« Oran, ma ville retrouvée »

J’ai retrouvé mon agenda de l’année 1962
Deux lignes seulement, et peu de traces d’émotion, pour le jour du départ d’Algérie,  le 11 août…


Parce qu’à 12 ans, on a du mal à trouver les mots ? Parce que, partagée entre le soulagement d’avoir échappé à la mort et la tristesse du départ, on ne sait plus ce qu’on éprouve vraiment ? Parce qu’on laisse les adultes souffrir à sa place ? Je ne sais pas.

De ce pays quitté en pleine violence, me poursuivent encore aujourd’hui des images terrifiantes. Mais d’autres, magiques, m’habitent aussi. Je n’avais jamais envisagé un retour. Je considérais l’Algérie comme un pays à jamais interdit. J’acceptais qu’elle devienne mythique.

Mais depuis la mort des deux dernières personnes de ma famille, ma mère et ma tante, le désir est venu, irrésistible, de revoir Oran, de rechercher là-bas des traces des disparus, de confronter l’Algérie dont je me souvenais à l’Algérie actuelle.


Aéroports

25 décembre 2002
Ce voyage de retour est encore irréel.
Je distingue à peine l’avion.

Je pars vers un pays dont je ne sais presque rien. Dans les médias, seulement des annonces brutales de massacres. Chez les éditeurs, aucun guide. Sur Internet, seulement des sites de pieds-noirs nostalgiques. Je n’ai pu trouver qu’un plan d’Oran des années 50.

Je n’ai que des images anciennes en tête. Je vais les confronter à la réalité.
Je suis partagée entre la peur, et l’impatience de découvrir ce pays étranger, inconnu, qui autrefois a été un peu le mien.
Nous venons d’atterrir. Pas d’applaudissements comme lors des atterrissages en Afrique. J’aurais bien aimé pourtant.
On nous questionne lors des différents contrôles :
A quelle société, à quelle compagnie appartenons-nous ?
Que venons-nous faire en Algérie ?
J’hésite… du tourisme ?
La réponse déconcerte.

Elle ne me satisfait pas non plus.


Rue d’arzew

Au bout de cette rue, la place des Victoires, où habitaient mes grands-parents. Le premier lieu que j’ai retrouvé à Oran. J’ai marché, le cœur serré. Et j’ai retrouvé l’immeuble. Tel que mes souvenirs l’avaient fixé.

Cette rue souvent envahie par les cortèges bruyants des manifestations des partisans de l’Algérie française, arrosée par les CRS de gaz lacrymogènes qui nous piquaient les yeux au sixième étage, je l’avais vue aussi le 5 juillet 62 depuis le balcon, déserte, inquiétante. Et soudain, j’avais aperçu une voiture noire d’où dépassaient des fusils, pointés en l’air : « Rentrez ! » avaient hurlé des voix menaçantes. Et ensuite, un après-midi d’horreur. Des groupes d’Algériens déchaînés avaient vidé les appartements des habitants, qu’ils poussaient dans des camions, ou exécutaient sur place. Affolés, derrière les volets fermés, nous entendions les claquements des coups de feu, les gémissements de blessés, les appels à l’aide. Mon grand-père et mon père, dans le hall d’entrée, leurs papiers d’identité dans la poche,  s’attendaient aussi à être emmenés.

Et j’ai retrouvé une rue paisible, illuminée, une foule bienveillante. « Soyez les bienvenues », nous disaient souvent les passants qui nous frôlaient.

J’ai essayé de m’imprégner de cette ambiance de fête. Pour que désormais la rue d’Arzew – rue Larbi Ben M’hidi – ne soit plus une image terrifiante dans mes souvenirs.


Front de mer

Promenade rituelle, le boulevard du Front de Mer. En poussette, en trottinette, à pied. Les parents observaient la mer, les grands-parents, assis sur les bancs, surveillaient les enfants.

Il n’y avait qu’un petit bout d’avenue à prendre, et on était arrivés. J’ai aussitôt retrouvé ce lieu. Je ne me souvenais pas qu’on voyait aussi bien le port. Sur la jetée, plus de trace de l’inscription « Algérie française », écrite en lettres noires, gigantesques. Le boulevard a été prolongé.

L’immense carcasse d’un hôtel de 25 étages, projet jamais achevé, gêne la vue sur Santa Cruz. Mais j’ai reconnu la rambarde. Les pavés, les bancs, et, malgré la couche de peinture, les arbres. Je me suis approchée d’un vieux monsieur, j’ai failli lui parler. Je ne l’ai pas fait


La nouvelle bibliothèque universitaire

Sur les marches de la cathédrales, la famille endimanchée exhibe le nouveau né. Dans l’album familial, onze photos presque semblables. Seules les légendes permettent de savoir qu’il s’agit de baptêmes différents.

Je monte les marches et découvre à l’intérieur une magnifique bibliothèque inondée d’une lumière irréelle, filtrée par les vitraux. Des étudiants studieux lèvent la tête de leurs livres. On me propose de photographier. Je ne veux pas. Je marche le plus silencieusement possible, éblouie, recueillie.


Cimetière tamashouet

Les bruits les plus fous avaient couru. Les tombes auraient été profanées, sauvagement. Mes parents ont toujours vécu avec ces images horribles en tête. Fausses.

Je trouve un lieu protégé, surveillé. Un gardien consciencieux m’autorise la visite, et m’ouvre la porte. Les tombes n’ont pas été touchées. Seules les années se sont acharnées sur elles. Calme étrange, sensation d’être hors du temps. Pendant que j’essaie de déchiffrer des noms à demi-effacés, sur des tombes que les mauvaises herbes envahissent, le gardien et un petit garçon passent dans les allées, des outils d’entretien à la main. Ils me proposent de rechercher les tombes de mes arrière-grands-parents. J’écris leurs noms sur un petit bout de papier.  Et puis, je réfléchis, et leur dis que non, ce n’est pas la peine. Il me suffit de savoir qu’ils sont là, dans cet endroit étonnamment préservé, sur cette terre pour laquelle ils avaient quitté l’Espagne, la Lorraine, la Normandie. Leur installation en Algérie était-elle un véritable choix ?

C’est un peu une page d’histoire que je lis, celle d’une époque de colonisation dans laquelle les gens enterrés ici ont été des acteurs, malgré eux. Mes grands-parents, mes parents, sont enterrés loin d’ici, dans un pays qu’ils n’ont pas choisi. Je vais rarement sur leurs tombes. Ils sont dans ma mémoire. Aujourd’hui à Oran je les revois vivants.


Vestige de la france

« De Gaulle c’est mon père. Je l’aime. Il a tout fait ici… le goudron… tout ! Regardez comme c’est beau » Des jeunes qui passent nous demandent de ne pas prêter attention au délire du vieil  homme. Nous le croiserons plusieurs fois dans la ville accompagné d’un enfant, toujours délirant : « Regardez, j’ai du pain français. De Gaulle, c’est mon père. Il a tout fait ici ! le goudron … »

De Gaulle et le goudron …

Chez nous c’était De Gaulle et le « Je vous ai compris ».

Mohammed, un combattant du FLN rencontré quelques jours plus tôt soumis autrefois à la torture, ne nous a pas parlé de De Gaulle. Qu’aurait-il pu dire ? De Gaulle et l’électricité ?

Mais cela, le vieil homme le dit aussi : « De Gaulle c’est mon père. Je l’aime. Il a tout fait ici… le goudron, le carrelage, l’électricité ! »


54 rue Philippe

Le jeune garçon s’étonne en me voyant photographier. Hélène Cixous a passé son enfance ici. Je descends la rue, m’arrête un moment pour relire quelques passages de sa nouvelle. Ses mots me touchent encore plus aujourd’hui, sur les lieux même qu’elle décrit. Je traverse la rue, distraite. Une mobylette me frôle tandis que des cris d’avertissement s’élèvent autour de moi. Si j’avais été renversée, m’aurait-on emmenée à l’hôpital Baudens, où travaillait ma mère ?

Je remonte la rue, cherche l’emplacement de l’ancien magasin de sa tante. Oui, il devait se situer à cet angle. Comment s’appelait-il ? Je parcours le texte… « Aux deux mondes ». Je cherche des traces de ce nom, scrute les murs, plus rien.

Hélène Cixous est-elle revenue, elle aussi ?


Marché et galeries

Je venais souvent marché Michelet avec mon grand-père. Timidement, je tendais la main pour accepter une clémentine, quelques dates, qu’ici et là on m’offrait. Je portais fièrement le panier, furieuse quand je devais le céder à un autre enfant donc c’était le tour. Je me rappelle ma honte, le jour où j’avais écrasé les figues destinées à ma grand-mère sous les pommes de terre. Le jus qui gouttait sur le trottoir m’avait trahie.

Les anciennes Galeries de France. Magasin luxueux où ma tante m’avait traînée pour m’acheter mon premier soutien-gorge. J’avais très mal vécu ce moment, et trouvé bien handicapant ce harnachement dont on m’avait affublée.
Dans ce magasin, dont les étages inférieurs ont été transformés en une sorte de souk, nous achetons des foulards. Pour offrir.


Accueil

Depuis l’agression dont nous avions été victimes dans notre maison la nuit du 14 juillet 1962, nous trouvions refuge tous les soirs dans un appartement du centre-ville quitté à la hâte par ses occupants. Sur l’égouttoir, une vaisselle n’en finissait pas de sécher. Partout, les signes d’un départ précipité. Avant de retrouver les lits où avaient dormi des gens dont le drame nous était inconnu, où nous avions du mal à trouver le sommeil, nous nous réunissions avec les habitants de l’immeuble ; ils faisaient tout leur possible pour nous apporter chaleur et réconfort. Que leur avaient dit mes parents ? Savaient-ils, devinaient-ils ce que ma mère venait de subir ? Nous, nous ne mettions pas encore de mot sur cette violence. Elle a attendu les derniers mois de sa vie, en maison de retraite pour enfin dire le viol. A des malades délirants qui ne pouvaient pas l’entendre. C’est seulement à ce moment que j’ai compris. Si tard. Trop tard.

Aujourd’hui, c’est une famille algérienne qui m’accueille. Fraternelle. Le couscous est savoureux. Le lait caillé aussi. Je ne peux pas le dire à la dame qui l’a cuisiné. Je ne parle pas arabe, elle ne parle pas français. Elle saisit un morceau de courgette, me dit le mot en arabe, me le fait répéter. Puis une carotte …

Je me revois, enfant assise par terre, à côté de la femme de ménage de ma mère.  Elle me faisait patiemment répéter les noms des légumes qu’elle épluchait. Mais les mots se sont perdus. Seul son prénom me revient à la mémoire. Lamria.

Dans la cour du lycée, les petites copines algériennes s’amusaient à me faire répéter des mots en arabe, sans m’en donner la traduction. J’aimais ce jeu: il déclenchait chez elles un fou rire qu’elles étouffaient difficilement au moment de rentrer en classe. Et moi, j’étais fière de prononcer des mots sans doute interdits. Je n’étais plus la sage petite Française. Je devenais leur complice.

Frustration de n’avoir qu’une ébauche d’échange avec cette famille. J’ai habité dans ce pays, j’en ignore la langue. Malgré tout, peu à peu, un dialogue étrange s’établit. Des sourires, des gestes nous rapprochent. Je regrette que ma mère n’ait pas vécu ces moments de partage, pour pouvoir, peut-être, mourir réconciliée, apaisée.


Centre de torture

Un écriteau sur le mur : « Maison de la presse ». Aucune activité à l’intérieur, aucune trace de presse. Un passant s’arrête pour nous dire que l’armée française avait installé là un centre de torture. C’est ce que précisent sans doute ces quelques mots en arabe sur un autre écriteau.

Enfant, j’ai participé aux concerts de cris « Algérie française », « OAS vaincra » ; j’ai écrit ces trois lettres sur les tables de classe. Je ne pourrais pas dater précisément ma prise de conscience de ce qu’avait été véritablement cette guerre. Peu à peu, il est devenu évident que, malgré les violences subies, et les difficultés de l’exil, le véritable drame était celui des Algériens, colonisés, et réprimés avec la plus grande sauvagerie dans leur combat pour l’indépendance.

Très vite nous n’avons plus pu évoquer l’Algérie avec nos parents : leur nostalgie se transformait en rengaine sur ce pays qui nous avait été arraché injustement. Défendre le point de vue des Algériens était interprété comme une volonté d’effacer ce qui nous était arrivé.

Immobile sur le trottoir, j’ai mal. Pour ma mère, victime d’une violence intolérable. Pour les Algériens torturés, massacrés, niés.


Rencontres

A gauche, Mohammed. Au mur, sa photo, quand il combattait dans les rangs du FLN. Arrêté, torturé par l’armée française. Ongles des pieds et des mains arrachés à la pince. Gégène. Balle dans la jambe. Condamné à mort, il a pu s’enfuir. Il nous propose de nous installer chez lui:  » Hôtel gratuit ». Il me prend les mains et les serre dans les siennes. « Vous êtes ici chez vous ».

A droite, Mohammed, son petit-fils. A l’aéroport, où il a tenu à nous accompagner, il se tord les main sur la poitrine : il a le coeur serré de nous voir partir. Il organisera nos prochaines vacances en Algérie. Nous nous installerons chez lui. Nous irons à la plage avec lui manger des steaks grillés, sur le sable. Il balbutie d’autres promesses pendant que nous le quittons. Nous ne le connaissons que depuis quelques jours. A l’aéroport de Lyon, assise à côté de nous, une Algérienne attendait un ami d’Oran. Inquiète de nous voir partir dans une ville où nous ne connaissions personne, elle nous avait donné le numéro de téléphone de son mari, encore à Oran. Il ne fallait pas hésiter à appeler, si nous avions besoin de quelque chose. Le lendemain de notre arrivée, Mohammed s’est présenté à notre hôtel. Sa femme lui avait communiqué le nom. Il est passé régulièrement pour s’assurer que nous allions bien. S’est proposé comme guide, comme chauffeur. Nous a invitées dans sa famille. M’a aidée à retrouver certains lieux. Sans jamais rien accepter en retour. Nous étions ses soeurs.


1954-1962

Je lis le nom de cette place à l’envers, je remonte l’histoire. J’ai vécu cette période de violence en partageant la peur d’une communauté. La fin de la guerre nous a jetés en exil, dans une terre étrangère. Pour moi aussi, enfant, 1962 a été la date d’une défaite. Il m’a fallu grandir pour me libérer de ce point de vue et reconnaître que cette guerre était une guerre de libération.

Ma tante avait pris cette photo d’un attentat FLN. Je l’ai retrouvée dans son album, avec la légende : l’œuvre de nos « chers frères. » Je repense à l’Affiche Rouge.


Départ

Août 62. Les côtes d’Algérie s’éloignaient, s’apprêtaient  à devenir une image douloureuse dans notre souvenir. Mes grands-parents, mes parents, ma tante sont morts sans avoir revu ce pays qui les hantait. Mais, dans le délire des derniers moments de leur vie, ils ont souvent cru être de nouveau chez eux, à Oran. Sur le cercueil de ma mère, j’ai jeté un peu de la terre d’Algérie qu’elle conservait dans un sac en plastique au fond d’un tiroir. Elle avait fait le même geste d’abord sur le cercueil de ses parents, puis sur celui de mon père.

Janvier 2003. Aéroport d’Oran. L’avion arrive de Marseille. Il va nous ramener à Lyon. Les passagers sortent. On débarque les bagages. Trois cercueils passent devant nous. Eux aussi reviennent dans leur pays natal. Trop tard.
Je repars. J’ai arpenté les rues. Bien-être. Douceur. J’ai retrouvé de multiples traces. D’anciens lieux de vie, de travail, de plaisir, que d’autres continuent à occuper, à faire vivre. Je rapporte trois petites boîtes, pour partager le reste de la terre conservée par ma mère, entre mon frère, ma soeur et moi. Je suis apaisée. L’Algérie n’est plus une terre interdite. Je reviendrai.


« Ramenez-moi à Oran s’il vous plaît
rendez-moi les clés de la place des Victoires »

je me bouchais les oreilles
je m’enfuyais en courant
je ne voulais plus d’Oran
ni de parents
aujourd’hui — désormais privée d’eux —
je reviens à Oran
où ils m’attendent avec mille et une clés dorées

Contribution d’Elisabeth Trouche

Oran, Algérie

Besançon, France

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