Témoignage d’un maçon venu de Turquie en 1974

Un maçon, venu de Turquie, retrace l’ensemble de son itinéraire, depuis le verger d’abricotiers hérité de son père, dans les environs de Malatya, sa ville d’origine, jusqu’à son installation à Besançon.


Nous sommes assis de part et d’autre du thé que nous sert la fille de monsieur. Elle est là pour faire la traduction. Au dessus du canapé se côtoient les drapeaux turcs et français autour d’une carte de la Turquie.
Je m’adresse donc à monsieur et je précise quand il s’agit de sa fille

La Turquie

Vous pouvez me montrer où vous habitiez en Turquie ?

C’est une grande ville Malatya. Il y a un président qui venait de là-bas. Le deuxième président ; Un grand président. A Malatya, il y a beaucoup de cultures. C’est connu comme une région agricole où il y a beaucoup d’abricots.

Il y a combien d’habitants ?

900 000, beaucoup plus qu’à Besançon.

Où vous habitiez, c’était une maison ?

Ce n’était pas dans la ville. C’était à côté. Dans la maison de mon père.

Vous aviez des cultures, des animaux ?

Oui oui. Mon père avait 900 ares de terrain. Il y avait des animaux. On a partagé entre les trois garçons : 300 ares chacun. Avec les abricots, cela me rapporte environ 3 000 euros par an, mais ça dépend. Une fois que les abricots sont vendus je ramène l’argent ici en France.

Quand vous êtes parti du village, vous aviez quel âge ?

Après avoir fini l’école, je me suis marié. Un an après mon mariage, en 1968, je suis parti faire le service militaire. Je suis parti à 21 ans pour deux ans, c’est obligatoire, puis je suis revenu à la maison en 1970. Et un mois après, j’ai réussi un concours et je suis parti travailler comme fonctionnaire à Adana qui est une plus grande ville. Je fabriquais des bibliothèques pour un lycée professionnel.


Départ pour la France

Après, je me suis inscrit pour venir en Europe. J’ai eu une réponse quinze jours après qui me convoquait à un test pour pouvoir venir en France. Après, je suis allé à Istanbul pour faire un test avec deux architectes, un turc et un français, pour vérifier ce que je savais faire.

Quel était votre état d’esprit à ce moment-là, qu’est-ce qui vous motivait à venir en France ?

Je me rappelais de ce qu’on nous disait à l’école primaire, la maîtresse nous disait que les Français étaient parmi les peuples les plus courtois, les plus honnêtes, les plus gentils. Que les hommes et les femmes étaient tous gentils. Depuis ce moment-là, c’était rentré dans ma tête. Donc je me suis inscrit et quinze jours après, j’ai été pris. J’ai eu la réponse pour venir en France, c’était en 1974.

Comment vous êtes arrivé, en avion, voiture ?

En train. Juste après avoir réussi le test avec les architectes, il y avait un examen médical. On nous a tout regardé, de l’intérieur à l’extérieur. Même les ongles du pied, tout ! Et puis après, ils nous ont donné des papiers et de l’argent. Ils nous ont acheté les billets. C’était un patron de Lure qui payait tout.

En France, vous arrivez où ?

À Lure. Et puis on a été distribués : vous, vous partez à Paris, vous vous partez sur différents endroits. On était trente personnes. Il y avait un traducteur qui nous parlait en turc. Moi, j’ai été envoyé à Mulhouse pour six mois, puis un an à Belfort, un an à Luxeuil, puis à Vesoul avec des allers-retours sur Besançon et Dijon. Je me déplaçais suivant les chantiers. Après avoir travaillé trois ans, en 1976, j’ai pu faire venir ma femme.


Conditions d’accueil

Vous êtes venu seul, au départ il n’y avait que des hommes ?

Pas de femmes. Que des hommes.

Vous aviez quoi comme bagages ?

Des habits pour me changer. C’est tout. Un peu d’argent que nous avait donné le patron pour acheter à manger. On était dans des baraques qui faisaient neuf mètres carrés pour quatre personnes. Des baraques qui étaient à côté des chantiers. Neuf mètres carrés pour quatre personnes pour manger, dormir. On avait des lits superposés : une personne en bas, une personne en haut ; ça fait quatre personnes pour manger et dormir.

Et pour se laver ?

À l’extérieur il y avait une autre baraque, mais on ne pouvait pas bien prendre notre douche. Les toilettes aussi étaient l’extérieur. Pas propres non plus.

C’est une période qui était dure, où il y a de bons souvenirs ?

Pour moi, tout est bien. Ce sont de bons souvenirs. Cela m’a permis de connaître beaucoup de personnes. Et grâce à ça, j’ai pu élever mes enfants ici. Ce que j’avais lu dans les livres quand j’étais petit, c’était vrai. Je n’ai pas rencontré de mauvaises personnes. Par contre, j’ai souffert pour élever mes enfants, pour les faire grandir. Ma femme et moi on a souffert pour les enfants.

C’est ça qui vous a permis de continuer pour votre femme et vos enfants ?

Surtout pour les enfants. Des fois on ne mangeait pas ou alors beaucoup de patates, des patates… On se privait pour les enfants. En France, les gens vivent beaucoup pour eux-mêmes, mais moi je vis pour mes enfants.

Les gens qui vivaient avec vous dans les baraques c’était aussi des Turcs ?

Oui. C’était des Turcs.

De la même région que vous ?

Non, on venait un petit peu de partout en Turquie.

Quand vous êtes arrivés, vous pensiez rester longtemps ?

J’étais fonctionnaire à Adana. Je travaillais, j’ai acheté une maison. Et quand j’ai commencé à construire, je me suis endetté. C’est pour cela que j’ai postulé pour travailler en France. Je me suis dis : en travaillant deux ans en France, je paye mes dettes et retourne en Turquie pour reprendre mon travail et y vivre. Une fois que je suis arrivé ici, je n’ai pas pu retourner. Surtout maintenant, je ne pourrai plus retourner. Les enfants sont nés ici, ils ont la nationalité française. Moi, j’aime beaucoup la France. Pourquoi retourner ? Non. Mon pays est ici, c’est tout.


Le travail

Maçon c’est un travail qui est dur et qui était encore plus dur avant, il n’y avait pas autant de machines sur les chantiers… Très dur. Tout était en construction en France. Après d’un seul coup cela s’est bien amélioré. Avant, la ville d’où je venais, c’était plus beau qu’en France. Comme on a bien travaillé, on a beaucoup rattrapé le retard.

Vous ne vouliez pas que vos fils fassent un travail de maçon ?

Non. C’est un métier très dur. Je voulais que mes enfants travaillent dans un métier où ils sont tranquilles. Les enfants des autres maçons faisaient maçons aussi, moi, j’ai réfléchi, j’ai dit : mes enfants, il faut qu’ils étudient.

C’est quoi qui est dur ?

On travaille sous la pluie. Tout le temps, on porte des choses lourdes, plus de 25 kg. Pas que pour mes enfants, mais je voudrais que tout le monde travaille dans des métiers plus faciles pour le corps. Que tout le monde mange, dorme, vive bien.

Mais il faut bien des maçons pour construire…

Bien sûr. Bien sûr. Mais si tout le monde est maçon, il n’y aura plus de professeurs ! (Nous rions ensemble). Tous mes enfants ont fait des études différentes : un psychologue, un juriste, un qui a fait médecine…

Quand vous étiez en Turquie, vous étiez fonctionnaire, on imagine un travail à l’abri dans un bureau, avec des collègues, des relations… après vous êtes dans un travail qui est moins prestigieux, moins reconnu…

Oui. Mais je m’étais endetté. C’était très difficile, mais j’ai accepté la situation. À l’époque le gouvernement turc n’était pas honnête : toujours voler, toujours voler, toujours voler.

Vous vous souvenez d’une journée en particulier sur le chantier…

Une fois, il fallait qu’on termine un chantier jusqu’à une heure, une heure et demie du matin. Et ma femme à l’époque, elle ne savait pas bien parler le français et elle est partie à la police avec un autre Turc, et la police me cherchait. Elle ne savait pas où je travaillais. Quand je suis rentré à la maison, j’ai vu ma femme qui pleurait !
À Vesoul, une fois, je suis arrivé à deux heures du matin sur le chantier. Je n’avais pas d’heure et ma femme m’avait réveillé, quand je suis arrivé il n’y avait personne c’était trop tôt.

Les chantiers où vous avez travaillé à Besançon c’était où ?

Le grand bâtiment de Fontaine Écu. Des logements HLM. Et un grand bâtiment aussi à côté du Lidl. Aussi Palente, surtout des bâtiments. À un moment, je me suis mis à mon compte, pour Conforama et puis pour faire des petites maisons. J’étais mon patron, je travaillais avec mon fils et mon gendre. Maintenant, le gendre travaille pour Locatelli, il a des responsabilités de chef, mais c’est moi qui lui ai appris le travail.


Les enfants

Donc il y a un fils qui est maçon…

Il l’était, mais il a arrêté. Il ne travaille plus dans la maçonnerie pour l’instant. C’est moi qui lui ai appris le métier. C’est le seul qui n’a pas étudié.

Alors vous avez combien d’enfants en tout ?

En tout huit enfants. Il y en a un qui n’a pas fait d’étude et y en a une qui a fait des études en Turquie et qui est venue plus tard. Elle est venue au milieu de son parcours scolaire et elle a déjà dû apprendre le français. C’est l’aînée de la famille.

C’est très rare pour quelqu’un qui est ouvrier, maçon, d’avoir autant d’enfants qui font des études supérieures ?

Oui à Besançon, dans les enfants de maçons, y en a pas beaucoup qui vont à l’université. Toujours ils sont maçons ou vont à l’usine. Moi, je n’ai pas mangé à ma faim pour faire étudier mes enfants.

La fille : Si mon père n’était pas là, on n’aurait pas pu étudier…

Qu’est ce que ça vous fait à vous d’entendre ça ? (je m’adresse à la fille)

La fille : Il nous l’a déjà dit. Et puis je sais bien. À un moment donné, je voulais être coiffeuse et c’est mon père qui a dit non, il faut que tu ailles à l’université, que tu fasses des études. Et puis je le remercie parce que c’est mieux d’être formatrice que d’être, enfin… Oui quand on était petites, on avait des cours privés, j’ai suivi des cours de français quand j’étais petite, une enseignante venait nous aider. Il a bossé toute sa vie, il s’est serré la ceinture. C’est vrai c’était dur, je m’en rappelle quand on est arrivés à Besançon.

Le père : Quand on est arrivés, c’était vraiment difficile. À Besançon, on n’a eu aucune aide pendant huit mois, pas un centime. C’est la banque de Vesoul qui nous a aidés, on n’avait pas d’allocations familiales. Et puis après, en se renseignant, ils ont fini par nous donner les allocations familiales, mais pendant huit mois, rien. On mangeait des patates toujours des patates et du pain.


Les préjugés

Je me souviens d’une histoire. J’avais apporté les bulletins scolaires des enfants pour la nouvelle école de Besançon et on m’a accusé d’avoir trafiqué les notes. Après ils ont appelé l’école à Vesoul pour vérifier et ils ont présenté leurs excuses. Ils ne croyaient pas que mes enfants puissent avoir des bonnes notes.

Pourquoi on vous a accusé d’avoir triché, pourquoi on ne vous a pas cru ?

Après elle s’est excusée. En disant qu’ici, il n’y avait personne avec des bonnes notes comme ça, même les enfants français. J’ai dit à la directrice, vous ne me croyez pas, si vous réfléchissez un petit peu, demandez à Vesoul et comparez les notes, là vous allez vous en rendre compte. Et puis là, elle s’est excusée.
Il s’est passé une autre chose à Vesoul pour le prénom de mon fils. Au début, Je voulais l’appeler Muhammet, puis après j’ai voulu l’appeler Muhammet-Ali. À la mairie, ils m’ont dit d’aller voir le procureur pour modifier. Et puis, on m’a accusé, en me disant : est-ce que tu as demandé l’autorisation au boxeur pour copier son nom ? Alors j’ai répondu : Attendez, en Turquie y a la moitié des Turcs qui s’appellent Muhammet-Ali. Ils ont rien compris du tout. On s’est disputé, ils m’ont dit qu’ils allaient m’envoyer en prison. Alors j’ai dit, si vous ne me croyez pas, appelez le consulat, et vous allez voir que vous vous trompez. Il a appelé le consulat, le consulat a appelé Paris. Et après il a dit toi, si tu veux, tu peux porter plainte, mais il s’est excusé. En plus, c’est quelqu’un qui a étudié, c’est un procureur. Mais il faut bien savoir les choses avant de prendre une décision.

Vous m’avez dit au début que les hommes et les femmes étaient tous gentils et là, vous ne dites pas ils ne sont pas gentils, vous dites ils ne connaissent pas…

Oui. Mais le procureur s’est excusé après. Et à l’école aussi, ils se sont excusés. Donc, c’est bon. C’est ici que je mange mon pain. S’il y a une guerre, je serais prêt à partir pour me battre pour la France, même contre la Turquie. Même dans le Coran c’est écrit : « Là où tu manges ton pain tu sers cet endroit. » Je mange ici, l’argent je l’ai fait ici, mon pays c’est la France maintenant.

Et comment vous arriviez à vous expliquer ? Par rapport à la langue, c’est difficile quand il faut défendre quelque chose…

Il y avait mon fils. L’aîné de la famille était souvent avec moi. Il a eu tellement peur devant le procureur qu’il a fait pipi dans son pantalon. Et il pleurait en plus. Ah oui, parce qu’en plus il disait : « je vais vous envoyer en prison ». Il a eu peur, je sais plus quel âge il avait, il était jeune.


Deux fois plus riches avec deux drapeaux

Je peux poser une question difficile… quand vous ne serez plus là vous voulez être enterré où ?

En Turquie. Pourquoi ? Je vais essayer d’expliquer. Tout le monde a sa religion. Si c’était vous dans cette position, vous voudriez être enterré où ?

C’est pour la religion que vous voulez être enterré…

Non. Ce n’est pas pour la religion. Quand on est enterré là bas, y a des imams qui prient pour les personnes qui sont enterrées même s’ils ne les connaissent pas. Tandis qu’ici personne ne prie, ne prend soin des morts. Les Turcs qui sont ici donnent de l’argent chaque année pour toute la famille. Pour que tous les morts soient respectés.

(À la fille ) : Qu’est-ce que vous en pensez que votre papa veuille être enterré en Turquie ?

Moi, en fait, je veux la même chose aussi. Moi, ce n’est pas pour la même raison. C’est pour être auprès de mes parents. Je suis née en France mais moi c’est pour être auprès de mes parents. Je l’ai même dit à mon conjoint. Lui, ça le dérange un peu… (son conjoint est Français de parents français)

Vos enfants vous ont beaucoup aidé aussi, pour traduire, pour les papiers…

Ce n’est pas moi qui fais les papiers administratifs, c’est les enfants. Moi ce que je sais en turc, mes enfants ne le savent pas. Mais même moi, j’ai beaucoup perdu, il y a des choses que je ne peux plus expliquer.

(À la fille ) : Et vous, c’est quoi votre travail ?

Moi je suis formatrice Français Langue Etrangère.

Vous avez affaire à des gens qui parlent mal ou pas français…

Voilà. Des immigrés qui viennent d’arriver en France et donc, je leur apprends le français. Je crois que j’ai été influencée. Parce que justement, mon père il a du mal à apprendre le français et c’est vrai que c’est mon origine qui fait que…

(Au père ) : vous êtes fier de ce que fait votre fille…

Moi, j’ai élevé ma fille pour qu’elle aide les autres. Je suis fier parce que, les enfants, du moment qu’ils aident les autres, je suis très content.

Et puis, ils ont deux drapeaux (les drapeaux français et turc sont côte à côte au-dessus du canapé où sont assis le père et la fille) donc ils sont deux fois plus riches… Les autres Turcs ne le feraient pas. Mais moi je le fais. Comme je l’ai dit, c’est où je vis, je mange, c’est là que je sers. C’est normal que j’aime mon pays. Qui m’a donné à manger, du travail. Si je ne l’aimais pas, je ne serais pas un être humain.

Propos recueillis le 31 octobre 2008 par Samuel Mesnier, « cueilleur d’histoire » Mis en forme par G. Borin

Malatya, Turquie

Besançon, France

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