une nouvelle vie à Besançon
Je me sens bien ici  parce que je me sens en sécurité et en pleine liberté, à part quelques inquiétudes concernant mes démarches administratives et mes papiers. Je n’ai pas eu de résidence d’Adoma ni de Bada (Note DA : agence immobilière pour les réfugiés). Mais j’habite chez un ami. J’entends souvent les gens dire « s’il vous plaît » pendant leurs conversations. J’aime le prononcer. Mais je ne parle pas encore le français. Je suis des cours à la Croix Rouge depuis 3 mois, mais ce n’est pas beaucoup, 2 heures par semaine.
A Besançon j’aime la neige, c’est la première fois que je la vois dans toute ma vie et je joue avec. Je sors le matin et je rentre le soir, je prends des photos de paysage, des rues enneigées….

La France je l’ai imaginée telle que je la vois maintenant, mais j’avais imaginé que je pouvais avoir mes papiers rapidement. Je me suis renseigné avant de venir, et j’ai vu que la France figure parmi les pays où l’obtention des papiers est facile. En plus, en France, on offre plus de services aux réfugiés comme la sécurité sociale par exemple. J’aimerais bien avoir mes papiers afin de pouvoir poursuivre mes études supérieures en master dans le domaine de l’ingénierie en logiciels et pour faire venir ma femme. Ce qui me manque le plus c’est ma famille, ma mère, le pays, la cuisine. L’endroit que je préfère est l’ile de Socotra.

Le Yémen c’était l’Arabie heureuse 
On l’appelle l’Arabie heureuse parce qu’on fait beaucoup de blagues, on plaisante tout le temps. Il y a très longtemps, à l’époque des grandes civilisations au Yémen, les habitants avaient une vie sereine en raison de la richesse qu’ils avaient. On a gardé cet esprit. Je viens du sud du Yémen, les gens là-bas sont très simples. 70% des habitants du Yémen vivent dans la campagne. Ils sont 18 millions d’habitants sur l’ensemble de la population. Ces gens-là sont très simples et spontanés dans leur vie quotidienne et plus sympas que ceux qui habitent dans les villes. Avant les paysans étaient heureux parce qu’ils avaient tout ce dont ils avaient besoin pour une vie simple, alors qu’aujourd’hui ils sont les plus touchés par la guerre. Leurs champs agricoles sont  ravagés, les prix sont de plus en plus élevés et ils sont toujours sous embargo.

La vieille ville de Sanaa


Entretien recueilli et retranscrit par Douchka Anderson et traduit de l’arabe par Ahmed Alustath, février 2017.

Yémen

Besançon, France

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