Ma découverte du monde à 8 ans

Mon départ pour l’étranger a eu lieu dans l’année de mes 8 ans, en 1954, au mois d’avril.
A l’époque, on ne jugeait pas utile d’expliquer aux enfants ce qui allait leur arriver et j’étais séparée de mes parents depuis 6 mois, sans bien savoir pourquoi.


Au mois de novembre 1953, en effet, on m’avait fait quitter Montagnana, une ville près de Padoue en Vénétie.

Italie du Nord – villages de Montagnana et Bressanone

J’ai séjourné pendant cette période chez un frère de mon père, en Italie du Nord, dans une région appelée le Haut Adige ou le Sud Tyrol près de la frontière autrichienne. Scolarisée, j’ai été confrontée, à l’école deux fois par semaine, mais aussi dans la rue, à une autre langue : l’allemand autrichien.

Un jour d’avril, j’avais 7 ans et 9 mois, mon oncle m’a informée que le lendemain je rejoindrais ma mère et ma sœur à la gare de Vérone car nous devions retrouver mon père et mon frère en Suisse.

Je pensais à l’époque que la Vénétie et l’Italie représentaient la totalité du monde existant. J’ai appris ce jour-là qu’il y avait en tous cas un autre pays : la Suisse et au moins une autre langue : le français, en plus du vénète, de l’italien et de l’allemand. Les choses se compliquaient.

Pour calmer ma double anxiété : revoir ma mère et approcher une nouvelle langue, mon oncle n’a eu de cesse que de m’expliquer à quel point j’avais de la chance de bientôt connaître un autre pays et d’apprendre une nouvelle langue très belle. Il avait raison et je pense qu’il aimait beaucoup les enfants.

Nous sommes arrivés à la gare de Vérone tôt le matin et nous avons attendu l’arrivée de ma mère et de ma sœur. J’étais très impatiente.

Peu après leur arrivée, toutes les personnes sur le quai de la gare se sont figées et nous avons participé malgré nous à un spectacle tragique, théâtral et traumatisant.

Un groupe de bersagliers (fantassins dont le pas est la course et le couvre chef est orné de plumes de coq de bruyère) a défilé sur le quai au rythme de l’hymne national italien, portant de petites caisses rectangulaires. A mes questions on a répondu qu’il s’agissait de soldats italiens morts pendant la 2e guerre mondiale, rapatriés de Russie, dont on ignorait parfois l’identité. J’étais perplexe : comment des hommes grands pouvaient-ils tenir dans de si petites boîtes. Je n’ai résolu ce problème que bien des années plus tard.

Un homme en civil s’est évanoui. On m’a dit qu’il était submergé par le chagrin.

Le monde inconnu qui m’attendait en Suisse est indissolublement lié à cela : ces morts mystérieux, ce chagrin dévastateur, et notre présence impuissante.

Nous avons quitté mon oncle et quelques heures plus tard nous sommes arrivés au tunnel du Simplon. J’ai cru mourir. D’abord l’obscurité du tunnel qui n’en finissait pas, puis un grand viaduc emprunté par le train, à partir duquel on ne voyait le fond de la vallée, ni par la fenêtre de gauche, ni par la fenêtre de droite, ont contribué à accroître mes diverses inquiétudes, et le sentiment de danger.

A l’arrivée à La Chaux de Fonds je n’ai pas reconnu tout de suite ni mon père, en bras de chemise, ni mon frère, qui portait une veste à carreaux à « l’américaine » comme les jeunes italiens en portaient à l’époque.

Mais ils se distinguaient vraiment des autres hommes qui nous entouraient. Le sentiment de non-conformité au milieu ambiant peut commencer aussi comme cela.

Témoignage de Gigliola Borin, août 2011

Montagnana, Padoue, Italie

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